Chaîne de glace – Isabelle Lafortune

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (XYZ)
Genre :
Noir
Personnage principal :
Émile Morin, Directeur des enquêtes criminelles (SQ)

Isabelle Lafortune aime bien les gens de la Côte-Nord. Pas surprenant qu’on découvre un cadavre près de Havre-Saint-Pierre, sur le site de la centrale hydroélectrique La Romaine : un Chinois dont les lèvres ont été cousues. Dans ses vêtements, on a glissé un message incitant le monde (« bandes d’abrutis ») à se méfier de l’Empire du Milieu qui « vole et pollue la planète et notre territoire ». Ce Chinois, c’est Taï Zhan, vice-président et directeur des opérations et du marketing de la compagnie BitChain. Or, BitChain est une division de l’important conglomérat PowerChain, dont le fondateur est le père de Taï Zhan. Les rapports entre cette compagnie chinoise et Hydro-Québec ne sont pas innocents.

Le directeur des enquêtes criminelles, Émile Morin, son ami Giovanni Celani et la profileuse Camille Labelle mèneront l’enquête. Le père de Taï Zhan, Taï Lian, entouré d’hommes de main redoutables, veut aussi savoir qui a tué son fils. Il soupçonne un cadre important d’Hydro-Québec, Jonathan Dumont, avec qui son fils entretenait des relations pas très claires. Et Dumont disparaît justement. Et on le retrouve bientôt assassiné.

Pendant ce temps, Sam, l’ami de Giovanni et Émile, a été enlevé par Gary Lindman, le grand actionnaire de la Métald’Or, compagnie sur laquelle Émile avait enquêté quelques années plus tôt. Sam, Gary et Margaret, spécialiste des arts martiaux, qui avait été la garde du corps de Taï Zhan, sont réfugiés dans un bunker souterrain et suivent les événements. Sam craint pour sa vie, même s’il ne comprend pas très bien ce qu’il fait là, et c’est Gary qui semble surtout sur le point de disparaître. Émile enquête en même temps sur cette disparition.

Puis, Angelune, la fille d’Émile qui la couve comme un bébé, est en train d’organiser avec son ami Karl, un écolo radical, une manifestation à Havre-Saint-Pierre. Émile est d’autant plus inquiet que, pour lui, Karl est un faux-jeton, qu’une empreinte de bottes qu’Angelune prétend avoir égarées a été retrouvée près du corps de Taï Zhan, et qu’une bombe éclate au moment de la manifestation.

Deux éléments sont introduits, peut-être pour nous aider à y voir plus clair, peut-être pas : d’abord, les dates indiquées au début de plusieurs chapitres, et qui désignent plusieurs retours en arrière; puis, les citations et les références à Spinoza dont la compréhension n’est pas aisée. Ajoutés à plusieurs fausses pistes et à un grand nombre de personnages, ces éléments ne rendent pas la partie facile pour le lecteur.

L’auteure répète son amour pour la région et les habitants où l’action se déroule, mais le roman est moins sociologique que le précédent. On se préoccupe davantage des crimes et des recherches pour éclaircir les situations. La thématique elle-même des vols d’informations techniques et scientifiques dont est victime Hydro-Québec est bien d’actualité. Mais l’essentiel se perd dans un fatras de détails qui déroutent enquêteurs et lecteurs. Parmi ces diversions, les sombres introspections de nos enquêteurs et leurs sentiments d’hommes immatures nous empêchent d’embarquer facilement dans cette histoire.

Extrait :
L’énervement de même que l’intolérance sont des émotions qui s’entretiennent bien. C’est comme une drogue : plus on critique, plus on a envie de critiquer. Ça fait du bien sur le coup, on s’exprime, ça donne l’impression d’avoir compris le sens de l’existence, de mettre le doigt sur quelque chose, mais cette illusion ne dure qu’un moment. Je crois que c’est l’expression de quelque chose qui nous échappe et peut-être également le reflet de la déception qu’on peut éprouver par rapport à soi, sans doute rehaussée par l’inéluctable incapacité à façonner notre monde selon nos idéaux.
Je ne jetterais pas la pierre à Émile : j’étais contaminé par cette morosité aussi. Nous avons assurément besoin d’un peu plus de lumière dans nos vies et je n’étais pas exactement certain que l’accumulation de morts s’avérait une bonne thérapie.

La Romaine

Niveau de satisfaction :
3 out of 5 stars (3 / 5)

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L’un des nôtres – Larry Watson

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2013 (Let Him Go)
Date de publication française : 2022 – Gallmeister
Traduction (américain) :

Élie Robert-Nicoud
Genre :
roman noir
Personnages principaux :
George et Margaret Blackledge, parents d’un fils décédé et grands-parents d’un garçon dont ils sont séparés

Septembre 1951 dans le Dakota du Nord.
Margaret et George Blackledge ont perdu leur fils qui s’est tué en tombant de cheval. Par la même occasion ils ont vu s’éloigner leur petit-fils, la veuve de leur fils s’étant remariée avec un autre homme. Margaret soupçonne cet homme de maltraiter l’enfant. Elle décide, seule, de partir récupérer le gamin, mais elle propose quand même à son mari de l’accompagner. George accepte et les voilà partis en voiture pour le Montana où sont installés leur ancienne belle-fille et son compagnon. Arrivés sur place, à Gladstone, ils se rendent dans la famille Weboy dans laquelle leur petit-fils est accueilli. Quand ils font part de leur projet, ils se heurtent à l’opposition de Blanche Weboy qui dirige tout le clan Weboy. Ce refus n’entame pas la détermination de Margaret qui va insister et essayer de convaincre son ex-belle-fille de revenir avec son fils vivre avec elle et George. Cela va déplaire au plus haut point à la tribu Weboy et particulièrement à Blanche qui va leur faire savoir de la façon la plus brutale.

L’auteur nous présente d’abord le vieux couple des Blackledge. Margaret est une femme déterminée qui sait ce qu’elle veut. Ainsi elle prépare seule son expédition de récupération de Jimmy, leur petit-fils, car elle est persuadée qu’il est malheureux dans sa nouvelle famille. Elle prépare tout : la voiture, les provisions, les vêtements … et quand tout est prêt, alors là seulement elle demande à son mari de l’accompagner, s’il le souhaite. Mais avec lui ou seule, elle partira, c’est décidé. George est un ancien shérif, maintenant à la retraite. C’est un taiseux qui garde pour lui ce qu’il pense. Il ne se plaint jamais et ne s’épanche guère. Il a plus de recul sur les évènements que sa femme. C’est un calme, mais quand il se décide à agir il fait alors preuve d’une grande détermination. Leur longue vie en commun est marquée par le double drame de la mort de leur fils et de la séparation avec un petit-fils adoré. La mort du fils est irrémédiable, il n’y a rien à y faire si ce n’est l’accepter, par contre la séparation du petit-fils Margaret la refuse d’autant plus qu’elle est persuadée que le garçon est maltraité.

