Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2013 (Blind Justice)
Date de publication française : 2013
Genres : Historique, judiciaire, thriller
Personnages principaux : Commissaire Monk, juge Rathbone, Hester
J’aime bien Anne Perry; j’ai lu toute la série des Pitt et toute la série des Monk. Le contexte historique est bien rendu, environ 1855-1870 (Monk) et 1870-1890 (Pitt), surtout eu égard aux relations entre les personnes et entre les classes sociales. Nous finissons, évidemment, par être familiers avec les principaux personnages, mais même les personnages secondaires sont décrits substantiellement. Et l’équilibre avec l’intrigue comme telle est bien respecté; ce pourquoi, il n’est pas indispensable de lire toute la série dans l’ordre. Mais ça reste plus plaisant. Et ça permet de voir comment Anne Perry s’est efforcée de sortir de la répétition tout en approfondissant le caractère des mêmes personnages; en introduisant quelques nouveaux également. Bref, deux séries où les romans sont rarement décevants.
En juin dernier, j’ai commenté Une mer sans soleil et Bryanston Mews, un très bon et un bon. Cette fois-ci, de nouveaux éléments de base brisent une certaine routine. Sir Rathbone a été nommé juge, honneur bien mérité, et le roman commence d’ailleurs, si on excepte quelque tâtonnement de Hester (l’épouse du commissaire Monk), par la fin d’un procès pour fraude présidé par Rathbone, suivi du déroulement minutieux d’un procès pour escroquerie mené contre le révérend Taft. Ordinairement, on a d’abord l’enquête de Monk, puis le procès où siège Rathbone comme avocat, alors que Monk s’apprête à dénicher l’élément décisif; ici, le processus est en partie inversé. Deuxième nouvel élément important : le jeune Scuff, recueilli par Hester et Monk, prend une part plus importante à l’enquête; ici, mine de rien, par son seul sens de l’observation, il déduira qui a placé Rathbone dans de beaux draps. Enfin, le roman se termine sur un procès où Rathbone se retrouve comme accusé (mépris de cour) plutôt que comme juge ou avocat. Perry démontre une grande maîtrise dans la composition du récit et rejoint sur ce point les plus grandes romancières britanniques.
Plus que d’habitude, le roman se ramène à une sorte de thriller judiciaire en deux temps, et l’enquête de Monk et d’Hester reste au second plan. Premier temps : le procès où le révérend Taft est accusé d’escroquerie expose le jeu impitoyable des avocats; j’ai trouvé cet épisode un peu irritant, parce que j’ai l’impression que, aujourd’hui, on aurait remplacé la stratégie navrante de discrédit des témoins par un examen scrupuleux des pièces à conviction. Je passe rapidement sur cette réserve parce que c’était peut-être comme ça que ça se passait à l’époque. Deuxième temps : le procès où Rathbone est accusé d’avoir violé les règles du système judiciaire anglais et d’avoir, indirectement, provoqué la mort de quatre personnes. Connaissant l’amitié qui lie Rathbone à Monk, à Esther et à Scuff, on se doute bien que nos amis vont se démener comme des diables, mais pour chercher quoi au juste, puisque Rathbone reconnaît lui-même sa culpabilité.
Même si l’enquête reste assez rudimentaire, le roman nous gagne autrement : d’abord, c’est très bien écrit, je devrais dire traduit par Florence Bertrand; des critiques ont rapproché Perry de Thackeray (peu lu dans le milieu francophone aujourd’hui, mais dont le cinéma nous donne une certaine idée : Barry Lyndon; La Foire aux vanités), ce qui se comprend à cause d’une brillante peinture de plusieurs aspects importants de la société victorienne, mais Perry insiste souvent sur les aspects sordides de l’existence, ce qui, thématiquement, la rapprocherait plus de Dickens. Par ailleurs, et c’est ce qui fait l’unité des deux parties du roman, Perry centre son histoire moins sur les procrastinations morales de Rathbone et de Monk, que sur la problématique philosophique très moderne du dilemme entre la loi et la justice : n’est-il pas possible que, pour atteindre une plus grande justice, on doive violer la loi? Alors que Socrate est mort pour respecter une décision juridique qu’il savait injuste!
Si le roman commence lentement, c’est ensuite difficile d’interrompre sa lecture quand il ne reste que 100 pages. D’autant plus que Perry s’y montre d’une rare perversion : elle se contente de nous laisser imaginer la désintégration totale du personnage qui avait beaucoup joui de piéger Rathbone dans un procès dont les conséquences funestes lui éclatent maintenant en pleine face.
Extrait :
— Je suis vraiment désolé, Mrs Ballinger, dit Wystan, de toute évidence sincère. Je regrette profondément de vous obliger à revivre cette tragédie. Je vous assure que c’est nécessaire pour que justice soit faite. Oliver Rathbone est accusé d’avoir abusé de sa position de juge pour des raisons personnelles, d’avoir, par soif de pouvoir, causé la ruine d’autres hommes…
Brancaster se leva.
— Votre Honneur, cette accusation insensée ne figure nulle part.
York fit une moue.
— Il me semble que vous ergotez, Mr Brancaster. Néanmoins, Mr Wystan, peut-être seriez-vous mieux avisé le laisser les jurés arriver à leurs propres conclusions quant aux motivations de l’accusé. Les gens font entrave à l’exercice de la justice pour de nombreuses raisons, certaines plus compréhensibles que d’autres. Poursuivez, je vous prie.
Brancaster rougit de colère.
— Il a été accusé, votre Honneur. Il n’a pas encore été déclaré coupable de quoi que ce soit. Je voudrais rappeler ce fait au jury.
— Vous rappellerai au jury ce que bon vous semble dans votre plaidoirie, répliqua York sèchement. En attendant, vous vous garderez d’intervenir à moins que vous n’ayez un point de droit à soulever.
— L’innocence est un point de droit, rétorqua Brancaster aussitôt. Jusqu’à preuve du contraire, au-delà de tout doute raisonnable. C’est le fondement même du droit.
— Prétendez-vous m’enseigner le droit, Mr Brancaster? avertit York avec un calme menaçant.