Par Raymond Pédoussaut
Le livre d’Eric Jager
Date de publication originale : 2004 (The Last Duel)
Date de publication française : 2010 – Nouvelle édition 2021 (Flammarion)
Traduction (américain) : Laurent Bury
Genres : Enquête, historique
Personnages principaux : Jean de Carrouges et Jacques Le Gris, écuyers – Marguerite de Carrouge épouse de Jean
Jean de Carrouges et Jacques Le Gris sont deux écuyers normands au service de Pierre, comte d’Alençon. Ils deviennent amis dans un premier temps. Mais ensuite Le Gris, plus courtisan, obtient des faveurs de la part du comte et devient même son favori alors que Carrouges, plus irascible, s’attire le ressentiment de son maître. La jalousie s’installe et les deux hommes deviennent rivaux avant de se réconcilier provisoirement. Mais leur querelle va virer à la haine quand Marguerite, la jeune et belle épouse de Carrouges, accuse Le Gris de l’avoir violée quand elle est restée seule dans le château de sa belle-mère à Capomesnil. Carrouges demande justice au comte, mais celui-ci tranche en faveur de son protégé Le Gris. Carrouges n’accepte pas ce verdict, il porte l’affaire à la cour du roi de France. Il demande un duel judiciaire. Après enquête et devant l’impossibilité de statuer, la Haute cour accorde le duel judiciaire. Le roi Charles VI lui-même tient à assister au combat, il recule la date initialement prévue pour être présent. Ce sera le 29 décembre 1386 au monastère de Saint-Martin-des-Champs, au nord de Paris.
Le duel judiciaire ou jugement de Dieu c’est quand la justice des hommes s’avère incapable de se prononcer. Alors on s’en remet à Dieu : les deux adversaires doivent s’affronter dans un duel à mort. Le vainqueur aura sa cause reconnue, le vaincu sera mort et comme si ça ne suffisait pas son corps sera pendu au gibet de Montfaucon. Dieu sait qui a raison et Il fait gagner celui qui dit la vérité. Voilà, simple et efficace !
En 1386 le duel se présente sous forme de joute : les deux combattants sont armés d’une lance, de deux épées, d’une hache et d’un poignard. Ils sont protégés par une lourde armure pesant dans les trente kilos. Tout un attirail pour tuer ou se faire tuer de multiples façons, toutes aussi barbares. Chacun monte un cheval de guerre solidement harnaché. Le combat dure jusqu’à la mort d’un des deux concurrents. Le duel judiciaire est très codifié. La procédure du jugement de Dieu ne laisse rien au hasard, si ce n’est, bien sûr, l’issue du combat. C’est ainsi que Carrouges et Le Gris ont tranché leur querelle devant Dieu, le roi, la cour et une foule nombreuse. Le duel judiciaire est alors un grand spectacle, rare et mémorable.
Les belligérants :
– Jean de Carrouges est issu d’une grande famille, qui a toujours servi loyalement le roi. C’est un guerrier qui participe à beaucoup de campagnes, mais c’est un écuyer récalcitrant vis-à-vis de son seigneur le comte Pierre. Il lui a même collé deux procès aux fesses quand il s’est estimé lésé. Il les a perdus tous les deux et il ne cesse de se discréditer aux yeux de son maître. Il est pugnace : quand le comte décide en faveur de son adversaire, il va jusqu’à la cour du roi pour décrocher le duel judiciaire. Reste une petite chose à accomplir : sortir vivant et vainqueur d’un duel à mort.
– Jacques Le Gris au contraire a une origine modeste, mais il a su manœuvrer et se faire apprécier à la cour du comte qui en a même fait son favori. Sa belle prestance lui vaut de nombreuses conquêtes féminines. Il n’a pas l’habitude qu’une femme lui résiste et quand ça arrive, comme le fait Marguerite, il la prend de force et tente ensuite d’imposer le silence à sa victime. Le Gris a toujours nié l’agression. C’est un homme riche qui a beaucoup de soutiens à la cour du comte et même à la cour du roi. Ce n’est pas un adversaire facile pour Carrouges : il plus grand et plus costaud que lui.
– Marguerite de Carrouges est jeune et belle. Elle a tapé dans l’œil de Le Gris lors d’une fête, ce qui lui vaut d’être violée par lui quand elle refuse ses avances. Malgré la peur et la honte, elle refuse de se taire. Elle avoue tout à son mari et maintient ses accusations devant la Haute cour parisienne. Elle prend ainsi un risque énorme : si son mari perd le duel, elle sera brûlée vive. Marguerite est un précurseur de MeToo dès le Moyen Âge !