L’intrigue débute calmement avec les états d’âme de ce couple de soixantenaires et l’on commence à penser que l’histoire risque de paraître longue si la suite est de la même veine. Mais tout change lors de l’arrivée à Gladstone dans le Montana et la confrontation avec le clan Weboy. Le roman devient alors plus nerveux, il y a de la tension du suspense et de l’action. On est alors en plein western moderne dans lequel, dans un premier temps, les femmes fortes, les grand-mères, s’affrontent férocement, avant que les hommes ne s’en mêlent. On ne voit pas passer le reste du livre. L’un des nôtres s’avère être un excellent roman noir.

Ce livre est une traduction de l’édition originale de 2013, parue aux États-Unis sous le titre de Let Him Go. Cette œuvre a fait l’objet d’une adaptation cinématographique du même nom par Thomas Bezucha avec comme principaux interprètes : Kevin Costner (George Blackledge), Diane Lane (Margaret Blackledge) et Lesley Manville (Blanche Weboy).

Extrait :
Si vous le dites. Bill Weboy regarde, au-delà de George, Margaret qui ouvre la porte de la voiture. À partir comme ça, comme des voleurs, vous blessez Blanche. Elle ne le dira pas mais je le vois bien.

La blesser ? Elle, la blesser ? Margaret laisse la porte ouverte et se précipite vers Bill Weboy. La faible lumière de la voiture la suit. On a fait tout ce chemin pour voir notre petit-fils – notre petit-fils, pas le sien ! – et elle nous accorde deux minutes avant de chasser Jimmy comme un chien qui aurait pissé sur son précieux lino.
Bill Weboy lève les mains au ciel. Du calme, madame. Restons polis. Je suis sûr que Blanche serait heureuse de vous accueillir à nouveau. Mais elle fait beaucoup d’efforts pour mettre Donnie et Lorna sur le droit chemin. Ces deux-là ils ne savent pas vraiment ce que c’est que d’élever un gamin. Si on les laissait faire, il resterait debout jusqu’à pas d’heure et il mangerait de la glace au petit déjeuner.
Et elle vous a envoyé ici pour arrondir les angles ?
Ha ! Si vous croyez ça, c’est que vous ne connaissez pas Blanche Weboy. Elle n’en a rien à faire d’arrondir les angles pour qui que ce soit.

Bande annonce du film L’un des nôtres de Thomas Bezucha (2020)

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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Meurtres avec malveillance – Thomas King

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2019 (A Matter of Malice)
Date de publication française : 2022 (Alire)
Traduction :
Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Genre :
Enquête
Personnage principal :
Thumps DreadfulWater, enquêteur malgré lui

C’est le quatrième roman de la série centrée sur Thumps DreadfulWater, cet ex-policier qui aimerait bien qu’on le considère comme un photographe. Ça se passe toujours à Chinook, une municipalité du Montana d’environ 1000 habitants. Et nous retrouvons les mêmes personnages : le shérif Duke Hockney, qui essaie toujours de faire travailler Thumps pour lui; Al Couteau qui tient un petit Café où déjeune Thumps; le colosse Cooley Small Elk à qui notre policier-photographe a prêté sa vieille Volvo en partant avec son amie Claire pour Seattle dans le but de subir des examens médicaux relatifs à son cancer; la spécialiste Beth qui se préoccupe plus que Thumps de son diabète. Et quelques autres. Depuis le retour de Seattle, Claire est partie on ne sait où, la Volvo de Thumps est pratiquement à la casse, et Freeway, la chatte, est disparue. Thumps est plus seul que jamais, ce qui n’améliore pas son optimisme.

Changement apparent de décor : d’abord, la Chambre de commerce soutient le programme Howdy; Chinook devient un gros village-western où les commerçants se déguisent en cow-boys, pantalons de cuir et revolver inclus, et utilisent quelques expressions apparentées à la parlure des cow-boys (dont Howdy et Pardner). L’idée est d’immerger les touristes dans un univers western. Puis, plus envahissante encore, toute une équipe de téléréalité produisant des émissions populaires d’affaires criminelles débarque à Chinook, et la productrice Nina Maslow met le grappin sur Thumps pour qu’il réactive un vieux dossier.

Il y a quelques années, en effet, une jeune fille de bonne famille qui avait mal tourné, Trudy Samuels, avait été trouvée morte au pied d’une falaise. Comme elle consommait beaucoup de drogues et d’alcool, on avait conclu à un accident, sauf sa mère, Adèle, qui restait apparemment convaincue que Trudy avait été tuée par son petit ami, « un vaurien d’Autochtone ! », Tobias Rattler, devenu depuis un écrivain à succès. Pour Maslow, une émission là-dessus fera grimper la cote de popularité : sexe, racisme et célébrité, trois ingrédients gagnants. Pour emmener Thumps à jouer le rôle d’enquêteur, on promet de lui offrir le dossier des « Meurtres d’obsidienne », monté scrupuleusement par Nina Maslow, série de meurtres dont avaient été victimes l’épouse et la fille de Thumps.

Thumps hésite encore, jusqu’à ce que Nina Maslow se retrouve elle aussi au pied de la falaise, dûment assassinée. Sans enthousiasme, et plutôt de reculons, Thumps décide de creuser un peu et finira par trouver plus qu’il ne cherche. Toujours sans plaisir parce que Freeway n’est pas revenue et que Claire est encore partie.

On lit ce roman (et la série) un peu comme on regardait la télésérie Elle écrit au meurtre avec Angela Lansbury. L’enquête s’emmêlait dans la vie du village; elle avait une certaine importance, bien sûr, mais on avait hâte de revoir les personnages habituels, leurs manies, leurs problèmes. Jessica Fletcher a un meilleur moral que Thumps, aux prises avec des problèmes de diabète et de solitude, mais c’est peut-être pour ça que plusieurs trouvent Thumps attachant. Dans tous les cas, Fletcher et Thumps produisent un effet reposant.

Howdy !

Extrait :
Thumps s’était toujours représenté les crimes comme les casse-tête qu’on achète dans une boutique d’occasion : rien ne garantit que tous les morceaux se trouvent dans la boîte. Roulant vers l’est après son passage chez les Samuels, il se demanda si Trudy et Nina Maslow faisaient partie du même casse-tête. Si Trudy avait été assassinée, il y avait peut-être un lien entre les affaires, auquel cas l’assassin ou les assassins de Samuels avaient aussi éliminé Maslow. On pouvait aussi être en présence de deux affaires distinctes. La mort de Trudy avait peut-être été le résultat d’un accident ou d’un suicide, auquel cas elle n’avait rien à voir avec Maslow. Mais pourquoi, alors, les cadavres des deux femmes avaient-ils abouti au même endroit ?

