Le blues des Phalènes – Valentine Imhof

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – Éditions du Rouergue
Genres :
Roman noir, historique
Personnages principaux :
Milton, engagé dans l’armée pour fuir des charges familiales – Arthur, soldat puis défenseur des exploités – Pekka, jeune femme qui change plusieurs fois de vie – Nathan, 13 ans, fils de Pekka et vagabond.

Amérique, entre 1931 et 1935.
Milton est parti à la guerre pour ne pas reprendre la société familiale. Pas par patriotisme, mais pour fuir l’avenir tout tracé qui aurait dû être le sien.
Arthur, petit, était trop sensible. Il a étonné tout le monde en s’engageant pour aller combattre en Afrique, dans la guerre de Boers.
Pekka, jeune femme, s’est entichée d’un compagnon qui, lorsqu’il est devenu chômeur, est aussi devenu alcoolique et violent. Elle termine le travail commencé par son fils Nathan, en éclatant la tête du gars à coup de bûches.
Nathan, 13 ans, fils de Pekka n’a pas supporté la violence de son beau-père qui s’en est pris à sa petite sœur. Il l’a neutralisé d’un coup de bûche sur le crâne puis il a quitté la maison familiale. Il est devenu vagabond, un hobo se déplaçant dans les trains de marchandises.
Dans l’Amérique des années 1930, ces quatre personnages vont avoir une vie mouvementée, pleine d’épreuves et d’espoirs souvent déçus.

L’intrigue est complexe et touffue. Il faut être attentif et parfois faire des retours en arrière pour ne pas perdre le fil de l’histoire. Nous passons d’un personnage à un autre et d’une année à la suivante ou la précédente pour suivre la vie chaotique de ces quatre personnages dont tous changent de nom suivant les circonstances. L’enchevêtrement des aventures et des évènements et les changements de noms font que la lecture est assez ardue et demande une certaine concentration.

Ceci étant dit, la plongée dans l’Amérique des années 1930 est impressionnante. C’est l’époque des hobos. Ces travailleurs miséreux se déplaçaient de ville en ville en montant illégalement dans les wagons des trains de marchandises ou en s’accrochant aux barres de métal sous les trains. Le fascisme, déjà présent en Europe, arrive triomphalement en Amérique par l’intermédiaire d’Italo Balbo et son escadrille de 24 hydravions provenant d’Italie, accueilli en héros lors de l’Exposition universelle de 1933 à Chicago. Au Pays du lait et du miel, ainsi baptisé avec un cynisme cruel, ce sont les logements insalubres des travailleurs migrants qui cueillent fruits et légumes pour le compte de gros propriétaires qui les exploitent sans vergogne pour un salaire misérable. Autre fait marquant : la grève des dockers à San Francisco en 1934 et le Bloody Thursday où deux travailleurs seront abattus par la police le 5 juillet 1934. Et enfin il y a la terrible explosion d’Halifax : là où tout a commencé pour nos protagonistes. Le 6 décembre 1917 à Halifax, en Nouvelle-Écosse au Canada, le cargo français Mont-Blanc, transportant des tonnes de munitions à destination de l’Europe alors en guerre, entre en collision avec un navire norvégien, l’Imo. Le Mont-Blanc prend feu et explose, tuant 1 946 personnes et en blessant des milliers d’autres. C’est la plus puissante explosion d’origine humaine avant l’ère nucléaire. La ville d’Halifax est en grande partie détruite. Ce cataclysme laissera sa marque noire, une sorte de malédiction, sur nos quatre principaux personnages.

Tous ces évènements sont racontés par l’intermédiaire des personnages de façon très vivante et immersive. Si l’intrigue touffue demande une certaine attention, l’écriture fluide et imagée rend la lecture agréable. Certains dialogues sont savoureux (notamment entre Pekka et Curtis). Les personnages sont torturés. Le côté historique est très intéressant. C’est un bon roman noir historique, ambitieux, qui a une belle ampleur.

Extrait :
Et puis c’est l’EXPLOSION.

Considérable. Titanesque. Infernale.
Qui projette, très haut vers le ciel, sortie des entrailles du Mont-Blanc, une colonne de feu et un chaos bouillonnant de fumées noires et âcres. L’onde de choc frappe violemment la Changuinola. Le croiseur se cabre et projette au sol tous ceux qui avaient lâché le bastingage pour se protéger les oreilles ou les yeux de leurs mains. Quand les premiers impacts d’une grêle bouillante commencent à résonner, rebondir, et ricocher tout autour d’eux, chacun se met à courir ou ramper pour se tapir derrière une manche à air, se tasser en dessous des chaloupes, se souder au tablier blindé du canon, se plaquer le long du garde-corps. Rivets chauffés au rouge, tôles cinglantes, barres de métal tourmentées, s’abattent sur le pont dans un assourdissant fracas et s’y incrustent, cognent la cheminée qui oscille et se met à vibrer comme un glas, cisaillent les câbles et les filins qui se convulsent et flagellent l’air en sifflant. 

Explosion d’Halifax, 6 décembre 1917

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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Les Enfants de Godmann – Maureen Martineau

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (VLB)
Genre :
Enquête
Personnage principal :
Judith Allison, sergente-détective

Depuis 2013, j’ai toujours lu avec plaisir les romans de Maureen Martineau : des textes engagés, bien écrits (notamment les dialogues), des intrigues aux ramifications complexes. Cette fois-ci, j’ai été moins séduit.

Février 2020, Hôpital de Hull : grève du zèle des employés, particulièrement les infirmières, à cause de conditions de travail pénibles, ce qui ne s’améliorera pas avec la covid. Un patient âgé, le docteur Godmann, est retrouvé mort et privé de ses testicules. Qui a pu entrer dans sa chambre, provoquer sa mort par overdose d’insuline et le castrer ? Le coupable est-il quelqu’un du personnel ? C’est l’hypothèse de Laurie, une collègue de Judith Allison, sergente-détective chargée de l’enquête ? Ce psychiatre avait été responsable d’un Centre important en Alberta, la Provincial Training School, de même que la Linden House, le Deerhome et le Green House, institutions vouées à la tentative de réinsérer dans la société différents types de déficients, qu’on croit réhabilitables depuis les études d’Alfred Binet dans les années 50. Elizabeth Blair, directrice d’Alberta for all et qui tente de réaliser un documentaire impitoyable sur les méthodes peu scrupuleuses utilisées par les responsables de ces Centres, particulièrement du docteur Godmann, qui ont transformé «ce qui devait être un lieu d’éducation en un véritable camp de travaux forcés». Ce qui implique la stérilisation à outrance de tous ceux qui ne doivent pas se reproduire, selon l’eugénisme triomphant de cette époque (jusqu’en 1972), ce qui signifie les déficients mentaux, les schizophrènes, les trisomiques, les attardés, les Autochtones, les Métis et même, dans certains cas, des Canadiens-français. Il faut garantir la pureté de la race albertaine ! Or, Judith apprend qu’Elizabeth et trois des anciens patients de Godmann lui ont rendu visite le jour de sa mort. D’où son hypothèse que le docteur a peut-être été tué par des gens de l’extérieur de l’Hôpital, liés au passé de la pratique du docteur.

Judith va enquêter en Alberta, précisément à Red Deer, alors que Laurie enquête à Hull. Le lecteur suit surtout les aventures et les problèmes personnels de Judith. Les chapitres qui racontent cette enquête alternent avec les chapitres qui décrivent ce qui se passait à Red Deer en 1962. On apprend donc à connaître les principaux personnages à plus de 50 ans de distance. À force d’entrevues et de beaux hasards, on finit par comprendre ce qui est arrivé au docteur Godmann.