Ce livre est basé sur une histoire vraie. Le combat qui a opposé Jean de Carrouges et Jacques Le Gris fut le dernier duel judiciaire autorisé par le Parlement de Paris. Cette affaire a donné lieu à de nombreuses controverses concernant la culpabilité ou non de Le Gris. Des légendes ont aussi fleuri : – le « véritable » agresseur aurait avoué, Le Gris serait innocent – Marguerite aurait cherché à cacher un adultère à son mari en accusant Le Gris – Carrouges aurait obligé sa femme à accuser Le Gris pour pouvoir s’en débarrasser – Marguerite se serait retirée dans un couvent pour expier son erreur, ou son mensonge, concernant l’identité de son agresseur.
Ce livre est un amalgame d’une enquête historique, d’un documentaire sur le Moyen Âge et d’un roman. La première partie, surtout documentaire, est parfois fastidieuse. Les extraits en vieux français intégrés sont difficiles à lire et coupent le rythme du récit. Par contre il y a un bon suspense sur le résultat du duel et ses conséquences. L’auteur a fait un travail de recherche considérable, il a utilisé une documentation foisonnante. Il y a une longue liste de sources à la fin de l’ouvrage.
C’est un livre à la fois instructif et divertissant. Il a inspiré le film éponyme de Ridley Scott avec Matt Damon, Adam Driver, Ben Affleck et Jodie Comer comme acteurs principaux. Film sorti en France en octobre 2021.
Extrait :
Outre ces restrictions, demander un duel était une stratégie très risquée pour le chevalier : Jean de Carrouges mettrait en péril sa vie, son domaine, la réputation de sa famille, et même le salut de son âme, puisqu’il devait prêter un serment solennel qui lui vaudrait la damnation si l’issue du combat prouvait qu’il avait menti. Jean mettait aussi sa femme en danger, celle-ci étant le principal témoin de l’affaire. Marguerite devrait prêter serment quant aux accusations qu’elle portait contre Jacques Le Gris, et si Jean perdait le duel, la preuve serait faite qu’elle en avait menti. Depuis l’Antiquité, les fausses accusations étaient sévèrement punies. Quand un duel judiciaire révélait qu’une femme s’était rendue coupable de parjure en accusant faussement un homme de viol, elle était mise à mort.
Niveau de satisfaction :
(4,1 / 5)
Le film de Ridley Scott
Le film se présente en trois parties distinctes :
- La vérité selon Jean de Carrouges
- La vérité selon Jacques Le Gris
- La vérité selon Marguerite de Carrouges
Trois versions d’une même histoire. Chaque version montre à la fois des points communs et des différences notables avec les autres. C’est bien sûr le cas du viol. Présentée par Le Gris ou par Marguerite la scène est vue autrement tout en n’étant pas totalement différente. Pour Le Gris, il a simplement dû forcer un peu Marguerite pour passer outre son sentiment de culpabilité. Pour Marguerite c’est une agression, un outrage et une humiliation. Dans un cas comme dans l’autre Le Gris a profité du fait que Marguerite soit seule pour abuser d’elle, la différence est dans le degré de consentement. Dans les deux cas Le Gris est fou d’amour pour Marguerite, il le montre un peu brutalement ou de façon odieuse selon les points de vue. Dans les deux cas aussi il est coupable, d’avoir forcé sa porte d’abord et d’avoir forcé la femme ensuite.
La reconstitution du décor et des costumes du Moyen Âge est réussie et les images sont impressionnantes. Il y a une belle lumière, bien qu’elle soit toujours un peu grise, celle d’un l’hiver froid et nuageux. Le soleil n’existe pas dans ce film. Par contre il y a de beaux feux qui éclairent et réchauffent à la fois. Le point d’orgue est le duel final qui montre toute la férocité et la sauvagerie de l’affrontement mortel entre les deux hommes.
Dans ce film (et le livre) on apprend que, d’après les connaissances médicales de l’époque, une femme ne pouvait tomber enceinte que si elle avait joui pendant l’acte sexuel. Concevoir un enfant aurait nécessité un double orgasme, de l’homme et de la femme. Un viol ne pouvait donc pas provoquer une grossesse … à moins que la femme n’y prenne plaisir. C’est la question que pose un des enquêteurs à marguerite enceinte. Bien que situé au Moyen Âge, avec un incontestable aspect brutal et viril lié à l’époque, le film tient son côté moderne et actuel du personnage de Marguerite qui évoque le combat des féministes et le mouvement MeToo.
Une partie du film a été tournée dans le Périgord, notamment dans les châteaux de Bénac et de Fénelon.
Eric Jager, auteur du livre, a été conseiller historique pour la réalisation.
C’est du grand spectacle !