Détournement de l’attention ?
Coïncidence ?
Le contour. Voilà tout ce que Thumps tenait. Les morceaux du bord et pas grand-chose d’autre.

Elk Bar à Chinook

Niveau de satisfaction :
3.9 out of 5 stars (3,9 / 5)

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Le bon père – Santiago Díaz

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2021
(El buen padre)
Date de publication française : 2022 – Le cherche midi
Traduction (espagnol) :
Thomas Dangoumau
Genres :
Enquête policière, thriller
Personnage principal :
Indira Ramos, capitaine de police à Madrid

Une femme est sauvagement assassinée de plusieurs coups de couteau. Son mari est retrouvé couvert de sang, un grand couteau à la main. Sa culpabilité paraît évidente. Lors de son procès, il écope d’une lourde peine de prison. Un an plus tard disparaissent : le juge qui l’a condamné, son avocat et une jeune fille qui a témoigné contre lui. La police voit alors arriver un vieux monsieur de 84 ans. C’est Ramón Fonseca Fonseca, le père de l’homme emprisonné pour le meurtre de son épouse. Outre qu’il ne veut parler qu’à la capitaine Indira Ramos, il affirme être le ravisseur des trois disparus. Pour lui ces gens ont été payés pour faire condamner son fils. Il les a donc enlevés et séquestrés chacun dans un endroit différent. Tout est programmé pour qu’il meure un otage par semaine jusqu’à ce que le véritable assassin de sa belle-fille soit arrêté et que son fils soit remis en liberté. L’enquête est réouverte, mais la capitaine Indira Ramos et son équipe ne disposent que de peu de temps pour investiguer. Commence alors une course contre la montre pour sauver les otages.

Le roman s’appuie sur une intrigue sophistiquée qui nous réserve plusieurs surprises. Alors que l’on pense que l’enquête suit une direction bien établie, elle bifurque alors dans des voies tout à fait inattendues. C’est la patte du scénariste de renom pour la télévision qu’est Santiago Díaz.

L’autre élément remarquable du livre est la singularité de son personnage principal, la capitaine Indira Ramos. C’est une femme de 36 ans, pleine de manies et même de phobies. Elle a peur des microbes, elle se lave les mains dès qu’elle a touché un objet quelconque. Elle a horreur de la saleté, elle stresse dès qu’un endroit ne lui paraît pas assez propre. Elle ne supporte pas davantage le désordre, tout doit être parfaitement aligné et symétrique, que ce soit les papiers et les stylos sur son bureau où les tableaux accrochés à un mur. Si ce n’est pas le cas, elle fait une fixation sur cette anomalie et elle n’arrive plus à assimiler ce qu’on lui dit tant qu’elle n’a pas remis les choses en place. Autre caractéristique du personnage : son honnêteté et son intégrité. Elle exige le respect absolu des règles et n’hésite pas à dénoncer des collègues qui ne les respectent pas, ce qui lui vaut l’hostilité de beaucoup de ses collègues. Indira Ramos est isolée à cause de ses particularités, mais elle est efficace. C’est aussi pour ça que Ramón Fonseca l’a choisie comme seule interlocutrice. Indira est flanquée d’un adjoint, le lieutenant Moreno qui est son opposé : il est décontracté et ironique, elle le trouve négligé avec ses cheveux en permanence décoiffés et sa barbe de trois jours et en plus il porte des jeans troués dont les trous ne sont même pas répartis de façon régulière, ce qui est insupportable pour elle. Mais on dit que les opposés s’attirent, c’est vrai pour ces deux-là aussi.

Ce qu’on pourrait reprocher à ce polar, c’est une vraisemblance limite, surtout en ce qui concerne ce qu’accomplit seul Ramón Fonseca, un vieil homme de 84 ans : le kidnapping, le transport, l’enfermement dans des endroits isolés de trois personnes ainsi que la mise au point d’un système qui tue à distance. Il est gaillard le papy ! L’auteur a aussi inclus des scènes de sexe assez crues et détaillées, supposées pimenter la lecture, mais vraiment pas indispensables pour l’intrigue.

Une intrigue dense, bien construite et des personnages originaux rendent ce roman agréable et prenant malgré quelques invraisemblances.

Extrait :
— Dites-moi où se trouvent Juan Carlos Solozábal et Noelia Sampedro.
— Je vous dirai bientôt où est le cadavre de l’un d’entre eux.
— Vous êtes un putain de dingo, vous savez ça ?
— À votre place, plutôt que de m’insulter, j’utiliserais mon énergie pour retrouver l’assassin de ma belle-fille, capitaine Ramos.
Son flegme la frustre tant que l’espace d’un instant, elle perd les pédales :
— Écoutez-moi bien, Fonseca, murmure-t-elle, menaçante. Si ces deux personnes meurent, je vous jure que je m’occuperai personnellement de votre fils pour qu’il ne refoute jamais les pieds dans la rue, même si on découvrait qu’il n’a pas tué la moindre mouche de toute sa vie. C’est compris ?
Ramón Fonseca sourit, toujours aussi calme.
— Je vous ai choisie parce que je sais que vous ne vous le permettriez jamais, capitaine. Ce système corrompu m’a transformé en coupable, mais mon fils est innocent, et vous ne vous arrêterez que quand cette injustice sera réparée. Vous avez toujours été honnête, quelles que soient les circonstances, et ça ne sera pas différent cette fois.

Niveau de satisfaction :
4.1 out of 5 stars (4,1 / 5)

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Les ténèbres et la nuit – Michael Connelly

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2021 (The Dark Hours)
Date de publication française : 2022 (Calmann-Lévy)
Traduction (américain) :
Robert Pépin
Genre :
Enquête
Personnage principal :
Renée Ballard, inspectrice, LAPD

Le récit est centré sur l’inspectrice Renée Ballard, même si Bosch, maintenant retraité, rôde dans les parages, toujours prêt à donner un coup de main à sa protégée Renée. Los Angeles fête le passage à la nouvelle année, malgré les restrictions imposées par la Covid. Au cours des festivités, un garagiste lourdement endetté trouve la mort. A-t-il été atteint par une balle accidentellement ou s’agit-il d’un meurtre ? Après analyse, il semble qu’on ait affaire à un meurtre, qui ressemble à un cas traité par Bosch il y a quelques années. Comme Ballard enquête déjà sur les « hommes de minuit », duo de criminels sadiques et astucieux qui violent des femmes par plaisir, elle demande l’aide de Bosch, trop heureux de « reprendre du service », ce qui est une façon de parler parce que la police officielle est bien contente de s’être débarrassée de lui.