Pour qu’un roman d’enquête ne nous lasse pas par ses répétitions, il faut que quelques conditions soient remplies. Si le détective (ou la policière) est attachant, ça va aider. Ce n’est pas le cas ici où Judith n’attire vraiment pas la sympathie du lecteur : elle ne brille pas, sinon par ses sautes d’humeur, ses envies, ses rancunes. Aussi, le problème à élucider doit s’entourer d’une aura mystérieuse; ce n’est pas vraiment le cas ici où, à part de se demander où sont passées les couilles du docteur, les motifs de son agression sont, en bonne partie, assez clairs. Parfois, on peut être séduit par la description du contexte dans lequel le drame s’est déroulé; dans ce cas-ci, c’est certain que la recherche sur le traitement des malades mentaux, leur réclusion, leur castration, et le creuset ahurissant dans lequel on faisait entrer des candidats très différents avec la bénédiction des autorités, ce qui n’est pas sans rappeler le sort des enfants victimes de pédophilie par des serviteurs de l’Église, correspond à un travail scrupuleux très satisfaisant. Description et dénonciation, tout à l’honneur de l’écrivaine. Mais, contrairement à l’équilibre habituellement respecté dans ses ouvrages précédents, ici l’aspect historique et sociologique est beaucoup plus mis de l’avant que le déroulement de l’intrigue. Tout ça ne manque pas d’intérêt mais l’amateur de roman policier n’est pas gâté.

Extrait :
Votée en 1928, la Loi sur la stérilisation sexuelle n’a été abrogée qu’en 1972. Cette loi visait à limiter la fécondité des aliénés, des prostituées, des criminels, des Autochtones, des nouveaux arrivants et autres pauvres en tout genre, dont des familles canadiennes-françaises. Au début du XXe siècle, dans les années de forte immigration, l’Alberta tenait à préserver la pureté raciale de la province, tout en évitant les coûts sociaux générés par la prise en charge des faibles d’esprit. Durant ces quarante-quatre ans, ce sont près de trois mille personnes qui ont subi, souvent contre leur volonté, des vasectomies, des ligatures de trompes et des hystérectomies.

Hôpital de Hull

Niveau de satisfaction :
3.5 out of 5 stars (3,5 / 5)

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Collapsus – Thomas Bronnec

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – Gallimard
Genres :
Dystopie, écologie, politique
Personnage principal :
Pierre Savidan, président de la République écologiste

La France a un président écologiste. Pas un écologiste bon teint et accommodant qui ne dérange personne, mais au contraire un écologiste pur et dur qui chamboule l’ordre établi. Pierre Savidan sitôt élu a pris des mesures radicales : la sortie du nucléaire en dix ans, l’impôt punitif sur les profits des banques qui investissent dans les entreprises les plus polluantes, la fin des aides publiques pour ceux qui ont une activité dans les énergies fossiles, limitation de la production et de la consommation de viande, covoiturage obligatoire, incitation à ne pas faire d’enfants. Mais son grand projet est le SEI (Scoring Écologique Individuel). C’est un système de bonus-malus particulièrement incitatif. Chacun dispose d’une note qui prend en compte l’ensemble de ses actions au quotidien. Un mauvais SEI induit des impôts élevés et même confiscatoires et au contraire d’un bon SEI résulte de faibles impôts, voire pas d’impôts du tout. Le programme PAIRE (Programme d’Accueil Individualisé et de Réaffiliation Écologique) est couplé au SEI. Il a pour but de rééduquer les citoyens qui ont un mauvais SEI. Bien sûr il a des réfractaires, les patrons et politiques de l’ancien monde se coalisent contre le gouvernement. La rébellion s’organise et la colère de la population ne cesse de monter.

Dans une intrigue bien construite, l’auteur met en lumière les enjeux d’une transition écologique rapide et brutale. La France se trouve divisée entre ceux qui jugent que le Président ne va pas assez vite dans le changement et ceux qui trouvent que les mesures prises sont nocives et nous mènent à la catastrophe économique. Les positions des deux camps sont exposées à travers de nombreux personnages secondaires. Leurs arguments respectifs sont exposés sans prendre parti. Ce qui est mis en relief est la difficulté de concilier une transition sociétale nécessaire avec la protection des droits et des libertés.

Le président Savidan a été élu par défaut, pour éviter l’arrivée au pouvoir de sa rivale d’extrême droite. Ce n’est pas un homme politique, c’est un fermier écolo venu des abers, au nord de Brest. Son objectif est de sauver la planète et de faire de la France un exemple pour le monde entier. Pour lui les institutions telles que le parlement, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État ne sont que des freins pour la transition écologique. Il juge que la question de la liberté est anecdotique parce que celle de la survie de l’humanité la supplante. Bref, Savidan est un fanatique. Mais il y a plus illuminé que lui : Fanny Roussel, l’âme damnée du Président. C’est une femme handicapée par une malformation d’un de ses bras, elle est dure, brutale et insensible. Elle fait équipe avec Savidan depuis vingt ans, c’est son éminence grise et son aiguillon qui le pousse toujours vers plus de radicalité.

Bonnec déploie également une galerie de personnages secondaires qui représentent toutes les tendances politiques du moment : un patron d’un grand groupe alimentaire incarne le capitalisme triomphant du monde d’avant. Des hommes et femmes, politiques professionnels, choisissent soit de coopérer avec le nouveau pouvoir, soit le camp des opposants suivant leurs intérêts. Un haut fonctionnaire, très influant dans les gouvernements précédents, doit subir une rééducation sévère dans un des centres PAIRE. Il y a aussi une jeune fille de 25 ans qui a tapé dans l’œil du Président Savidan, c’est sa faiblesse.

Collapsus est un roman dense qui met habilement en lumière la difficulté à mener une transition écologique devenue urgente tout en respectant les droits et les libertés. Il montre que la dictature verte comme solution pour le sauvetage de la planète n’est pas prête à être acceptée par les populations. Roman d’une actualité brûlante, il pose tout un tas de questions pertinentes.

Extrait :
— C’est votre question qui n’est pas sérieuse, madame Descouart. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce qui est en jeu : la survie de l’espèce. Alors oui, c’est un enjeu qui dépasse votre petite vision court-termiste, parce que je raisonne à cinquante ou cent ans, à une période où nous ne serons plus de ce monde, ni vous ni moi. Mais c’est le seul qui vaille, parce que sinon l’humanité va disparaître. Ce que je fais, c’est la première marche. D’autres pays nous emboîteront le pas. Et d’ici quelques années, toute la planète aura compris. La question de la liberté deviendra anecdotique, parce que celle de la survie l’aura supplantée. Tout le monde aura oublié les grands principes dans lesquels vous vous drapez. La liberté va tuer l’humanité, parce que l’humanité ne sait pas quoi faire de cette liberté.

Niveau de satisfaction :
4.1 out of 5 stars (4,1 / 5)

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Ne faites confiance à personne – T.M. Logan

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2019
(Trust Me)
Date de publication française : 2022
(Hugo Thriller)
Traduction (anglais) :
Vincent Guilluy
Genre :
Thriller
Personnage principal :
Ellen Devlin

Logan n’a pas encore 50 ans; journaliste d’abord, puis écrivain depuis 5 ans. Ses romans ont connu un vif succès. Peut-être à cause d’une écriture simple et d’une intrigue mystérieuse.

