Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2010 (Lixiprothesma dania, Athènes)
Date de publication française : 2012 (Seuil)
Genre : Procédure policière
Personnage principal : Commissaire Charitos (Athènes)
C’est le sixième roman policier de Markaris, le premier d’une trilogie qui se situe en pleine crise économique grecque actuelle. Journaliste, traducteur en grec de Goethe et de Brecht, scénariste pour une dizaine de films de Theo Angelopoulos, c’est seulement en 1994 que Markaris s’est mis à écrire des romans policiers, mode populaire et efficace pour dénoncer les travers de la société tout en touchant le grand public. Né à Istambul en 1937 d’une mère grecque et d’un père arménien, étant passé par l’école secondaire autrichienne (1960), Markaris s’installe à Athènes en 65. Parlant quatre langues et possédant une vaste culture, il ne lui manque pas grand chose pour briller comme un grand intellectuel, sauf que le régime des colonels ne valorise pas beaucoup ce genre de personnages; un écrivain exceptionnel comme Vassilikos (Z, écrit en 67, et on se souvient du film de Costa-Gavras, 1969), doit s’exiler de 67 à 74. Peu d’écrivains grecs contemporains sont traduits en français. Dans le domaine policier, on connaît un peu l’ancêtre du polar grec, Yanis Maris (1916-1979), grâce à la publication de quatre nouvelles (Quatuor) écrites entre 1960 et 1970, portant sur la période 50-60, et traitant du thème de la méprise. Style classique, psychologique, à la Agatha Christie.
Markaris croit que le polar actuel, marqué par des phénomènes comme la globalisation et l’immigration massive, est devenu beaucoup plus politique et favorise la critique sociale. Les critiques le rapprochent, d’ailleurs, de Montalban (Barcelone post-franquiste), Kadra (Algérie post-révolutionnaire), Mankell (Suède post-assassinat d’Olof Palme), et on pourrait ajouter Donna Leon (Italie berlusconienne), Ken Bruen (Irlande post-scandale des prêtres pédophiles)… De même que risque de passer pour désuète une intrigue où l’on se sert d’une machine à écrire et d’un téléphone sur table, une histoire qui se situe dans un espace-temps sans la moindre référence aux effets du capitalisme sauvage qui hante la société actuelle risque de passer pour abstraite, déconnectée, dépourvue de réalisme. Depuis son premier roman, Le Journal de la nuit (1995 en grec, toujours traduit en français 2 ou 3 ans après l’édition athénienne), Markaris s’inspire directement de la situation qui caractérise son pays pour élaborer ses histoires. Comme la Grèce illustre parfaitement les malheurs d’un grand pays européen poussé à la faillite par les manœuvres des organismes financiers internationaux (FMI, Banque centrale européenne et Commission européenne), un pas devant l’Espagne, le Portugal, l’Irlande et l’Italie, c’est pour nous un intérêt non négligeable d’observer le pourrissement des relations sociales dû à la pénurie économique qui détériore la vie quotidienne; un jour, ce sera notre tour : faut voir venir.
Que dans un tel contexte, un mystérieux vengeur décapite banquier, hedge fund manager, dirigeant d’agence de notation, agent de recouvrement, et incite les gens à ne pas rembourser leurs emprunts, à ne pas payer leurs cartes de crédit, parce que ça reviendrait à engraisser ceux qui nous volent déjà, on comprendra que ça n’émeut pas beaucoup la population. Le commissaire Charitos doit quand même enquêter et, d’abord, examiner l’hypothèse terroriste. On ne circule pas facilement dans Athènes; on ne parle pas beaucoup non plus. Bien des gens sont interrogés; la monotonie du procédé est brisée par la vie avec les collègues, les fréquentations familiales (l’histoire commence par le mariage de la fille de Charitos avec un jeune médecin), le jeu de cache-cache avec les journalistes : une cinquantaine de chapitres de 6 ou 7 pages qui nous empêchent de nous enliser dans une démarche. Le lecteur est vraiment intrigué mais on se doute bien que Charitos, sans tambour ni trompette, finira par trouver la solution. Le commissaire doit encore apprendre comment agir avec ses supérieurs et le ministre : il n’est pas naturellement magouilleur, ni supérieurement intelligent, ni absolument sympathique (après tout, il a été formé comme policier sous les colonels), mais il est honnête, élégamment victime de son épouse, correct avec les membres de son équipe et il carbure au café-croissant, ce qui donne de bons résultats. Il est, somme toute, assez attachant. C’est important, parce qu’une bonne partie du roman repose sur ses épaules : il est toujours là!