Connelly a déjà dit qu’il ne faisait pas de plan parce qu’il préconisait la spontanéité de la pensée. Ça donne des sortes de contes, les contes de la vie policière à Los Angeles, où les enquêtes de Ballard se perdent un peu dans des informations détaillées sur un peu tout; par exemple, les effets de la pandémie sur la population ou les diverses réactions des policiers à l’assaut du Capitole. Le contexte du récit s’avère donc très réaliste mais l’intérêt pour l’enquête de Ballard devient secondaire, d’autant plus qu’elle n’a rien de bien spectaculaire.

Le lecteur doit lire tout ça assez rapidement pour retenir le nom et les fonctions d’un grand nombre de personnages, mais il ne doit pas être pressé s’il veut assimiler l’ensemble des informations fournies par l’auteur. Connelly passe aussi beaucoup de temps à illustrer les conflits entre les policiers, thème maintenant récurrent, et à présenter le désabusement d’un grand nombre d’entre eux démotivés par le confinement et les coupures de budget. Même la partenaire de l’inspectrice la laisse tomber. Soutenue par Bosch, Ballard agit seule envers et contre tous, et pas toujours d’une façon brillante. Pour réussir comme Bosch, il ne suffit pas d’avoir du front.

Extrait :
– Au prochain déploiement, je passe au quart de nuit et toi aux Crimes sexuels. Et ne joue pas l’idiote. C’est toi qui m’as plantée.
Je n’ai planté personne. Et je ne savais rien de ce changement d’affectation.
Moi non plus, dit Clarke.
La ferme, Clarke ! Ça, c’est entre moi et cette salope des coups de couteau dans le dos !
Ballard essaya de rester calme.
Attends une minute, Lisa. On retourne au bureau du lieutenant pour …
Va te faire foutre, Ballard ! Tu sais que je suis mère célibataire. J’ai des enfants et … comment je vais pouvoir faire les nuits. Et tout ça parce que ça t’a fait suer de me couvrir!
C’est ce que j’ai fait, Lisa : je t’ai couverte. Et je n’ai absolument rien dit au lieute et …
Il le savait déjà, Lisa, dit Neumayer. Il était au courant pour le Miramar.
Moore passa de Ballard à Neumayer et darda son regard au laser sur lui.
Quoi ? s’écria-t-elle.
Il savait, répéta Neumayer. Pour le Miramar, c’est bien ça ? À Santa Barbara ? Jeudi dernier, Dash m’avait dit qu’il allait y passer le week-end. Si c’est là que t’étais au lieu de bosser avec Ballard, c’est probablement là qu’il t’a vue. T’a-t-il demandé comment s’était passé ton week-end ?
Moore ne répondit pas, mais ce n’était pas nécessaire. Son visage la trahit lorsqu’elle comprit que le piège dans lequel elle s’était enfermée chez le lieutenant, c’était elle-même qui se l’était monté.

Deep Dell Terrace (Los Angeles)

Niveau de satisfaction :
3 out of 5 stars (3 / 5)

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La cour des mirages – Benjamin Dierstein

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – Les Arènes
Genres :
Enquête policière, roman noir
Personnages principaux :
Laurence Verhaeghen, commandante de police à Paris – Gabriel Prigent, capitaine de police à Paris

Gabriel Prigent était un policier brillant et un héros pour l’opinion publique après avoir sauvé une jeune fille et éliminé des hommes qui méritaient de l’être. C’était avant la disparition de sa fille Juliette. Aujourd’hui, il se retrouve seul après un long séjour en hôpital psychiatrique, abandonné par son épouse et son autre fille, détesté par ses collègues pour avoir envoyé en prison des flics ripoux. Il est obèse et déprimé. Laurence Verhaegen, elle, s’est impliquée à fond dans son métier, elle est devenue commandante de police, mais pour y arriver elle a foutu en l’air sa vie familiale. Son mari l’a quittée et ses relations avec sa fille sont difficiles. Ces deux personnes vont se retrouver dans le même groupe de la Brigade criminelle de Paris. Ils vont avoir à traiter le meurtre d’un homme politique et de sa famille. L’affaire va prendre une dimension plus importante lorsqu’elle va déboucher sur la découverte de réseaux pédophiles impliquant des hommes politiques et des financiers. Prigent et Verhaeghen vont se lancer à corps perdu dans une enquête difficile et risquée à tous points de vue.

L’auteur nous plonge dans le monde souterrain des réseaux pédophiles organisés. Il faut s’accrocher tellement c’est horrible. Toutes les atrocités qui y sont pratiquées sont décrites sans filtre : enlèvements, séquestrations, viols, tortures, meurtres. Les victimes sont souvent des fillettes dont les plus jeunes ont à peine quatre ans. Les clients sont riches. Assouvir ses fantasmes les plus abjects coûte très cher. Ceux qui y mettent le prix peuvent s’offrir le haut de gamme : des snuff movies, des vidéos avec mort d’enfant. Ces réseaux s’appuient sur l’argent, mais aussi sur la pression d’hommes influents : politiques, financiers experts en évasion fiscale, policiers corrompus. Ces puissantes complicités leur assurent une quasi-impunité.

Les deux protagonistes, Prigent et Verhaeghen, sont des personnes cabossées par la vie, et seules, bien qu’elles soient en relation avec beaucoup de gens et entourées par de nombreux collègues. Ils ont en commun des obsessions : retrouver sa fille Juliette pour Prigent et venger les filles martyrisées pour Verhaeghen. Ce sont des policiers borderline. Parfois ils doutent, parfois ils sont vulnérables, mais rien ne les arrête, surtout pas les limites de la légalité. Bien que dépressif et gavé de médicaments, Prigent s’avère bien plus efficace que ses collègues normaux. Quant à Verhaeghen, elle est imprévisible et fait preuve d’une détermination absolue qui effraie autant ses supérieurs hiérarchiques que ses adversaires. Tous les deux sont dans le plus pur style des héros hard-boiled américains.

L’écriture est parfaitement adaptée au sujet traité. Elle est directe, sans fioritures, proche du langage parlé, dynamique et percutante. Le rythme est trépidant, il n’y a pas de temps morts. Une fois commencé, on a du mal à lâcher ce bouquin.

Ce roman, dur et violent, est éclairant sur l’organisation des réseaux pédocriminels, c’est aussi une critique virulente des compromissions et magouilles politiques. C’est une lecture qui peut être éprouvante pour ceux qui sont sensibles. Les amateurs de romans noirs apprécieront les 840 pages qu’on ne voit pas passer de ce livre poignant et captivant.