Ellen revient à Londres en train où elle rencontre Kathryn, jeune femme dans la vingtaine, qui est accompagnée d’une enfant de quelques mois, Mia. Kathryn confie Mia à Ellen, le temps d’aller donner un coup de téléphone. Mais le train repart et Kathryn n’est pas revenue. Ellen la voit passer sur le quai. Dans un sac qui contient tout ce dont a besoin un bébé, Kathryn a laissé un message : « Protégez Mia, s’il-vous-plaît. Méfiez-vous de la police. Ne faites confiance à personne ».

Ellen et son mari ont justement interrompu leur relation, parce qu’elle ne semblait pas pouvoir avoir d’enfant, ce que le spécialiste qu’elle vient de rencontrer lui a confirmé. C’est donc avec un certain plaisir, « crainte et tremblement », pourrions-nous dire, qu’elle décide d’assumer cette mission de protéger Mia jusqu’au bout. Mais le bout est pas mal plus loin qu’elle ne le pense…

Pas facile de protéger quelqu’un quand on ignore d’où vient la menace. C’est qui ce bébé ? Est-ce que Kathryn est sa mère ? Qui veut s’en emparer ? Son père ? Et pourquoi se méfier de la police ? Pourquoi confier Mia à Ellen plutôt que de la garder ? Les réponses à ces questions apparaîtront à travers plusieurs aventures dont Ellen est victime : d’abord kidnappée avec Mia, puis mise pratiquement en accusation par la police, blessée sérieusement par un pistolet électrique après que sa maison eût été saccagée, continuellement suivie par on ne sait qui, impliquée dans une affaire de tueur en série spécialisé dans les jolies jeunes femmes dont la dernière, à moitié morte, serait peut-être la mère de Mia; enfin probablement menacée par ceux qui prétendent l’aider…

Difficile de laisser tomber ce roman une fois qu’on l’a commencé. Trop de questions simples exigent une réponse claire. Et on se sent inexorablement glisser dans ce qui semble être des sables mouvants impitoyables : dans quel pétrin démesuré Ellen s’est-elle naïvement engagée dans les meilleures intentions au monde avec des moyens vraiment inadéquats. Non pas qu’Ellen soit une faible femme : elle a été formée dans l’armée et elle sait faire face. Mais son besoin d’être responsable de Mia envers et contre tous, nourri par un tenace sentiment de culpabilité, la pousse à foncer tête baissée dans n’importe quel piège.

Cela dit, le thème le l’attachement à un bébé inconnu pourrait être traité de façon bêtement sentimental. Ce n’est pas le cas parce que le bébé, à peine apparu, disparaît. Et aussi parce que la nostalgie et la culpabilité d’Ellen la poussent continuellement dans l’action. Et enfin parce qu’on espère toujours que cette action va finir par nous fournir des réponses essentielles.

Ellen est vulnérable à la manipulation, mais on peut difficilement le lui reprocher quand on s’aperçoit que l’auteur nous a bien manipulés nous aussi.

Extrait :
Il y a un homme derrière la porte.
Pendant cette fraction de seconde où je reste tétanisée, j’ai le temps de remarquer deux choses.
Il est tout habillé de noir.
Il porte une cagoule.
Et puis une terreur liquide, absolue, se déverse de mon ventre à mes pieds, une vague de peur si violente que je perds presque l’équilibre. L’image de l’étranger du train, il y a deux jours, s’impose à moi. Mince. Le regard fixe. Les mitaines. Il m’a retrouvée. Nous nous dévisageons un moment puis il fait un pas en avant, comme une araignée qui sortirait de l’ombre.
Un inconnu masqué chez moi. Un cinglé qui m’a suivie. Un meurtrier, peut-être.
Je fais un mouvement vers la porte ouverte mais sa main jaillit pour la refermer brutalement. Le bois verni  claque contre l’encadrement comme un coup de feu dans le silence. Il hoche la tête lentement – non – , ses yeux sont comme deux têtes d’épingle brillantes au milieu de sa cagoule. Avec ce masque, il a l’air d’un terroriste, d’un assassin, mais il y a quelque chose de familier dans sa façon de se mouvoir, dans l’articulation de ses membres. Je cherche du regard, parmi les objets au sol, quelque chose qui puisse me servir à me défendre. Couvertures, draps, vêtements, coussins, il n’y a rien de dur, rien qui soit susceptible de faire mal.

Niveau de satisfaction :
4.4 out of 5 stars (4,4 / 5)

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L’illusion du mal – Piergiorgio Pulixi

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale :
2021 (Un colpo al cuore)
Date de publication française :
2022 – Gallmeister
Traduction (italien) :

Anatole Pons-Reumaux
Genres :
Enquête, thriller
Personnages principaux :
Rais Mava et Eva Groce, inspectrices de police à Cagliari – Vito Strega, vice-questeur à Milan

Après qu’un pédophile ait été acquitté parce que la procédure a traîné en longueur et que la date de prescription est arrivée, des milliers d’Italiens reçoivent une vidéo sur leur téléphone portable intitulée « La loi, c’est toi ». Elle montre le pédophile récemment acquitté, ligoté et complètement édenté. Un homme masqué explique que ceux qui ont reçu la vidéo peuvent voter en suivant le lien qui l’accompagne pour choisir entre le «OUI» pour la peine maximale et le «NON» si la punition déjà infligée (l’arrachage de toutes ses dents) leur paraît suffisante. La vidéo devient virale sur internet. Plusieurs centaines de milliers d’Italiens participent au vote. Ce n’est que le début des exploits de celui que les médias ont surnommé le Dentiste. La majorité de la population va soutenir ce vengeur masqué. À Cagliari, les inspectrices Rais Mava et Eva Groce sont chargées de l’enquête, mais vu l’ampleur que prend l’affaire, les autorités décident d’envoyer sur place un criminologue de haut vol : le vice-questeur Vito Strega.

Pulixi met en scène un genre de redresseur de torts qui a pour but apparent de pallier le laxisme de la justice. En fait il monte la population contre la police et la justice. C’est un semeur de colère sociale, il exacerbe la haine et la dirige contre le système judiciaire. L’emballement des réseaux sociaux amplifie la colère et certains médias avides d’audience en rajoutent dans le sensationnel. La grande intelligence du vengeur masqué est de savoir jouer avec les frustrations des gens et de mettre ainsi la population de son côté dans une inversion des rôles étonnante : en rendant justice, il est le bien, alors que la police qui le traque devient le mal.

L’auteur se livre à une critique sévère du système de justice : « l’Italie est un pays où il est courant de poursuivre les victimes, surtout si ce sont des femmes, tandis que les coupables courent en liberté ». Le rôle nocif des réseaux sociaux qui brouillent les frontières entre la réalité et la fiction est également évoqué. La corruption, notamment celle des magistrats, est aussi signalée. La dénonciation des tares du monde contemporain n’empêche pas l’auteur de construire une intrigue astucieuse et bien élaborée qui ménage des retournements de situation efficaces en maintenant un bon suspense.

