Par Michel Dufour
Date de publication originale : 1870
(The Mystery of Edwin Drood)
Date de publication française : 1956 (Marabout)
Traduction : Paul Kinnet 1
Genres : Enquête, thriller, historique
Personnages principaux : Edwin Drood et John Jasper, son oncle
C’est une surprise pour plusieurs de retrouver Dickens parmi les auteurs de romans policiers. C’est son dernier roman, interrompu par sa mort soudaine en 1870. On ne savait pas encore comment Dickens aurait terminé son récit, et les hypothèses n’ont pas manqué de se multiplier. L’auteur belge Paul Kinnet a trouvé une solution au mystère de la disparition d’Edwin Drood, qui semble avoir satisfait la plupart des commentateurs. Fidèle aux personnages et au sens de l’intrigue, Kinnet a ajouté environ 15% à l’ensemble déjà écrit.
Vers le milieu du XIXe siècle, dans une petite ville d’Angleterre pas très loin de Londres, Cloisterham, connue surtout pour sa vieille cathédrale et son pensionnat pour jeunes filles, c’est habituellement le calme plat. La veille de Noël, cependant, le jeune et fringant Edwin Drood disparaît. Il était sur le point d’épouser Rosa, orpheline plus ou moins confinée au couvent des Nonnes, qui lui avait été promise par testament à cause de l’amitié entre les deux pères. Rosa est jeune et belle, naïve dans bien des domaines, attachante et séduisante malgré elle. On comprend que plusieurs hommes la convoitent : Edwin, bien sûr, mais aussi son oncle John Jasper qui enseigne le chant à Rosa, de même que le bouillant Neville Landless, qui arrive de Ceylan avec sa sœur jumelle, Helena; et plusieurs autres hommes mûrs qui s’intéressent à elle plus ou moins paternellement. Rosa est d’autant plus attirante qu’elle détient une petite fortune.
Sexe, argent… il ne reste plus que le meurtre pour réunir les principaux ingrédients des romans de détection, les whodunit. Après des mois de recherches, on a retrouvé dans une petite rivière la montre et l’épingle à cravate d’Edwin, mais rien de plus. Plusieurs estiment qu’il est mort, probablement assassiné. Neville est soupçonné mais, sans le corps, on ne peut rien faire contre lui. Bien d’autres personnages sont d’ailleurs liés à Edwin et Rosa : d’abord l’oncle Jack (seulement 6 ans de plus qu’Edwin), le révérend Crisparkle, sportif et apparemment bienveillant, le tuteur de Rosa, Grewgious, maladroit en société, qui manifeste plus de bonne volonté que de diplomatie, le commissaire priseur Sapsea, prétentieux et peu brillant; et qu’en est-il de la jumelle de Neville, Helena, qui aime beaucoup son frère, ou de Miss Twinkelton, directrice du couvent, discrète, efficace, et qui aime beaucoup Rosa ? Dickens prend tout son temps pour nous présenter ces personnages dont certains semblent venir des drames de Shakespeare, d’autres des comédies de Molière.
On en oublie presque la disparition d’Edwin : aurait-il simplement voulu fuir la rupture de ses fiançailles avec Rosa ? Pour l’oncle Jasper, c’est un meurtre et il jure bien de dépister le meurtrier et de venger Edwin. Mais l’histoire se complique par l’arrivée du voisin de Neville, un certain Monsieur Tartar. Qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire ? Sans parler de l’étrange individu Dick Datchery, un vieil « oisif, qui vit de ses revenus et désire s’installer à Cloisterham », comme il se définit lui-même. S’installer à Cloisterham, quelle drôle d’idée ! Enfin, pourquoi Rosa doit-elle s’enfuir de Cloisterham ?
Lentement, mais sûrement, Crisparkle, Grewgious et Tartar s’associent pour passer à l’action dans le but de coincer l’assassin d’Edwin. Avec l’aide de Neville et de l’étrange monsieur Datchery. Ils ne sont pas au bout de leurs surprises.
Roman d’enquête original, bourré d’imagination, où on retrouve quelques décors typiques au XIXe siècle anglais : les fumeries d’opium, le macabre, la cathédrale sinistre à côté du cimetière, les cloîtres ou couvents, la présence douteuse de l’Orient, des Chinois qui gèrent les fumeries aux immigrés comme Neville et Helena. Dickens nous entraîne dans ces petites villes de la banlieue londonienne qu’il connaît bien; et on reconnaît son style décapant et son ironie mordante quand il décrit des bourgeois décadents et des parvenus qui ont plus d’argent que d’intelligence ou de culture. On a parfois l’impression d’assister à des dialogues socratiques. Ne disons pas que l’intrigue policière est négligée, mais elle s’inscrit dans un roman d’auteur qui ne renonce pas à ses qualités d’écrivain. Le mystère capte notre intérêt; l’ensemble nous séduit.
1 Kinnet est un écrivain belge, qui a achevé l’œuvre interrompue par la mort soudaine de Dickens, qui avait alors rédigé 85% de son roman. Kinnet a ajouté quelques pages au chapitre 23 et a rédigé les chapitres
24 à 29.
Extrait :
C’est une très vieille ville que Cloisterham, et pas du tout l’endroit rêvé pour quiconque apprécie les attraits du monde tumultueux. C’est une ville monotone, silencieuse, qui semble imprégnée de l’odeur d’humus qui se dégage de la crypte de sa cathédrale. On y trouve tant de vestiges de tombes monastiques que les enfants de Cloisterham font pousser leurs salades dans la poussière vénérable d’abbés et d’abbesses, et que leurs pâtés de sable sont faits de nonnes et de petits frères. En retournant son champ, le paysan accorde le même intérêt aux puissants lords trésoriers, archevêques et évêques de jadis que l’ogre de la fable en portait à son importun visiteur : il moud leurs os pour en faire son pain.
C’est aussi une ville endormie que Cloisterham. Ses habitants semblent considérer, avec une inconscience plus étrange que rare, qu’elle a vécu toutes ses aventures dans le passé et qu’elle n’en connaîtra plus d’autres. C’est là une curieuse manière de tirer la leçon de l’Histoire, mais il en a toujours été ainsi depuis la nuit des temps. Quant aux rues de Cloisterham, elles sont tellement silencieuses – encore que toujours prêtes à faire écho à la moindre provocation – que, par les jours d’été, les volets de ses boutiques osent à peine claquer lorsque souffle le vent du sud. Et lorsque passent les chemineaux tout rongés de soleil, ils ont un regard étonné et pressent le pas pour échapper plus vite à son oppressante respectabilité et sortir de ses murs.
Niveau de satisfaction :
(4,4 / 5)