Extrait :
Vendredi soir : repérage des individus les plus actifs sur le site, ceux qui produisent et qui vendent les films. Identification de celui qui publie les vidéos Papoose Lovers : Zagreus. Recherches sur internet pour comprendre son pseudo : un dieu grec, fils d’Hadès, littéralement fosse pour la capture d’animaux vivants en ionien, un avatar de Dionysos, identifié dans des rites archaïques pour lesquels de petits animaux étaient démembrés et dévorés crus. Visionnage de vidéos publiées par Zagreus : le logo, toujours le même logo avec un enfant masqué. Plusieurs formules pour le client : des vidéos de commande, essentiellement des viols, un peu de torture, les yeux d’un gamin sur lesquels on déverse du Destop, ses cris effroyables que j’entends encore résonner dans mon crâne en écho. Et puis le pire, le haut de gamme : des snuff movies, des vidéos avec mort d’enfant, trente mille euros sur commande, bradés quinze mille euros pour certains clients.

Niveau de satisfaction :
4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

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Crime parfait – Daniel Lessard

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Éditions Pierre Tisseyre)
Genres :
Enquête, thriller
Personnage principal :
Sophie Comtois, sergente-détective

Le cadavre de Noah Brisson, un policier, est découvert dans le coffre d’une vieille voiture abandonnée dans le stationnement d’un Walmart de Gatineau. Il s’agit de l’ancien amoureux de la sergente-détective Sophie Comtois, qui s’est séparée de lui il y a plus d’un an. Comme par hasard, le veilleur de nuit de ce Walmart est Bénison Toussaint, et l’automobile appartenait à Martin Dembelle, deux Noirs récidivistes qui ont fait partie de la gang de Tucker Moon. Ils seront bientôt soupçonnés, puis accusés du meurtre de Brisson. À première vue, le mobile n’est pas évident; il semble, cependant, que ces accusations font partie d’un projet de vengeance du policier Pascal Lemire, qui a été humilié dans une enquête précédente par Sophie Comtois, et dont la réputation de misogyne et de raciste est bien connue : l’idée serait de relier Dembelle à sa cousine Krystel, qui lui aurait remis l’argent promis par Comtois pour assassiner son ex. En même temps, on tente d’intimider et même d’assassiner Sophie, qui ferait partie d’une liste de policiers dont on envisage de se débarrasser, particulièrement des femmes «  qui n’ont rien à faire dans ce métier ».

Sophie est chamboulée par tous ces événements et le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle est dure de comprenure[1]. Heureusement, elle est aidée par la journaliste Marie-Lune Beaupré et les policières Krystel, Agnès et Thouria, chacune ayant des connexions fort utiles. L’enquête est difficile parce qu’on doit faire face à un affrontement à la Sureté du Québec et à la police de Gatineau entre les policiers formés à la vieille école « Tu tires d’abord et tu poses les questions après! » et les jeunes policiers sensibles à la discrimination raciale, à la violence familiale et aux cas de maladies mentales. D’autant plus qu’une relation paraît établie entre certains policiers, qui profiteraient du trafic de la drogue, et la gang de Tucker Moon.

On se doute bien que Sophie va finir par s’en sortir, mais certains dommages collatéraux, comme on dit, risquent de frapper ses amies et son ami Félix et sa fille Ariane. Malgré les apparences, je ne parierais pas d’ailleurs sur l’avenir de Sophie et Félix.

Dans Péril sur le fleuve (dont le commentaire a été publié ici le 12 janvier 2017), Lessard se livrait à une sorte de plaidoyer écologique; dans Crime parfait, Lessard plaide pour la nouvelle formation des policiers et pourfend les tendances racistes et misogyniques de la vieille garde. Ça n’enlève rien à l’intrigue principale et le lecteur se soucie vraiment de savoir comment Sophie et ses amies parviendront à retourner la situation en leur faveur.

[1] Expression québécoise signifiant lente à comprendre.

Extrait :
« Mes amis, maintenant que les trois que vous savez nous ont quittés, nous sommes au nombre de 20, tous tatoués, qui avons tous juré de nous consacrer à exécuter le plan qui va permettre de nettoyer le bois mort dans nos rangs et de remplacer tous les wokes empêcheurs et empêcheuses de tourner en rond par des hommes, des vrais, dévoués corps et âme à faire régner la loi et l’ordre, qui ne plieront pas devant ces supposées femmes fortes qui aspirent à nous remplacer, mais qui n’ont pas la trempe nécessaire pour occuper des postes aussi importants. Il faut continuer le recrutement jusqu’à ce qu’on puisse forcer la main du gouvernement et l’obliger à nommer les nôtres aux postes où se prennent les vraies décisions. Nous avons déjà des membres très fiables à Gatineau, Laval, Québec, Trois-Rivières et Sherbrooke. Avec Marc Landry, nous allons consolider nos rangs et en purger tous les sans couilles comme Brisson, Laliberté et Sylvain. Policelifematters ! »

Super centre Walmart

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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Le mage du Kremlin – Giuliano Da Empoli

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – Gallimard
Genres :
Politique, géopolitique
Personnage principal :
Vadim Baranov, éminence grise de Poutine

Vadim Baranov est un homme entouré de mystère, c’est dû à la mission qu’il a remplie comme conseiller de Vladimir Poutine. Dans ce roman il se confie au narrateur qui nous fait revivre son étonnante carrière. Il a débuté dans le monde du spectacle, mais le rôle important qu’il a joué commence réellement quand, en compagnie de l’oligarque Boris Berezovsky, propriétaire de la première chaîne de télévision russe, l’ORT, ils convainquent Poutine, alors discret chef du FSB, de devenir Premier ministre. C’est aussi le début de l’ascension vers le pouvoir de Poutine qui va devenir ensuite président de la Fédération de Russie et détenteur d’un pouvoir absolu. Poutine, qu’on surnomme le Tsar, s’est adjoint la collaboration de Baranov pour mettre en œuvre ses idées originales comme celle d’appliquer à la politique les mêmes concepts que ceux du spectacle. Pendant un temps Baranov a été l’éminence grise de Poutine, avant de démissionner et de disparaître de la vie politique aussi rapidement qu’il y était entré.