C’est donc dans un contexte difficile que les policiers doivent enquêter. Rais Mava et Eva Groce, inspectrices de police à Cagliari, sont à pied d’œuvre. Elles sont aussi dissemblables que possible. Rais est une femme élégante et soignée. Elle est divorcée et doit s’occuper de sa fille, une adolescente vive et effrontée. Dans le passé, Rais a été trahie par des collègues, elle ne fait confiance à personne. Elle est impétueuse et colérique, elle jure souvent en sarde. Eva a un style vestimentaire radicalement différent : jean troué, veste en cuir de motarde, piercing au nez, Doc Martens et cheveux roux détachés qui lui donnent un air sauvage. Elle se déplace en moto. Eva porte une grande blessure en elle : la mort de sa fille dont elle s’estime responsable. Cela la pousse parfois à jouer les trompe-la-mort en prenant des risques inconsidérés. Au boulot, elle est posée et réfléchie. Le drôle de binôme que forment Rais et Eva est efficace, elles se chamaillent souvent et s’entendent pourtant bien. Elles ont obtenu ensemble de bons résultats. Le vice-questeur Vito Strega arrive de Milan pour renforcer l’équipe. C’est un homme imposant d’un mètre quatre-vingt-quinze, plein de muscles. Il a une autorité naturelle et une grande compétence. Il ne laisse pas indifférentes les deux policières, surtout Rais qui fantasme sur lui. Peut-être l’auteur en fait-il un peu trop dans le domaine du mâle dominant : grand, beau, fort et intelligent. Rais, Eva et Vito ont en commun d’être devenus des parias, mis sur la touche à cause du succès de leurs enquêtes respectives qui ont dérangé quelques personnages puissants et hauts placés. La diversité d’origine des divers protagonistes est illustrée par l’utilisation de mots ou de phrases en dialecte sarde, sicilien ou vénitien.

Ce roman mêle habilement critique sociale et enquête policière. C’est un polar réussi qui, même s’il se lit facilement, n’exclut pas la réflexion.

Extrait :
— Vous vous interrogerez sur les raisons de cette injustice. En réalité, c’est presque la norme. Les tribunaux devraient être une institution fiable. La loi devrait protéger les citoyens contre toute forme de violence perpétrée par un individu usant de sa force. Ça, c’est en théorie. Mais aujourd’hui, la loi ne défend que l’ordre établi, l’État, et ce en gravant dans le marbre les injustices et les inégalités, en discriminant des catégories sociales sans défense, en foulant aux pieds la dignité humaine et en anéantissant des victimes. Ce n’est pas une question de justice ou d’injustice. Mais seulement de pouvoir. Qui détient le pouvoir détient aussi la justice. La manière dont l’État opère son magistère punitif est totalement inadaptée aux cas individuels. Prenons celui-ci. Les causes ? Un système saturé. Des effectifs exsangues. Un arriéré judiciaire insoutenable. La loi impose de donner la priorité aux procès avec des détenus. Dès lors, ceux qui comparaissent librement sont relégués au second plan, et la moitié des dossiers finissent en prescription, comme dans le cas de notre ami. Ce système en crise produit de l’injustice au quotidien, dans une sorte de cercle vicieux… Pour moi, l’heure est venue de dire stop.

Quand les premières notes de Caught Out In The Rain emplirent le loft et que la chaude voix blues de la chanteuse commença à soulager son âme, Vito s’assit sur le Chesterfield confortable en cuir vieilli et ferma les yeux, bercé par les solos déchirants de la guitare de Joe Bonamassa.

Beth Hart – Caught Out In The Rain

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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Le cas Chakkamuk – Roy Braverman

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Hugo)
Genres :
Enquête, thriller
Personnage principal :
Dempsey, journaliste et écrivain

« Ah, je l’ai trop aimé pour ne le point haïr » [1]

C’est vrai que les trois premiers Braverman que j’ai lus m’ont ébloui. Quelle déception que ce Cas Chakkamuk !

Brian, le mari de Brenda, disparaît. Laureen, la sœur de Brenda, incite son mari, le shérif Doug, à coucher avec sa sœur pour qu’elle ne sombre pas dans la déprime qu’occasionne chez elle l’abstinence forcée. Doug finit par accepter cette mission qui semble satisfaire Brenda. Sauf que, le lendemain, Brenda et Laureen accusent Doug de les avoir violées ! Son adjoint, Taylor, l’arrête. L’ex-shérif Blansky et l’écrivain Dempsey se mêlent de l’enquête. On finit par découvrir le cadavre de Brian. Le FBI intervient avec plus ou moins de succès. Heureusement, notre vieil ami, l’Arménien Mardiros[2], passait par là : il démontre que le problème n’était pas si compliqué que cela.

J’ai été incapable d’embarquer dans cette histoire malgré le point de départ canon. Ça vire rapidement à la banalité. D’abord, les personnages sont très minces : Brenda baise tout ce qui bouge, sa sœur Laureen est niaiseuse, l’ex-shérif Blansky et l’écrivain Dempsey passent leur temps à se promener et à prendre un verre, les deux agentes du FBI, Daimler et Willow, frisent la caricature; le shérif-adjoint Taylor semble plutôt perdu dans cette histoire; Doug paraît jouer à l’homme invisible. Seul Mardiros, même si on passe une bonne partie du temps à le chercher, apporte un peu plus de substance, mais on lui fait jouer un drôle de rôle, comme s’il se trompait d’enquête et qu’il avait un don spécial pour faire parler Laureen, par exemple. Il reste réjouissant et demeure un personnage absolument improbable.

Aussi, les décors, si convaincants dans la trilogie de Freeman et dans Manhattan Sunset, se réduisent à du carton pâle, des reflets dans l’eau, des soleils couchés ou pas encore levés.

Quant aux petits paragraphes qui précèdent chaque chapitre, qui font allusion à des philosophes comme Sartre ou qui empruntent des poèmes comme Rime to an Ancient Mariner, ils ajoutent à la confusion sans apporter grand-chose d’intéressant. Et, parlant de confusion, il est assez bizarre qu’on ait laissé passer : « Brian Ross charge sa voiture et quitte sa femme Laureen… »

[1]  Andromaque

[2] Qu’on retrouve dans plusieurs Braverman précédents.

Extrait :
Daimler plaque le vieil Arménien contre le mur et lui passe les menottes.
Monsieur Mardirossian, je vous arrête pour violation d’une scène de crime, obstruction à la justice et dissimulation de preuves. Le shérif McFly va vous lire vos droits.
Oh, rassurez-vous, je les connais. Vous êtes ma 248e arrestation en quarante ans de carrière. Mais je trouve inattendu le motif de dissimulation, alors que je vous fais justement découvrir des indices.
Ce n’est pas à vous de le faire, Mardirossian, et ces fibres sont désormais suspectes de par votre faute. En cas de procès, la défense aura beau jeu d’affirmer qu’elles ont été placées là par vous dans le but de nuire à sa cliente.
Bon, très bien, alors je ne dirai plus rien. Je vous laisse trouver l’indice suivant par vous-même.
Ne jouez pas à ça avec moi, Mardirossian, vous allez sérieusement aggraver votre cas. Qu’avez-vous trouvé d’autre ?
Un indice très précieux, d’après moi. Disons au prix de ma liberté de mouvement et de la levée de toutes ces méchantes accusations.
Allez vous faire voir, Mardirossian.
Agent Daimler, intervient McFly, si le procureur veut boucler le dossier pour demain…
Daimler ferme les yeux le temps de contenir sa colère et se résout à enlever les menottes des poignets de Mardirossian sans ménagement.
Et pour les accusations ?
C’est bon, Mardirossian, c’est bon, elles sont levées, répond McFly à la place de Daimler.

Lac du Rhode Island

Niveau de satisfaction :
3 out of 5 stars (3 / 5)

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Comme des bêtes – Violaine Bérot

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2021 – Buchet/Chastel
Genre :
roman noir
Personnages principaux :
L’Ours, surnom d’un grand gaillard asocial et Mariette, sa mère

Dans un village isolé des Pyrénées, Mariette et son fils surnommé l’Ours vivaient tranquillement depuis des années. Le fils a été surnommé l’Ours parce qu’il est grand et costaud, il ne parle pas, il grogne, surtout quand on s’approche trop de lui. Il a une peur viscérale des gens. Un jour, un randonneur qui passait par là l’a aperçu en compagnie d’une fillette nue. Il a signalé le fait à la gendarmerie. Les gendarmes ont décidé de lancer une opération spectaculaire pour « sauver » la fille. C’est ainsi que la vie paisible des habitants de la vallée se trouve bouleversée.