Ce n’est pas un roman qui m’a bouleversé, mais j’ai trouvé la lecture agréable et l’aventure bien imaginée. Ce n’est non plus un roman qui, au premier contact, nous va droit au cœur; plutôt l’inverse : à force de côtoyer les mêmes personnages principaux, la même ville, les citoyens aux prises avec les mêmes problèmes (qui seront probablement bientôt les nôtres), de se familiariser avec les multiples facettes du commissaire, on finit par entrer dans ces romans comme dans un vêtement, peut-être démodé, mais dans lequel on se sent à l’aise.
On me dit que le deuxième roman de la trilogie vient de sortir : Le Justicier d’Athènes. Vous en aurez bientôt des nouvelles.
Extrait :
La police de Halandri a interdit la circulation aux alentours. Juste avant le ruban rouge, une Smart est abandonnée au milieu de la rue. Assise sur le trottoir, une jeune femme dans les trente ans, une bouteille d’eau à la main.
– Dites-moi, comment l’avez-vous trouvé? Prenez votre temps, nous ne sommes pas pressés.
Elle respire profondément.
– Je ne peux pas vous le dire demain? Là, je ne sais plus où j’en suis.
– Je vous comprends et je ne vais pas vous embêter longtemps. Dites-moi deux ou trois choses et nous laissons le reste pour plus tard.
Nouvelle respiration.
– Je passais dans la rue en voiture. J’ai dépassé la Golf et ensuite je me suis rendu compte que quelque chose n’allait pas. Je suis descendue et j’ai couru vers la voiture, je croyais que l’homme avait besoin d’aide. En arrivant tout près, j’ai vu… il lui manquait la tête.
– Vous vous souvenez de ce que vous avez fait?
– Je me suis mise à crier, mais personne ne m’a entendue. J’ai fini par sortir mon portable et j’ai appelé Police-Secours.
Bonjour Michel ,
Etonnant que tu ne sois pas plus enthousiaste pour ce bouquin!
Peut-être, parceque tu connaissais cet écrivain d’après plusieurs de ses oeuvres ?
Moi, je l’ai découvert à travers ce roman, et j’ai été conquis ,car comment à cet éclairage ne pas ressentir encore plus profondement la détresse du peuple Grec .
On ne peut s’empêcher d’être en pleine empathie avec ce commissaire Charitos, et à la limite de penser que les coupables de cette affaire ont bien raison de réagir violemment face à ces financiers qui les font littéralement crever de faim, Ceux là même qui les ont poussé par des méthodes frauduleuses à tricher pour entrer dans l’Euro, sont en train de les démolir au nom de cette pieuvre qu’est la finance.
Hélas tuer tous les banquiers du monde ne résoudrait pas ce problème , mais cela fait quand même un bien fou de l’imaginer .
Oui IL FAUT LIRE ce super bouquin !!!!!!
C’est du Thirrry Jonquet …. Cet auteur est dans la même ligne à mon sens que Donna Leon en ce qui concerne l’Italie et Henning Mankell pour la Suède, comme tu l’as souligné !
Amitiés et merci pour ton super boulot !
Salut Robert,
Bien heureux de ton attention. 4/5, ce n’est quand même pas une mauvaise note. Et je suis vraiment touché par ce qui arrive à la Grèce actuelle et j’apprécie la dénonciation de Markaris. Mais c’est vrai aussi que j’ai un peu manqué d’enthousiasme… pour une raison plus littéraire que politique: l’aspect « enquête policière » m’a paru trop ordinaire. On lit ce roman presque comme un documentaire, sans doute très bien fait, mais j’aurais apprécié un rythme plus tranchant et quelques rebondissements inattendus.
Au plaisir…