Ce roman est inspiré de faits et de personnages réels à qui l’auteur a prêté des propos imaginaires, certes, mais qui ont vraiment l’apparence de l’authenticité. Ainsi nous en apprenons beaucoup sur la Russie, sur les différences avec l’Occident et sur la façon de penser de son président Vladimir Poutine. Par exemple, l’auteur nous fait ressentir comment a été perçu l’effondrement de l’Union Soviétique dans laquelle les anciens héros qu’étaient le soldat, la maîtresse d’école, le camionneur et l’ouvrier, ont été balayés et remplacés par les nouveaux héros : les banquiers, les hommes d’affaires et les top-modèles. Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché. Il y a aussi la séquence des présidents Eltsine et Clinton pouffant de rire à New York après la signature d’un accord. En Occident cela nous avait paru une scène sympathique, mais les Russes ont ressenti une grande humiliation de voir leur président titubant, ridicule, qui fait s’esclaffer Clinton, les larmes aux yeux. Une nation entière, cent cinquante millions de Russes, plonge dans la honte sous le poids du fou rire du président américain. L’auteur nous explique aussi qu’en Russie seul compte le privilège et la proximité du pouvoir, tout le reste est secondaire, même l’argent qui est la base de tout en Occident. En Russie l’argent ne protège pas de tout, un milliardaire est tout à fait libre de disposer de son argent, mais pas de peser sur le pouvoir politique, ceux qui l’oublient se retrouvent en prison. Un autre passage du livre nous parle de la solitude dans laquelle vit le Tsar. C’est là qu’il trouve sa force et c’est dans la distance qu’il maintient avec les autres que réside son autorité.

Bref, à travers les propos de Baranov nous avons un portrait plutôt flatteur du président russe et un aperçu de l’histoire contemporaine de la Russie vue par un Russe qui fut un des artisans de la construction du système en place. Tout cela est observé des hauteurs du pouvoir, on ne s’attarde pas sur les exactions jugées nécessaires pour réussir, les bombardements des écoles et des hôpitaux font partie d’un plan pour créer le chaos. La dimension humaine n’est jamais prise en compte, seuls comptent les ingrédients du succès: la stratégie, les rapports de force, la manipulation.

Dans une dernière partie effrayante, l’auteur sort du contexte purement russe pour aborder de façon générale l’impact des nouvelles technologies qui, il le rappelle, ont une origine militaire et sont conçues pour asservir, pas pour rendre libre. Il prévoit la prise de pouvoir de la machine et l’avènement d’un Dieu qui ne serait qu’un gigantesque organisme artificiel, créé par l’homme, mais capable, à partir d’un certain moment, de le surpasser.

Le Mage du kremlin est un roman édifiant et éclairant sur la Russie et son président. Il devrait être lu dans tous les ministères des Affaires étrangères et toutes les ambassades en Russie. Ce livre a remporté le Grand prix de l’Académie française et a frôlé le prix Goncourt 2022, il n’a été battu qu’à l’issue de 14 tours grâce à la voix prépondérante du président du jury Didier Decoin.

Extrait :
Khodorkovski fut arrêté à l’aube, dès que son jet toucha la piste de la ville sibérienne où il était allé conclure je ne sais quelle affaire. Les images du milliardaire menotté, escorté par des soldats des troupes spéciales, firent le tour du monde. Et eurent pour effet immédiat de rappeler que l’argent ne protège pas de tout. Pour vous, Occidentaux, c’est un tabou absolu. Un homme politique arrêté, pourquoi pas, mais un milliardaire, ce serait inimaginable, parce que votre société est fondée sur le principe qu’il n’existe rien de supérieur à l’argent. Ce qui est amusant, c’est que vous continuez à appeler les nôtres des « oligarques », tandis que les vrais oligarques n’existent qu’en Occident. C’est là que les milliardaires sont au-dessus des lois et du peuple, qu’ils achètent ceux qui gouvernent et écrivent les lois à leur place. Chez vous, l’image d’un Bill Gates, d’un Murdoch ou d’un Zuckerberg menotté est totalement inconcevable. En Russie, au contraire, un milliardaire est tout à fait libre de dépenser son argent, mais pas de peser sur le pouvoir politique. La volonté du peuple russe – et celle du Tsar, qui en est l’incarnation – prévaut sur l’intérêt privé quel qu’il soit.

Niveau de satisfaction :
4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

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Les masques éphémères – Donna Leon

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2021 (Transient Desires)
Date de publication française : 2022 (Calmann-Lévy)
Traduction (américain) :
Gabriella Zimmermann
Genre :
Enquête
Personnage principal :
Commissaire Brunetti

Les polars peuvent être excitants; ils peuvent aussi être reposants. C’est le cas avec les romans de Donna Leon. On suit les déplacements du commissaire Brunetti à travers Venise, on l’observe savourer les soupers de Paola, discuter avec ses ados Chiara et Raffi, lire les classiques latins… Bien sûr, il enquête aussi, mais lentement et sans se prendre pour James Bond.

Le roman précédent (En eaux dangereuses, compte rendu publié ici le 11 mars 2022) m’avait un peu déçu parce que Brunetti semblait avoir pris un coup de vieux, mais c’était peut-être à cause d’un été particulièrement accablant. Dans Les masques éphémères, il est sorti de sa torpeur et s’est remis à lire Tacite. Il enquête  sur les blessures infligées à deux jeunes Américaines en vacances, alors qu’elles faisaient une balade dans la lagune avec deux Vénitiens. Pourquoi ces deux gars sont-ils disparus après avoir abandonné les Américaines à l’entrée de l’hôpital ? Aidée et stimulée par la jolie Napolitaine Claudia Griffoni, collègue et amie, Brunetti se retrouve impliqué dans une affaire troublante exploitée par le crime organisé vénitien. La sensibilité du commissaire est mise à rude épreuve dans la mesure où, pour obtenir des informations, il doit faire pression sur les deux jeunes qui ont, à peu près, l’âge de son fils.

La description du contexte géographique est encore importante mais, cette fois-ci, Venise est surtout entrevue des canaux de la ville et de la Giudecca (île principale au sud de Venise). L’enquête s’y déroule lentement, entretien par entretien, ce qui permet de développer en profondeur les personnages principaux. Ce qui permet aussi au lecteur de comprendre les attachements et les antipathies de Brunetti, dont on partage l’intimité plus que d’habitude. On s’ennuie un peu d’Elettra et de Vianello, comme si Donna Leon avait vraiment voulu se concentrer sur le caractère psychologique et moral de son commissaire sans nous distraire par les deux amis attachants de Brunetti.

Le parti pris réaliste de l’auteure se traduit aussi par la finale, en partie cruelle, parce que cette cruauté fait aussi partie de la vie.

Bref, c’est un roman qui incite à une réflexion sur la dureté de l’existence et à une méditation sur la vulnérabilité de la jeunesse.