Le livre se présente comme une succession d’auditions de gendarmerie dans laquelle chaque témoin donne sa vision concernant le comportement de Mariette et de son drôle de fils. Il en ressort que finalement la totalité de ceux qui les connaissait, de près ou de loin, les considérait comme des gens, certes un peu marginaux, mais finalement bien intégrés et ne posant aucun problème à personne. Les témoignages sont bienveillants. Seule l’institutrice du village considérait que le fils est handicapé et qu’il devrait être soigné dans un établissement spécialisé. Ce qu’a refusé tout net sa mère. D’autres signalent le don qu’a ce garçon avec les animaux : il est capable de déceler leurs souffrances et de les guérir. Bref, tout le monde vivait bien tranquillement dans cette vallée avant l’opération médiatisée du sauvetage de la fillette dont très peu de gens connaissaient l’existence. Ce qui revient aussi dans les témoignages, surtout ceux des anciens, c’est la légende de la grotte aux fées : les fées auraient pris possession d’une grotte à flanc de falaise dans laquelle elles y cacheraient des bébés qu’elles volent. En fait ce serait plutôt des bébés abandonnés par des mères en détresse. En aucun cas il ne faudrait tenter de reprendre un bébé aux fées, ce serait provoquer à coup sûr des calamités qui s’abattraient sur le pays. Alors, selon les croyances des anciens, la fillette aperçue ne pourrait-elle pas être un bébé des fées ?

La gendarmerie, gardienne des institutions, n’a que faire de ces légendes locales. Ce qu’il faut c’est donner à la gamine une éducation normale et punir ceux qui l’ont maintenu dans un état sauvage. Peu importe ce que veulent les principaux intéressés, on ne se pose même pas la question de leur intérêt supérieur : il faut être conforme aux normes de la société. Devenir des gens normaux, normés. Vivre dans la nature, en accord avec elle, sans contact administratif est pour le moins suspect et même illégal. Le droit à la différence n’est pas reconnu.

Avec une économie de moyens et toute en sobriété, Violaine Bérot nous donne un roman court (160 pages) mais percutant. Ici pas de phrases ronflantes, pas de prise de position enflammée, seulement les mots simples de gens simples, étonnés et souvent agacés, de devoir témoigner devant des gendarmes zélés à qui personne n’a rien demandé et qui n’apportent que le chaos.

Comme des bêtes est un livre puissant, à la fois poétique et réaliste. C’est un excellent roman hautement recommandable.

Quelques mots sur Violaine Bérot tant il n’est pas courant de voir des gens comme elle passer de l’informatique à l’élevage de chèvres à plein temps. C’est pourtant ce qu’elle a fait tout en ne cessant jamais d’écrire. C’est la fille de Marcellin Bérot, montagnard et auteur de plusieurs ouvrages sur les Pyrénées, et de Marie-Claude Bérot, puéricultrice et auteur de livres jeunesse. Elle a elle-même écrit une dizaine de livres.

Extrait :
Pourquoi je suis aussi en colère ? Mais vous vous foutez de moi ? Vous ne trouvez pas normal qu’une mère à qui on a aussi brutalement, aussi violemment enlevé son enfant soit en colère ? Vous êtes fiers de la façon dont vous avez procédé ? Envoyer un hélicoptère, rien que ça ! Et l’attraper dans un filet ! Vous pensiez capturer quoi ? Une panthère ? Un tigre ? Mais imaginez que l’on ait fait ça à votre propre enfant ! Imaginez ! Et pas à n’importe lequel de vos enfants, non, au plus fragile, à celui dont on vous a toujours dit qu’il n’a pas toute sa tête, qu’il ne comprend rien, celui qui a peur de tout. Imaginez. Vous ne seriez pas en colère, vous ?

Comment vous auriez dû faire ? Mais poliment, proprement, avec respect ! En venant me voir d’abord, moi, sa mère. En m’interrogeant. En me demandant de vous expliquer. En essayant de comprendre avant de sortir la grosse artillerie. En y allant par étapes. Pas en lui sautant à la gorge comme des sauvages ! Pas en jouant aux mercenaires ! Vous aviez du fric à gaspiller, c’est ça ? Des rotations en hélico à amortir ? Vous n’aviez pas fait votre quota d’interventions musclées ? Il vous fallait de l’action, une poussée d’adrénaline ? C’est ça ? 

La grotte aux fées

Niveau de satisfaction :
4.4 out of 5 stars (4,4 / 5)

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Monsieur Hämmerli – Richard Ste-Marie

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Alire)
Genre :
Psychologique
Personnage principal : Monsieur Hämmerli, tueur à gages

Il y a toujours quelque chose d’original dans un roman de Ste-Marie, probablement parce qu’il a passé plus de quarante ans à fréquenter les artistes et qu’il est peintre lui-même. Inventer un policier passionné de Schubert et de Darius Milhaud et qui, passé 45 ans, devient étudiant en philosophie, c’est peu banal.

Dans ce roman-ci, Francis Pagliaro ne fait que passer, le temps de déduire que c’est le pianiste russe Evgeny Kissin qui joue (CD) une Étude de Scriabin dans le bar à Roger, le Bar de la faillite. Roger est justement le bon ami du Gros Luce et de Monsieur Hämmerli, qui est au centre du récit comme le titre du livre l’indique. Hämmerli est un type assez sympathique, mais c’est un tueur à gages. Il tue des gens qui semblent le mériter (un prêtre pédophile, un escroc, un mourant qui trouve que l’aide à mourir n’est pas pressée…), mais il ne leur demande pas leur avis. C’est lui qui nous raconte quelques tranches de sa vie en illustrant certaines caractéristiques de son métier.

Un de ses contrats risque, toutefois, de changer sa vie : la cantatrice Donatella Bartolini lui offre de la tuer parce qu’elle est gravement malade, qu’elle se sent dépérir et qu’elle ne veut pas supporter une lente et douloureuse agonie. Mais Hämmerli se nourrit de l’art lyrique en général et des interprétations de Bartolini en particulier. Il refuse donc de la tuer. Plus précisément, Hämmerli et Donatella s’entendent sur une sorte de pacte : chaque soir, il vient écouter de la musique avec elle, cinq CD au maximum; si elle parvient à rester éveillée, il remplira sa mission à l’aube. Même s’il continue à tuer quelques personnes de temps en temps, Hämmerli passe ses soirées avec la Diva à boire du scotch et à écouter de la musique. Y a de quoi changer un homme. Mais Hämmerli ne sait vraiment pas quoi faire d’autre que de tuer du monde.

Ce roman est le résultat d’un travail de synthèse que Ste-Marie a réalisé à partir de cinq nouvelles publiées dans la revue Alibis entre 2010 et 2015. On retrouve plusieurs allusions culturelles, comme d’habitude, de Gaston Miron  à Céline Dion, en passant par Chopin et Vivaldi; par contre, on est surpris par une sorte d’humour un peu facile, surtout quand les trois amis (Hämmerli, Gros Luce et Roger) se retrouvent au bar. Le défi est de rompre avec la monotonie du sujet (les meurtres répétés d’un tueur à gages); la longue aventure avec la Diva sert un peu à ça aussi. Comme ça arrive souvent chez Ste-Marie, on dérive un peu vers le psychologique.

