Le Huitième Registre 1. Le Silène Assassiné – Alain Bergeron

Michel Dufour

Date de publication originale : 2024  (Alire)
Genres : Uchronie, thriller, aventures, historique
Personnage principal :
Siméon Monocrate, « inquisiteur »

L’action se passe en 2015 à Providence, principalement, jusqu’à Mont-Boréal, dans le Nouveau Continent du Saint-Empire romain byzantin. Dans notre monde, on pourrait dire que ça se passe au nord-est des États-Unis jusqu’à Montréal. Mais ce roman est une uchronie, c’est-à-dire que l’action se passe dans un monde qui procède d’une réécriture de l’Histoire à partir d’une modification du passé. Dans ce cas-ci, imaginons que la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453 n’a jamais eu lieu. Les Croisades n’ont pas vraiment affaibli Constantinople et le Saint-Empire Romain byzantin a, au contraire, conquis la plus grande partie de l’Europe et une bonne part du Moyen-Orient. Ce qui a permis aux relations commerciales de s’étendre d’Est en Ouest, retardant ainsi la découverte et l’exploitation du Nouveau Continent (= l’Amérique) jusqu’au début du XIXe siècle. Une seule autre grande puissance partage le monde avec le Saint-Empire romain byzantin, c’est la Sublime Alliance du Soleil Levant, dont la capitale est Beijing[1]. Il s’agit de deux systèmes politiques autoritaires (l’Église de Rome jouant un grand rôle dans le premier Empire); les démocraties n’ont pas encore commencé d’exister. Le développement des sciences ne s’est pas non plus déroulé de la même façon : les sources d’énergie sont assez différentes et l’électronique est loin d’être connue, même si des appareils comme l’orgue à traitement de signes préfigurent l’ordinateur. L’orgue fonctionne par registres, c’est-à-dire par degrés de complexité mécanique dans le but de régler des problèmes de plus en plus difficiles, le huitième registre étant celui qui convient à l’historiosophie. Dans ce qu’on pourrait appeler les sciences humaines, à une conception religieuse dominante qui interprète l’histoire comme le fruit de la volonté divine (le monochronisme) s’oppose l’historiosophie qui se définit comme l’étude mathématique des relations de causes à effets en histoire. Au centre de ce récit vit et meurt André Antonikas (surnommé le silène), sauvagement assassiné, expert en sémiologie, chaud partisan de l’historiosophie, et qui s’apprête à faire une formidable découverte grâce  au huitième registre de l’orgue à traitement de signes.

Car il s’agit bel et bien, d’une enquête policière sur un meurtre, avec de vrais suspects, un vrai coupable et tout un détective, Siméon Monocrate, délégué sur les lieux du crime par la curie pontificale de Rome. Antonikas est retrouvé la gorge tranchée dans son bureau de travail (son scriptuaire, comme on disait alors), férocement saccagé y compris son orgue. Il s’agit presque d’un assassinat en chambre close, parce que très peu de gens ont pu avoir accès au silène et que la villa était gardée par deux officiers devant une grille solidement barrée. Cette scène ressemble étrangement à un autre assassinat commis vingt ans plus tôt pendant le premier synode sur l’historiosophie tenu au monastère de Mont-Boréal.

Quel est le sens de cette ressemblance ? Et quel rapport avec le fait que les recherches d’Antonikas étaient subventionnées par un général aux tendances autonomistes; qu’elles étaient aussi convoitées par monseigneur d’Orcanne qui s’attendait à devenir le futur pape et qui luttait ardemment contre l’historiosophie; et on peut soupçonner également les spartaquistes (groupe contestataire qui lutte contre la domination des riches, pour l’émancipation des femmes) de s’intéresser aux recherches du silène qui aboutiront peut-être à la fabrication d’une arme d’une puissance inouïe. Peut-être le motif est d’une tout autre nature : Antonikas avait la réputation d’un être aux mœurs légères; n’avait-il pas corrompu le fils de la famille richissime des Vivarini ? Or, l’assistant du silène était fiancé à Sophia, la fille des Vivarini. Tuer Antonikas permettrait à Léon Gaïus Mellior d’être bien vu des parents de Sophia.

Siméon, et son fidèle Calixte, chercheront à y voir plus clair, alors que les autonomistes spartaquistes et autres s’efforcent d’ébranler les bases de cette société autoritaire en Arcadie et même jusqu’au Mont-Boréal. Ce sera une tâche d’autant moins facile que le principal suspect semble s’être pendu après voir été soumis à la torture.

Plusieurs seront peut-être hésitants à s’engager dans cette longue lecture qui met en scène un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre. Mais l’effort vaut la peine parce que c’est un très grand roman, construit avec intelligence et sensibilité, un suspense qui nous attire et nous déroute, assaisonné d’un humour subtil, où la rigueur et l’imagination vont de pair. Autre atout majeur : la création d’un enquêteur qui ressemble à Holmes par sa puissance inductive, son intuition surprenante et sa personnalité tenace et incorruptible. Enfin, la lettre du dernier chapitre que Siméon envoie à Labinien Estradice, premier préfet de Providence, où il expose ses raisonnements et leur conclusion, produit le même genre de satisfaction que la démonstration à laquelle se livre Poirot après avoir convoqué au salon les principaux suspects.

[1]  On reconnaît ici la ville de Pékin. L’auteur nous livre continuellement des indices pour qu’on ne soit pas trop perdu. Ainsi, on a déjà vu Mont-Boréal, transformation de Montréal. Ça joue également dans le cas des personnages : Candide Le Roué pour Voltaire, AEdegar Dupinius pour Dupin, le détective d’Edgar Poe, ou encore Émile Helvetius pour Rousseau … À la fin du tome 1, des Annexes et un Glossaire permettent de mieux s’y retrouver.

Extrait :
Essir Labinien Estradice ne s’était pas beaucoup calmé depuis son arrivée au Prétoire tôt le matin. La nouvelle du suicide de Léon Gaïus Mellior l’avait d’abord fortement irrité (…) Mais ce qui enrageait encore davantage le préfet, ce qui l’avait vraiment mis hors de lui, était l’impardonnable irruption de ce soi-disant « missionnaire plénipotentiaire de la Curie pontificale », la veille, dans l’aile carcérale du Prétoire. Que cet importun eût été le premier à découvrir le corps de Léon était déjà fort embarrassant. Mais qu’il eût l’audace en plus de donner des instructions à des officiers du corps de vigiles dépassait toutes les bornes. Ce n’était pas la première fois (hélas!) que des abus semblables se produisaient (…) L’Arkadie constituait peut-être officiellement une province à part entière de l’Empire, mais ses habitants éprouvaient trop souvent le sentiment que l’on continuait de la traiter comme une simple colonie. Qui pouvait s’étonner après cela que grondât la rébellion à Providence et que prospérassent les courants autonomistes ?

Constantinople

Niveau de satisfaction :
4.8 out of 5 stars (4,8 / 5)
Coup de cœur

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