Extrait :
Brunetti finit par ouvrir le bal en lui demandant :
« Avez-vous vu Marcello ? »
Duso acquiesça.
« Quand ?
Hier soir. Nous nous sommes vus après son premier jour de retour au travail et nous avons pris un verre ensemble.
Quelle impression vous a-t-il faite ? »
Duso fixa Brunetti d’un air suspicieux un certain temps. « Pourquoi ce détail vous intéresse-t-il ? » s’enquit-il.
Brunetti ne vit aucune raison de ne pas lui dire la vérité.
« Parce que j’ai un fils qui est un peu plus jeune que vous deux. »
Brunetti fut interrompu par l’arrivée du serveur qui posa leurs boissons devant eux, ajouta de petits bols de cacahuètes et de chips et partit prendre une commande à une autre table.
« Qu’est-ce que cela change ? » s’informa Duso (…)
« Je suppose que cela me rend protecteur.
De ceux qui sont comme votre fils ?
Ce serait mentir que confirmer un tel propos. Mais de certains d’entre eux.
Lesquels ? »
Brunetti ne s’était jamais interrogé sur ce point. Il s’agissait d’une réaction instinctive et impulsive qu’il avait avec certaines personnes, surtout les jeunes, même parmi ceux qu’il arrêtait. Peut-être ressentait-il cet instinct de protection envers les individus qui lui rappelaient la personne qu’il avait été dans sa jeunesse.

La Guidecca (Venise)

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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La Fauve – Yvan Robin

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – Éditions Lajouanie
Genre :
Roman noir
Personnages principaux :
Quelques habitants du village de Montcalme

La petite agglomération de Montcalme portait bien son nom jusqu’à ce qu’une série d’incidents exceptionnels ne vienne perturber la routine quotidienne. Pourtant le Comité de vigilance citoyenne veille à la sécurité de la communauté en organisant des patrouilles et en traquant les vagabonds tandis que les épouses, quand elles ne sont pas parties, sont maintenues à la maison pour s’occuper des enfants et des tâches ménagères. Ce comité rassemble l’élite du village : employé de mairie, médecin, instituteur et gros agriculteur. Ce sont des chasseurs, armés et au fort taux d’alcoolémie qu’ils entretiennent régulièrement au seul bistrot de la commune. Mais un jour tout dérape : une femme disjoncte, un vagabond chaparde des épis de maïs pour se nourrir, une épouse se réfugie dans le bois de la Fauve où rôde un félin femelle mangeur d’hommes. Les évènements se précipitent, il y a des morts, sauvagement assassinés.

L’auteur s’en donne à cœur joie, il met en scène un formidable jeu de massacre dans lequel ceux ou celles qui étaient sous la domination d’un mari ou d’un patron se rebiffent violemment. Les hommes qui étaient dominants, les mâles brutaux, misogynes et xénophobes, finissent mal alors que les femmes en souffrance se libèrent et commencent à apprécier la vie.

C’est souvent cru et violent, l’auteur n’y va pas avec le dos de la cuillère dans ses descriptions de tête explosée, de crâne éclaté, de corps bouffé tout cru. Mais on sent qu’il y a aussi une sorte de jubilation à infliger une punition aux gros butors, bas de front, et à voir réapparaître l’espoir et la joie chez celles qui étaient opprimées.

Dans ce roman, la morale n’est pas sauve. La libération n’est pas acquise dans le calme et le respect de la loi, c’est plutôt par décharge de chevrotines en pleine tête ou à coup de cric sur la tronche. Malgré cela, ou grâce à cela, ce livre décapant est réjouissant pour ceux qui ne sont pas trop bégueules.

Extrait :
Lionel Lagarde avait deux L, comme un oiseau de proie. C’est ainsi qu’il se présentait aux inconnus. De quoi atteindre le ciel en un rien de temps. Il visait la fonction suprême. Élu du peuple. Maire de Montcalme, le village qui l’avait vu prendre son envol. Son physique d’enfant mal proportionné tenait plus du handicap que de la simple imperfection. Dégarni avant l’heure, il portait sa casquette de chasse en tous lieux, par tous temps. Il compensait son absence de charisme par une sorte d’agressivité préventive. La peur, entretenue grâce à une perfusion télévisuelle constante, orientait chacune de ses décisions. La peur de l’autre. La peur de manquer. La peur de l’abandon. De la maladie. De la mort. Du mauvais sort. Du mauvais coup.

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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Dans l’ombre d’une espionne – Anne Perry

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2021
(A Darker Reality)
Date de publication française : 2022 (10/18)
Traduction :
Florence Bertrand
Genres :
Espionnage, enquête
Personnage principal :
Elena Standish, MI6 (et photographe)

C’est le troisième roman de la série « Elena Standish ». J’ai déjà commenté Dans l’œil du cyclone (9 janvier 2022) et Dans les bras de l’ennemi  (4 mars 2022). On est évidemment loin de Thomas Pitt et de William Monk, mais cette série plus récente de la famille Standish a aussi son charme : nous sommes aux alentours de 1934 (Elena a 29 ans) et nous sommes témoins des répercussions de la montée du fascisme en Allemagne aussi bien qu’en Angleterre et aux États-Unis. Le contexte historique a toujours été important pour Perry. Et la tension qui a opposé ceux qui proclamaient « Plus jamais la guerre ! » et ceux qui ne pouvaient pas tolérer les abus impitoyables du fascisme a marqué nos parents et nos grands-parents même ici au Canada et au Québec.

Elena et ses parents ont franchi l’Atlantique et se retrouvent à Washington pour fêter le 60e anniversaire de mariage des parents de Katherine, la mère d’Elena. Katherine revoit avec plaisir ses parents (Dorothy et Wyatt Baylor), la superbe maison de son enfance et de son adolescence, et la ville de Washington à peine reconnaissable. Son père a fait fortune dans l’industrie lourde, est devenu sénateur et conseiller du Président Roosevelt, d’ailleurs invité à la fête grandiose des grands-parents d’Elena.

Tout le gratin de la capitale est réuni et trinque à répétition, les toilettes les plus extravagantes sont photographiées par Elena (officiellement photographe mais, officieusement, agente du MI6… en vacances…), et les Baylor passent d’un invité à l’autre avec un bon mot pour chacun. Soudain, la fête est interrompue : la jolie Lila Worth vient d’être écrasée à mort dans le stationnement. Il semble que ce soit un meurtre. L’automobile impliquée est celle de Wyatt. Le capitaine Miller interroge les invités. Wyatt est arrêté. Ses amis soupçonnent une cabale politique ou une rivalité financière. Mais pourquoi avoir tué Lila Worth ? Le crime passionnel est peu probable. À cause des services de sécurité du Président, il semble bien qu’aucun intrus n’ait pu s’introduire dans le stationnement. Le meurtrier paraît donc être un des invités.