C’est distrayant et bien écrit, mais je ne recommanderais pas aux lecteurs qui ne connaissent pas Ste-Marie de commencer par ce livre.

Extrait :
« Vous êtes un peu en avance, Monsieur Hämmerli !
Donc… c’est vous !?
La cliente ? Oui, c’est moi. J’ai préparé votre enveloppe. Dix mille dollars, comme convenu. »
Elle a déposé l’enveloppe sur la table basse devant un grand fauteuil en cuir placé au centre de la pièce, à l’endroit idéal pour écouter la musique. J’étais un peu interloqué, je n’avais pas l’habitude à cette époque-là de suicider les gens.
« Avec quoi allez-vous me tuer, Monsieur Hämmerli ? »
Je suis resté sans voix.
« C’est Charles mon nom, j’ai dit en m’efforçant de surmonter ma surprise devant son aplomb. Monsieur Hämmerli, c’est mon nom de code, et pour vous tuer, on n’en est pas encore là… »
La dame me prenait au dépourvu.
« Écoutez… Madame… J’aimerais savoir d’abord pourquoi une cantatrice riche et célèbre comme vous veut mourir. Et pourquoi de cette façon ? »

La Diva

Niveau de satisfaction :
3.5 out of 5 stars (3,5 / 5)

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Taormine – Yves Ravey

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – Les Éditions de Minuit
Genre :
Polar décalé
Personnages principaux :
Melvil et Luisa Hammett, couple de vacanciers en Sicile

Il y a quelques nuages noirs sur le couple Hammett, Melvil et Luisa. Pour calmer le jeu, Melvil propose une semaine de vacances en Sicile. En route, impatient d’arriver le plus rapidement possible sur une plage, le mari prend une mauvaise sortie d’autoroute. Cela les amène dans un terrain vague. Une pluie torrentielle se déclenche quand ils tentent de revenir sur l’autoroute par un chemin de terre. Ils n’y voient qu’à quelques mètres quand un choc sur la carrosserie leur indique qu’ils ont heurté quelque chose. Arrivés à leur destination, à Taormine, ils constatent que l’aile avant droite de leur voiture est méchamment esquintée. Qu’ont-ils pu percuter pour faire ces dégâts ? Inquiet, Melvil décide que le mieux est de faire réparer en douce leur véhicule et de ne rien déclarer à la société de location ni à la compagnie d’assurance. Cette initiative qui devait les tranquilliser s’avère au contraire malencontreuse.

Yves Ravey a l’art de montrer comment des situations ordinaires peuvent devenir dramatiques quand une accumulation de petits ennuis finit par provoquer un gros problème : une mauvaise sortie d’autoroute, un choc sur la voiture, un doute sur la chose cognée, une réparation préventive, un garagiste profiteur, un enfant retrouvé mort, des policiers sur leurs traces, la fuite, l’exfiltration, le passage de la frontière et finalement des vacanciers qui finissent en réfugiés clandestins. Chaque décision que prennent les Hammett s’avère fâcheuse. Le couple est pris dans une tourmente d’évènements négatifs. Ils sont ballottés dans des situations de mal en pis, sans maîtriser quoi que ce soit.

Les deux personnages principaux sont le mari et la femme d’un couple qui bat de l’aile. Melvil se veut rassurant alors qu’il n’est pas trop rassuré lui-même. Il essaie de s’autoconvaincre que tout va bien et il fait ce qu’il peut pour rassurer Luisa. Il fait preuve de mauvaise foi pour se justifier. Ce n’est pas un vrai méchant comme on en trouve dans certains thrillers, c’est un lâche qui fuie ses responsabilités. En choisissant de régler ses problèmes par des solutions de facilité, il s’enfonce de plus en plus. Melvil est un salaud ordinaire. Luisa, elle, est belle et incontrôlable. Elle fait ce qu’elle veut, souvent sans tenir compte de l’opinion de son mari. Elle a toujours le dernier mot. Luisa a fait une liste des lieux à absolument visiter et elle est très contrariée quand le planning des visites n’est pas tenu. Elle parle italien, alors que Melvil ne le comprend pas, c’est donc elle qui mène les discussions avec les gens du cru. Il y a aussi entre eux une différence de classe sociale : elle est la fille du célèbre professeur en médecine Gozzolli alors que lui est au chômage, parce qu’il a toujours refusé des offres qu’il juge pas assez rémunérées ou sans voiture de fonction. L’argent du professeur améliore bien le quotidien du couple.

Nous ne sommes pas ici dans un thriller échevelé avec beaucoup d’action et des héros inoxydables. Taormine est un roman d’une grande simplicité, avec des gens ordinaires et beaucoup d’ironie. Il est imprégné d’un humour discret, pince-sans-rire. C’est une lecture agréable, un polar malicieux et décalé typique du style d’Yves Ravey (voir Trois jours chez ma tante).

Extrait :
Oui, je comprenais, c’était très simple à expliquer : Voilà, monsieur Michelini, nous sommes venus en Sicile pour voir la mer, alors nous avions l’intention de nous rendre sur une plage, le plus tôt possible, vous comprenez, nous, nous visitons le pays, mais, question de temps, nous n’avons que quelques jours à notre disposition… Et alors, pourquoi, après avoir vu la mer, ne pas se rendre directement à l’hôtel ? Votre chambre était payée. Pourquoi quitter l’autoroute ? et, dans ce cas, dans quel hôtel avez-vous passé la nuit, je suis curieux ? Ma fille m’a rapporté, vous n’êtes arrivés que le lendemain, c’est d’ailleurs l’explication qu’elle a fournie aux carabiniers. J’ai répondu que, si j’avais changé de direction, c’était par sécurité. Je me suis penché vers le patron : Je vous dois cette confidence, ai-je baissé la voix : suite au choc contre ma voiture, j’ai craint d’être suivi. Oui, je sais, à première vue, ça peut paraître déplacé, mais c’est comme ça, allez savoir. J’ai pensé aussi qu’il était tard, et que je n’allais pas me présenter à l’hôtel à une heure pareille, débarquer comme une fleur, réveiller le gardien, alors je n’ai pas réfléchi, et j’ai pris la première sortie… J’ai laissé un temps pour observer sa réaction. Il ne m’a pas semblé très convaincu.

Taormine (Sicile)

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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La maison du commandant – Valerio Varesi

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2008
(La casa del comandante)
Date de publication française : 2021
(Ed. Agullo, Points)
Traduction (italien) :
Florence Rigollet
Genres :
Enquête, géographique
Personnage principal :
Commissaire Soneri (Parme)

Écrit quatre ans plus tôt, La pension de la via Saffi, bel hommage à la ville de Parme, m’avait un peu déprimé parce que le commissaire Soneri était pas mal déprimant. J’espérais le trouver un peu mieux aujourd’hui.

Tronçon de la plaine du Pô, entre Parme et Plaisance, la Bassa, brumeuse et boueuse, constitue un décor idéal pour des trafiquants slaves qui pêchent le silure, des spéculateurs qui volent le sable du fleuve, et un gang qui traite à l’explosif des distributeurs de banque. Pas de quoi remonter le moral de Soneri qui erre à l’aveugle dans la boue et qui est loin d’en avoir fini puisqu’on vient de découvrir deux cadavres remontés à la surface du fleuve en crue, qui ne ménage rien et charrie des odeurs insoutenables. Et Capuozzo, son chef, ne l’apprécie vraiment pas : Soneri se sent poussé à la retraite. D’autant plus que l’enquête n’avance pas tellement. Et que le commissaire est de plus en plus écœuré par la pollution qui pourrit le fleuve et le paysage, par le laisser-faire des autorités, par l’égoïsme et le je-m’en-foutisme de chacun : on vient de découvrir un héros de la résistance qui est mort seul chez lui, dont le décès n’a été signalé par personne, et qui a été découvert par hasard longtemps après.

