Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2024 (Alire)
Genre : Thriller
Personnage principal : Bernard Sean, psychologue
J’ai lu tous les Senécal, sauf la série Malphas, et je continue de trouver ses récits captivants même si ses finales me frustrent parfois : j’aime bien les explications rationnelles des phénomènes apparemment incohérents ou abracadabrants. Or, Senécal nous laisse souvent dans le doute ou mieux, comme diraient les commentateurs de hockey, dans un double doute. Il lui arrive aussi de frôler le gore, qui est loin de me fasciner parce que trop facile et souvent inutile. Et bien, dans ce roman-ci, bien que le drame mis en scène soit assez effrayant, j’ai été victime d’un fou rire à quelques reprises; pas un sourire, non, un fou rire incontrôlable qui nous étouffe presque. Cela pour dire que ce Senécal mêle le cocasse, l’absurde et le drame d’une main de maître. Le charme joue à plein et on ne veut pas sortir de ce monde même si, à bien y penser, ce qui s’y passe est assez épouvantable.
Une équipe de psychologues choisit une douzaine de personnes de 18 à 70 ans pour participer à une expérience qui rapportera à chaque participant 3 000$ au bout d’une dizaine de jours. Aucune communication avec l’extérieur ne sera autorisée (pas de téléphone cellulaire svp !). Le but est d’analyser les comportements d’un groupe hétérogène de personnes, isolées du reste du monde, face à des situations pas toujours faciles.
De fait, les douze personnes embarquent sur un bateau et on leur propose de vivre comme s’ils étaient en vacances les deux premiers jours. Madeleine, la plus âgée (62 ans) et plutôt traditionnelle, travaille dans le textile; Laurence, la plus jeune (22 ans), est étudiante en psycho et s’efforce d’être woke, ce qui la mêle un peu; Anissa est une Arabe de 45 ans, agronome et particulièrement gaffeuse; Philomé, 43 ans, est ingénieur, noir, homosexuel, et aime bien fumer un joint de temps en temps ; Catherine est noire également; elle a 35 ans, est avocate, et se méfie des hommes, tous abuseurs en puissance; Charles-Émile, 27 ans, est un jeune comédien peu connu, incapable de supporter les conflits et le silence; Édouard est un prof de philo de 49 ans, divorcé parce qu’il aime trop les jeunes femmes; Elsa est une policière de 34 ans qui traverse une dépression suite au suicide de son frère il y a 4 ans; Frédéric-Alexandre, 40 ans, souffre d’un trouble obsessionnel et est accompagné de Patricia, son médecin; Joseph, 57 ans, est un prêtre de la vieille école, un peu frustré de ne pas être pris au sérieux; Lucie est une écrivaine narcissique de 37 ans, qui écrit toujours sur elle-même; et Yvan est un médecin de 55 ans, plus ou moins cloué sur une chaise roulante, spécialiste des jokes de mononcle.
Après deux jours sur le bateau, on leur explique que le bateau coule et qu’ils vont se retrouver naufragés sur une île déserte. On leur fournit un minimum de nourriture et un matelas, deux pelles, une hache et un couteau : à eux maintenant de subvenir à leurs besoins; et chaque soir, ils devront voter pour éliminer un des leurs. Le « jeu » s’arrêtera quand il ne restera plus que trois personnes considérées comme la base d’une communauté idéale.
Déjà le fait de s’organiser pour construire une cabane et pour trouver de la nourriture (les collets de Madeleine, la pêche de Frédéric-Alexandre, les noix de coco et les petits fruits et légumes cueillis par Anissa) entraîne certaines tensions; le fait d’éliminer un des leurs à la fin de la journée accroît les conflits; les mauvaises nuits n’aideront pas. Mais, surtout, d’autres menaces beaucoup plus dangereuses, et imprévisibles, les poussent à bout. C’est ici qu’on retrouve le bon vieux Senécal machiavélique.
Et le rire là-dedans ? D’abord, l’auteur intervient souvent pour nous dire un mot, présenter une situation, commenter le geste d’un participant, nous tirer la pipe, nous avertir qu’on n’a pas tout vu… En un sens, ça devrait dédramatiser l’histoire qu’il raconte, et pourtant, par une étrange complicité, on est porté à jouer le jeu davantage et on prend les personnages et les scènes plus au sérieux. Par ailleurs, même si les personnages sont présentés avec minutie, l’auteur insiste sur un trait particulier de leur caractère qui nous empêche de nous lier à eux de façon inconditionnelle : les gaffes d’Anissa, incorrigible; les contradictions de Laurence qui s’efforce d’être ce qu’elle n’est pas; les malheurs d’Yvan, victime bien malgré lui; la paranoïa de Catherine qui finit par l’aveugler elle-même; la lâcheté de Charles-Émile, dont il prendra conscience trop tard; la mauvaise foi d’Édouard… Ces traits de caractère engendrent des scènes quasi surréalistes, irrésistibles. Et pourtant, ce sont ces mêmes traits qui détermineront la plupart des drames qui ne manqueront pas d’advenir.
Pratiquant ce style surprenant, Senécal s’est payé la traite; on ne s’en plaindra pas.
Extrait :
Philomé jauge son œuvre.
─ Je suis sûr que l’abri n’est pas trop petit …
─ Couchons-nous en-dessous, pour voir. Tous sauf une personne. Disons la plus petite.
─ C’est Laurence, fait Anissa.
─ Non, c’est toi, Anissa, je suis un peu plus grande que toi.
─ Un le peu, mais je être plus torche que toi.
─ Voyons, dis pas ça ! hoquette l’étudiante.
─ Torche, c’est péjoratif, explique Charles-Émile. On dit grosse.
─ Non plus ! s’énerve Laurence. Y a personne de gros ! Ni ici, ni ailleurs !
─ T’es pas au courant, Anissa ? se moque Yvan. Il n’y a plus aucune femme grosse, ou laide, ou conne. Elles sont toutes parfaites. On a de la chance, hein ?
─ C’est pas le cas de tous les hommes, on dirait, marmonne Catherine.
─ Je parle pas juste des femmes, je parle de tout le monde ! rétorque l’étudiante. (Elle revient à Anissa.) Y a personne de gros, Anissa, d’accord ? Il y a de la variété corporelle, mais personne est gros.
Niveau de satisfaction :
(4,6 / 5)
Coup de cœur