Toujours fonceuse, Elena est déterminée à laver l’honneur de sa famille. Elle reçoit l’aide de James Allenby, qui prétend être du MI6, et lui révèle que Lila était aussi une espionne, enquêtant sur une fuite d’informations, des États-Unis vers l’Allemagne, à propos de recherches sur le nucléaire et la fabrication d’une bombe. Peut-elle se fier à Allenby ? Et s’il s’agit vraiment d’une problématique internationale, a-t-elle les moyens de s’impliquer là-dedans ? Lila Worth était beaucoup plus expérimentée et ça ne l’a pas empêchée de se faire tuer !

L’action est suffisamment lente pour que Perry ait le temps de bien camper ses personnages et de décrire les façons de vivre (et de se vêtir) des habitants de cette époque. Elena avait vu en direct la montée du fascisme en Allemagne (cf. Dans les bras de l’ennemi); dans ce cas-ci, Perry nous montre avec précision l’effet Hitler aux États-Unis. Les causes possibles de l’assassinat de Lila  sont bien exposées et la solution du problème manifeste une certaine subtilité. Et tout cela est tellement bien écrit.

Extrait :
(Wyatt)
Tu ne sais pas comment c’était avant que toutes ces autres cultures nous envahissent et veuillent tout changer.
Il se tut soudain, les yeux rivés sur son visage.
Vous voulez dire prendre à ceux qui travaillent dur pour donner aux paresseux ?
L’utilisation de ces mots donnait l’impression que c’était raisonnable. Pour sa part, elle aurait plutôt dit : prendre à ceux qui ont plus qu’ils n’ont besoin pour aider ceux qui sont âgés, malades, ou simplement perdus, pauvres et affamés, mais elle ne pouvait se permettre de se quereller avec lui.
Cela te paraît dur ?
Qu’avait-il décelé dans son regard, ou dans son expression ? Elle ne devait jamais lui donner l’impression de lui mentir.
Non, mentit-elle. Certains seront assistés toute leur vie, si on est assez naïf pour les laisser faire.
Bien, ma fille. Exactement ! Tout homme mérite paiement pour son labeur, mais rien n’est dû à ceux qui refusent de travailler (…) La race blanche est différente ! Les Noirs, les juifs, et même certains Italiens et Espagnols ne possèdent aucun contrôle d’eux-mêmes. Et ils se reproduisent comme des lapins et s’attendent à ce que nous…
Il s’interrompit et la dévisagea avec intensité.
Elle dut se faire violence pour maîtriser son émotion et l’empêcher de percer dans son regard. Elle leva les yeux vers lui
… les sauvions de la noyade ?
Il soupira.
Précisément. Quand ils nous auront submergés, il sera trop tard. Nous ne faisons que nous battre pour protéger les nôtres.

Cornouiller

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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Dans la neige ardente – Olivier Gallien

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – Robert Laffont
Genres :
roman noir, post apocalyptique
Personnages principaux :
Hugo et Pauline, survivants du cataclysme

C’est la guerre. Une guerre dont on ne sait rien sinon qu’un camp possédant les armes lourdes bombarde l’autre qui essaie de résister avec de faibles moyens. Tout est détruit, mais les bombardements quotidiens continuent. Hugo se terre dans son appartement, du bon côté de la ville. Pauline, du mauvais côté (celui qui est bombardé), a rejoint les résistants qui se sont réfugiés dans les couloirs du métro, où règnent le froid et l’obscurité. Quand Paul, l’ami de Hugo vient mourir chez lui, Hugo décide de sortir dans la ville ravagée. Pauline n’en pouvant plus de l’atmosphère confinée du métro décide de remonter à la surface. C’est très dangereux, mais on peut voir le ciel. Tous les deux errent dans une ville fantôme où le danger est partout.

Le sujet n’est pas nouveau, il a été traité maintes fois. Cependant l’auteur lui donne ici une coloration nouvelle : le cataclysme n’a pas été provoqué par une catastrophe climatique, une explosion nucléaire ou une pandémie, mais par une guerre qui se limite ici à une ville et dans laquelle l’un des belligérants détruit systématiquement tout ce qui existe. Les conditions de vie sont extrêmes, l’air est pollué par des flocons de cendres qui tombent en permanence et s’accumulent partout, dégageant une odeur d’ammoniaque.

C’est dans cet enfer que Hugo et Pauline tentent de survivre, sans autre but que se diriger vers la frontière. La frontière est la ligne qui sépare les parties de la ville coupée en deux. Elle isole tout un quartier soumis aux bombardements, à la destruction et à la mort de tous ceux qui se trouvent à l’intérieur.

L’auteur réussit parfaitement à installer une ambiance oppressante de fin du monde. La survie dans ce milieu ne laisse pas d’autre choix que de tuer pour rester en vie. Cependant il y a quand même quelques moments précieux où l’humanité se manifeste. Pas pour longtemps.

L’écriture est remarquable, claire et sobre, sans fioritures de style, elle est visuelle et plonge le lecteur dans un enfer dantesque.

Dans la neige ardente, roman choral à deux voix, n’est pas un une œuvre post- apocalyptique de plus. Ici l’apocalypse est en cours, c’est la guerre. C’est un livre sombre et intense, à ne pas lire si vous avez le cafard. Cependant il est remarquable par son ambiance particulière et la belle écriture suggestive de l’auteur.

Extrait :
En début d’après-midi, j’ai aperçu la frontière. Une immense clôture à la construction chaotique qui encerclait tout un secteur. Îlot condamné au cœur de la ville. Quelques bâtiments se tenaient encore alentour, de longs immeubles restés debout. Je me suis dissimulé dans leur ombre, à plusieurs mètres de l’amas de barbelés, de fer et de morceaux de verre. Il devait faire dans les trois mètres de large et me dépassait de plusieurs mètres. Je ne voulais pas trop m’approcher. Tout autour, d’un côté comme de l’autre, des mines étaient disséminées çà et là, menaçant de vous arracher une jambe à tout instant.

Cette clôture, ils en avaient parlé longuement à la télévision, alors que les chaînes émettaient encore. Il y avait eu de longs débats sur la question. Des intellectuels en chemise immaculée et des politiciens bedonnants s’écharpaient sur le sujet alors que l’horreur n’en était qu’à son préambule. Je suivais les programmes avec mon père, qui devenait blême à mesure que les nouvelles s’obscurcissaient.

Je me suis concentrée sur la voix cassée, pleine de rage retenue, qui montait en puissance à mesure que le titre avançait. « Proud Mary », une des chansons que je chérissais le plus.

Tina turner – Proud Mary

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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