Son amie Angela et le patron du restaurant Stendhal, Bruno, tentent en vain de le sortir de sa déprime, mais, pour Soneri, les aliments jouent le rôle de médicaments et les ébats érotiques avec Angela remplissent une fonction analogue à la masturbation : sur le coup ça soulage, mais ça n’offre pas de satisfaction durable. Enfin, les longues discussions philosophiques sur la déchéance du monde d’aujourd’hui achèvent d’épuiser Soneri. Même la capture des coupables ne suffira pas à lui rendre la joie, hanté qu’il demeure par les mots de Consolini : « C’est un crime de voler ceux qui le font systématiquement en étant protégés par vos lois iniques ? Toi, policier, tu défends les voleurs qui gouvernent le petit théâtre de notre présumée démocratie. Tu ne sais pas que les mafias y ont leurs propres représentants ? Tu ne vois pas qu’ils se foutent de ta gueule ? Ceux qui t’ordonnent de capturer les boss sont les mêmes qui négocient les affaires. Mais il te faut quoi comme merdier pour te révolter ? Tu n’as pas un peu de dignité ? »

C’est vrai que l’enquête m’a paru ensevelie sous les plaidoyers idéologiques (assénées aussi avec vigueur par Nocio, l’ami solitaire de Soneri). Ils jouent pour beaucoup dans cette impression que le commissaire est toujours un peu perdu. C’est pourquoi l’enquête m’a semblé passer au second plan, comme dans La pension de la via Saffi, sauf que, dans ce dernier cas, elle était encore consistante.

Extrait : (Nocio et Soneri)
Tu l’aimes, toi, cette société où les arrogants et les malhonnêtes dirigent les gens bien ? où les pires gouvernent les meilleurs ? où la méchanceté est toujours victorieuse ? Tu l’aimes, ce monde où tout s’achète ? La justice, la respectabilité, le droit d’être aux commandes ? Pourquoi on n’aurait pas le droit de prendre un flingue quand y a des gouvernants qui peuvent décider de condamner à mort des milliers d’enfants par une simple opération monétaire, ou qui choisissent de planter du maïs pour produire du gas-oil au lieu de produire à bouffer ? Essaye de te mettre dans la peau du père d’un gosse condamné à crever de faim, et pose-toi la question : tu n’épaulerais pas un fusil ? T’as déjà vu les yeux d’un môme qui crève de faim ? (…) Le plus humain, c’est quoi ? Donner à manger à celui qui réclame ou tirer sur celui qui affame ? (…)
Si les délinquants gouvernent, alors moi aussi, je fais ce que je veux. C’est très pratique : chacun devient arbitre et établit ses propres règles. Qui peut l’empêcher ? Toi, le flic ? Qui tu représentes ? Tu t’es déjà posé la question ? De qui tu es le gendarme ? Tu le sais ou tu le sais pas que tu es payé par ceux qui font les guerres et qui affament les peuples ?

Le Pô en crue

Niveau de satisfaction :
3.4 out of 5 stars (3,4 / 5)

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Le trophée – Gaea Schoeters

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2020 (Trofee)
Date de publication française : 2022 – Actes Sud
Traduction (néerlandais Belgique) :
Benoît-Thaddée Standaert
Genre :
Roman noir
Personnage principal :
Hunter White, chasseur de trophées

Hunter White, financier américain de haut vol, est aussi un éminent chasseur de trophée. Il a acheté une licence pour pouvoir tuer le rhinocéros noir qui manque à son palmarès. En Afrique, son ami et guide de chasse Van Heeren a tout organisé pour lui. Sur place la chasse est perturbée par des braconniers. Hunter est contrarié et déçu, alors le guide lui propose une autre chasse avec un gibier vraiment exceptionnel. Un safari vraiment extraordinaire dans lequel le chasseur devra s’investir à fond et mettre sa vie en jeu. Hunter, très excité, ne peut laisser passer une telle offre qui représente pour lui le summum de la chasse. Cette décision va modifier son destin.

L’autrice nous présente d’abord la chasse aux animaux sauvages et ceux qui s’y adonnent. Dans un premier temps, le chasseur passionné qu’est Hunter est présenté positivement : c’est un puriste, il pratique son sport avec éthique et respect pour les proies. Il méprise les vantards qui posent devant les caméras, un pied sur le cadavre d’un gros animal. Il nous est aussi expliqué que la chasse au trophée est la seule forme viable de conservation de la nature et la seule méthode qui permette de préserver l’avenir des espèces menacées. Dans un monde où l’argent régente tout, celui apporté par les riches chasseurs est une ressource vitale pour les pays pauvres. Ce paradoxe peut faire grincer des dents les membres des organisations de défense des animaux. Mais petit à petit la belle image du colon blanc bienfaiteur des populations indigènes s’estompe pour montrer un autre visage : celui des exploiteurs. Au fil des pages, le lecteur normal, même pas militant, se pose quand même des questions sur les instincts qui animent ces gens riches qui jouissent de massacrer des animaux qu’eux-mêmes trouvent magnifiques : sentiment de puissance exacerbé, besoin irrépressible de domination, preuve de virilité ? Que penser de Hunter qui a offert à sa future femme une girafe empaillée qu’il est allé tuer en Afrique et que penser de celle qui a accepté un tel cadeau ? Des gens hors du commun ou plus communément des malades mentaux ?

La partie finale de l’intrigue bascule dans l’atroce. Le dernier chapitre, très cinématographique, est horrible et magnifique de noirceur.

Ce livre pose beaucoup de questions, c’est au lecteur de trouver les réponses. Il est question de vie et de mort, de colonialisme, de croyances et coutumes ancestrales, de la relation avec la nature, avec les animaux … L’autrice montre des gens, la façon dont ils agissent, les conséquences qui en résultent, mais jamais elle ne prend parti. Pas de jugement, pas de critique, juste des faits qui suscitent la réflexion.

Le trophée est un livre écrit avec talent et superbement traduit. Roman noir et puissant, mais assez déstabilisant, tant sa forme que dans son fond.

Extrait :
Jeans boit une gorgée de sa bouteille. Sa léthargie apparente a fait place à un vif désir d’échange, la discussion le ranime.

“Que pensez-vous qu’il va arriver aux hommes qui ont tué votre rhinocéros ? Peu importe qui les attrapera, la police ou les gardes forestiers. L’armée abat chaque année plus de braconniers pour protéger votre gibier que les braconniers ne tuent de rhinocéros. Ordre du gouvernement. Pour protéger l’économie. Cette chasse à l’homme est un sous-produit de la chasse au trophée. Et qui paie pour cela ?”
Jeans le nargue à présent sans aucune gêne.
“Vous. Avec chaque dollar que vous dépensez pour la prétendue conservation de la nature.”
Le goût aigre remonte à la bouche de Hunter, et cette fois la bière tiède ne suffit pas à le faire disparaître. Il n’aime pas la tournure que prend cette conversation. Ce qu’il voulait obtenir de Jeans, c’était l’indignation. La colère. Tout sauf ça.

