Ceux de là-bas – Patrick Senécal

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2019 (Alire)
Genre : suspense ésotérique
Personnage principal : Victor Bettany, psychologue consultant

Au début de ce siècle Jean-Jacques Pelletier et Patrick Senécal m’apparaissaient comme les deux auteurs de polars québécois les plus intéressants avant que ne se fasse valoir la génération des Martin Michaud, Andrée A Michaud, Hervé Gagnon, Guillaume Morrissette, André Jacques (et j’en passe comme les très bons Houde, Côté, Lemieux, Martineau et l’éternelle Chrystine Brouillet). Le dernier Pelletier (On tue) m’avait montré que certains des vieux loups n’avaient pas jeté la serviette. Qu’en est-il du dernier Senécal?

Le récit principal est encadré par une parenthèse dramatique qui nous montre bien que le principal personnage du roman, Victor Bettany, psychologue consultant au Cégep de Drummondville, est un gars bien malchanceux : après un tour dans un bar avec des amis, à Montréal, Victor rentre à pied à son hôtel et doit se retirer dans une ruelle pour uriner; il est alors témoin d’un apparent deal de drogues; son témoignage à la police reste plutôt vague. Mais le truand impliqué, Fêlé Nadeau, de crainte d’être dénoncé par Victor à son procès, lui ordonne de disparaître avant de recevoir un éventuel subpoena. Victor disparaît donc à l’étranger et rentre au Québec 4 ans après.

C’est alors que commence le récit principal. Bien que sceptique, Victor décide d’assister à un spectacle d’hypnose. Malgré lui, il est choisi comme cobaye par Crypto, le jeune hypnotiseur qui lance un spectacle dans lequel il prétend explorer les zones sombres de l’être humain. Quand Victor sort de son sommeil hypnotique, il constate que plus de 100 personnes qui assistaient au spectacle sont étendues autour de lui, mortes. Abasourdi, il regagne son logement après avoir emporté plusieurs cellulaires qui appartenaient aux morts pour essayer de voir ce qui s’était produit. Impossible d’aller à la police, au cas où il serait toujours recherché comme témoin, et où Fêlé apprendrait qu’il s’est entretenu avec des policiers.

En essayant de voler l’ordinateur de Crypto pour en apprendre davantage, Victor est surpris par Arnaud, le jeune ami de l’hypnotiseur, spécialiste en sécurité cybernétique, qui veut aussi comprendre ce qui s’est passé, mais qui se méfie de Victor. Pendant qu’il tentera de décrypter les cellulaires, Victor, obsédé par la peur de la mort, subira la mort de son père et sera hanté par des hallucinations de plus en plus affreuses. Puis, il lui semblera provoquer la mort d’autres personnes, sans le vouloir.

Sur le point de comprendre le processus qui l’emmène à provoquer la mort, il est arrêté par la police, suite à une bagarre dans un bar. Rien de sérieux, sauf que Fêlé l’apprend et projette de se débarrasser définitivement de Victor.

Le sujet est, sans doute, original. Et le personnage de Victor est ciselé dans les détails. De sorte que c’est le personnage, plutôt que l’intrigue, qui est travaillé avec minutie : un raffinement psychologique par une description minutieuse des gestes de Victor liés à sa peur de la mort, plutôt qu’à une dissertation soporifique de ses complexes et de son enfance malheureuse. C’est en le voyant agir qu’on comprend sa désintégration progressive, la perte de sa vigueur musculaire et de sa lucidité intellectuelle. L’intrigue, c’est où s’arrêtera la décadence de Victor.

Les romans de Boileau-Narcejac partaient presque toujours d’un personnage central qui péchait par une petite faiblesse, qui en entraînait une autre, un peu plus grosse, et encore une autre … jusqu’au drame terrible et inévitable. Il y a un peu de ça ici aussi : Victor commet une petite lâcheté, puis une autre, jusqu’à la procrastination envahissante, qui rend finalement le personnage peu sympathique. Comme je ne me suis pas vraiment attaché à lui (d’autres le pourront peut-être, on n’aime pas tous le même genre de personne), son destin m’est devenu assez indifférent. Et, alors que Senécal a souvent le don de développer une logique de l’incohérence qui satisfait, avec un demi-sourire, l’amateur de problèmes, dans ce cas-ci son flirt allègre avec le surnaturel (dixit Senécal) lui procure un plaisir suffisant.

Un roman qui plaira davantage aux fervents d’ésotérisme qu’aux amateurs de casse-têtes.

Extrait :
Assis sur le divan, échevelé et les yeux injectés de sang, Arnaud avale la dernière gorgée de son café, contemple l’intérieur de sa tasse vide et, la voix rauque, articule :
  – Donc, tu penses que tu vois des morts pour vrai ?
Victor est installé face à lui dans un fauteuil. Il est tout aussi cerné, l’air abattu, comme si lui-même avait pris une cuite la veille. Il vient de finir de raconter à Arnaud les discussions qu’il a eues avec sa mère et son voisin, puis il a partagé le fruit de ses pénibles réflexions. Pendant dix minutes, Arnaud l’a écouté en silence, le visage décomposé autant par sa gueule de bois que par les paroles de son hôte.
Il est maintenant sept heures et vingt et Arnaud attend la réponse du psychologue. Celui-ci, la voix égale mais l’œil angoissé, articule :
  –
Oui, je le crois.
  –
À cause de… de ce qui t’est arrivé à Trois-Rivières ?
Victor hoche la tête. Arnaud dépose sa tasse sur la petite table, grimace en se penchant vers l’avant, puis, en se redressant, reprend :
  –
Tu réalises que ce que tu dis est complètement délirant ?
  –
Tout concorde, Arnaud. Ça peut pas être juste des hasards.
  –
Pis quand on meurt, il nous arrive ce qui nous faisait peur à propos de la mort, c’est ça?
Nouvel acquiescement du psychologue. Arnaud croise ses bras et se gratte la barbe.
  –
Dude, je pense que t’es en train de … (Il soupire.) Quand ton père est mort devant toi, au CHSLD, pourquoi t’as pas vu son fantôme tout de suite ?
  –
Je sais pas, c’est … Peut-être qu’après le décès, ça prend un certain moment ou … ou …
  –
Ah oui, un délai protocolaire. Faut que l’âme signe des papiers administratifs avant de devenir un fantôme …
Arnaud, ciboire …

Niveau de satisfaction :
3.2 out of 5 stars (3,2 / 5)

 

 

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