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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La malédiction d’Edgar – Marc Dugain

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2005 (Gallimard)
Genres :
historique, espionnage
Personnage principal :
Edgar Hoover, directeur du FBI de 1924 à 1972

Ce n’est pas exactement un roman policier ni un roman d’espionnage, même si le FBI utilise tous les moyens pour mettre à nu l’intimité de ses suspects (à peu près la moitié des Américains), et même si se déroulent devant nos yeux les complicités du FBI, des caïds de la pègre, des politiciens véreux, des policiers ripoux et des magnats du pétrole. Dugain nous présente son œuvre comme un roman, mais tout le livre apparaît comme la transcription du journal personnel (Souvenirs) de Clyde Tolson, no 2 du FBI de 1932 à 1972, adjoint et amant d’Edgar Hoover. C’est parfois un peu agaçant de ne pas savoir si un passage correspond à la réalité ou à l’imagination de l’auteur, mais je crois que tout ce qui touche de près Hoover, les Kennedy, Eisenhower, Johnson et Nixon doit être exact sans quoi Dugain s’exposerait à bien des poursuites.

Hoover a régné sur les États-Unis de 1924 à 1972. C’est certainement l’homme qui a amassé le plus d’informations sur l’ensemble des Américains, du chef syndical au Président. On l’a surtout connu après la Deuxième Guerre mondiale, au moment de sa croisade anticommuniste commencée en 1947, qu’il a poursuivie jusque dans les studios d’Hollywood, brimant la carrière de bien des réalisateurs et comédiens, allant jusqu’à pousser à l’exil Charlie Chaplin (1952) à cause de ses supposées sympathies communistes et de son mode de vie dissolu.

Les Souvenirs de Clyde Tolson se divisent en une quarantaine de chapitres selon les sujets traités. Les Kennedy occupent une place importante dans ce livre, John et Robert, bien sûr, mais aussi le père Kennedy, Joe, compromis dans le trafic d’alcool lors de la prohibition, mais qui ne traite pas moins Edgar en ami. La relation entre la pègre, la politique, l’argent et le pouvoir s’impose d’emblée. Hoover suit de près le soutien important de Joe dans l’élection de Roosevelt en 1932, et surtout dans sa réélection en 1936. C’est peut-être par prudence qu’on l’envoie comme ambassadeur en Grande- Bretagne. Le dossier que Hoover a monté sur lui est impressionnant : « On ne peut pas se désintéresser de l’homme qui a baisé pendant des années le plus grand symbole sexuel que l’Amérique ait produit, Gloria Swanson. Rien que pour cela, il mérite une surveillance rapprochée ».

Ça donne le ton à l’ensemble du livre : Hoover s’arrange pour tout savoir sur les principaux acteurs de la vie politique et économique américaines (téléphones sur écoute, micros cachés dans des appartements, agents infiltrés, entrevues et texte analysés) et il n’hésite pas à multiplier les avertissements et les arrestations. Son attitude vis-à-vis de la pègre est ambigüe : il commence par en nier l’existence mais, ne pouvant maintenir ce point de vue, il décide de laisser le Bureau des Narcotiques et des Impôts s’en occuper, prétextant que le FBI n’est pas assez bien équipé pour lutter contre la pègre. Ça ne l’empêche pas de rassurer le caïd Lansky et de profiter de ses tuyaux quand il le rencontre aux courses. Apparemment, il craindrait aussi que soit publiée une photo compromettante de Tolson et lui.

Plus près de nous, il semble que régnait une sorte d’entente cordiale entre la pègre chassée de Cuba par Castro et les militants anti-communistes inspirés par la croisade de Hoover. Cette complicité s’éteindra après l’échec de l’invasion de la Baie des Cochons. Dans le cas de l’assassinat de John Kennedy, une thèse intéressante soutient que la pègre  ne croyait plus pouvoir le manipuler facilement; par ailleurs, le Président avait tendance à agir sans consulter, ce qui vexait les généraux (par exemple, sur la crise des missiles); enfin, Hoover ne tenait pas tellement à intervenir pour protéger John, à cause de sa vie de débauche, les femmes se succédant dans son lit à un rythme affolant. Il semble donc que la pègre l’ait assassiné et que la CIA aurait organisé l’ensemble de la mise en scène. Robert aurait aussi été assassiné parce qu’il poursuivait une lutte implacable contre la pègre, qu’il n’écoutait personne et attirait à lui les pacifistes, les défenseurs des droits civiques, les bien-pensants d’Hollywood, « l’Amérique des dépressifs et des rêveurs (Tolson) ». Impensable de donner le pouvoir à ces gens-là. Il fallait donc se débarrasser de Robert Kennedy. « Les Texans et la CIA ont organisé toute l’opération » (Hoover).

Une autre mort suspecte, moins importante politiquement, mais pas moins désolante, c’est celle de Marilyn Monroe, qui avait été l’amante des deux frères Kennedy, surtout de John, qui avait rompu avec elle. Marilyn ne l’acceptait pas, le harcelait, et avait fini par le menacer de divulguer dans une conférence de presse non seulement leurs ébats sophistiqués mais aussi les confidences politiques qu’il lui avait confiées. La thèse de son suicide est aujourd’hui écartée, et bien des documents sur l’autopsie ont mystérieusement disparu. Marilyn aurait été plutôt assassinée sous l’ordre d’un homme très connu qui avait toujours eu à cœur de sauvegarder l’honneur des Kennedy et le prestige de John…

C’est un livre qui se lit tout seul et qui permet de comprendre comment on peut, avec bonne conscience, persister à être anti-juif, anti-noir, anti-irlandais, anti-hippy, se dresser brutalement contre toute critique du capitalisme américain, mépriser les femmes, les syndicats, les marginaux, les pleurnichards et les agités.

À côté de Hoover, Trump c’est de la bière d’épinette !

Extrait : (Hoover/Kennedy)
Je vais être franc, monsieur le Président. Votre frère n’a aucune idée précise des liens qui vous unissent, vous et votre père, au grand patron de la pègre, j’ai nommé Sam Giancana. Je ne me permettrai pas de juger sur le fond. Je constate seulement que des écoutes effectuées par le FBI révèlent que Giancana est engagé avec votre famille à plusieurs titres.
Qui sont ?
Votre père a sollicité l’aide de Giancana pour favoriser votre élection dans l’Illinois et la Virginie-Occidentale. L’Italien s’en vante. J’ai cru entendre dans certaines conversations qu’il en attend un retour, au moins sous la forme d’une certaine tolérance à son égard de la part du ministère de la Justice. Plus récemment il nous a révélé avoir été contacté par la précédente administration pour aider la CIA à éliminer physiquement Fidel Castro. Il a accepté mais il a retardé l’action de la mafia pour paralyser Nixon. Une affaire extrêmement délicate si elle venait à surgir sur la scène internationale (…) On ne peut pas utiliser Giancana dans de telles proportions, et le harceler, sans qu’un jour il en résulte de très graves désagréments. Et puisque j’en suis aux confidences, je ne crois pas inutile de vous prévenir que nos écoutes révèlent des liens que vous entretenez avec des jeunes femmes dont vous êtes tout à fait libre d’apprécier l’amitié, ce qui ne me dérange en rien sauf que, s’agissant de Judith Campbell, il est patent que cette femme est la maîtresse de Giancana, de Rosselli et peut-être de Sinatra à l’occasion, lesquels ne font pas mystère de cette complicité que vous partagez, ni de la rumeur grossissante alimentée par la très ravissante mais « oh combien » instable Marilyn Monroe, qui se répand comme les eaux d’un barrage dans une plaine inondable, sur l’amour irraisonné qu’elle porte au président des États-Unis.

Hoover

Niveau de satisfaction :
4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

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