Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2013 (Mon Petit Éditeur)
Genre : Enquête policière
Personnages principaux : Commissaire Dezuiver et son équipe
Depuis Prosit, Fabre est d’abord, pour moi, le romancier du Nord de la France, du côté de Lille, pas loin des Ch’tis, pas loin non plus de la Belgique, ce qui transparaît dans bon nombre de bistrots à la cuisine réconfortante au grand plaisir des policiers et du commissaire Dezuiver. La criminalité semble moins obsédante qu’à Paris ou à Marseille, malgré certaines banlieues où vaut mieux ne pas s’aventurer la nuit. Il est arrivé aussi que Dezuiver et sa famille, ou sa jeune collègue Karine, soient victimes de la violence des criminels mais, en général, le plaisir de vivre, la joyeuse camaraderie des policiers, l’atmosphère sympathique de la ville de Lille ne sont pas altérés, à moyen terme, par ces péripéties.
Dans Grenouille, quelques jeunes femmes, cependant, sont retrouvées assassinées, en partie dévêtues et souillées, transpercées par une petite épée longue et effilée, ce qui est inquiétant et surprenant, parce que les tueurs en série sont rares dans la région. Victimes et suspects se retrouvent souvent au Joyeux Pingouin, estaminet de bas étage situé près de la gare, où la clientèle vient surtout pour se rincer la gorge et l’œil. Pendant que Dezuiver consulte le coroner chargé des autopsies, puis le docteur Astyn, spécialisé dans les tueurs en série, interroge les témoins, circonscrit les suspects, les meurtres se multiplient et une sordide histoire de vol avec violence de timbres-postes rares distrait quelque peu les enquêteurs.
Chaque fois qu’on croit tenir un bon suspect, un autre crime est commis qui disculpe le suspect en question. Jusqu’au moment où une vieille histoire grivoise racontée par le policier Laroque déclenche chez Dezuiver l’intuition décisive qui conduira son équipe à l’arrestation de l’assassin.
Beaucoup de chapitres très courts (1ou 2 pages) multiplient les changements de décors ou les présentations de personnages différents; le narrateur est extérieur et les scènes sont souvent rapportées par les personnages eux-mêmes : on suit ainsi les réflexions de l’assassin et les démarches des victimes. On trouvera peut-être que les membres de l’équipe de Dezuiver sont décrits superficiellement, mais c’est le quatrième roman dans lequel ils apparaissent. Évidemment, pour ceux qui commencent par Grenouille, ça ne ferait pas de tort de développer davantage le caractère de certains collègues de Dezuiver, parce que c’est souvent eux que le lecteur a du plaisir à retrouver. Par ailleurs, on sent bien que Fabre aime sa région de Lille; ce serait un atout important que de la décrire davantage pour nous la faire aimer à nous aussi, peut-être pas autant que Donna Leon décrit Venise, mais au moins comme Rankin décrit Édimbourg. Le dépistage et l’élimination des suspect sont bien menés, mais la deuxième intrigue (celle du vol) ralentit plutôt inutilement l’action principale qui aurait gagné à être complexifiée davantage. Ce qui est un peu frustrant pour le lecteur qui aime se mesurer avec les enquêteurs, enfin, c’est le mobile des crimes. L’auteur a tenu, néanmoins, à souligner le caractère scientifique de ce mobile (p. 262); ce qui compte pour Fabre c’est moins le bien-fondé de l’assassin que la cohérence de la démarche qui conduit jusqu’à lui à partir de l’interprétation d’un indice convaincant par le très doué Dezuiver.
Lors de la parution de Prosit, j’avais parlé de l’arrivée d’un courant d’air frais, à contre-courant, à cause d’une certaine légèreté : Fabre nous raconte des affaires affreuses d’une main légère.
Extrait :
La lumière des commerces contraste fortement avec l’aspect sombre des maisons qui leur font face. Seules les vitrines sont restées allumées, à l’exception du café à l’enseigne du « Joyeux Pingouin », encore ouvert à vingt et une heures.
Dans le renfoncement d’un bâtiment, une ombre immobile semble veiller. Si on ne lui prête pas attention, sa masse imposante est invisible de la rue. Tout au plus peut-on discerner la lueur du regard qui reflète les néons qui lui font face. Un regard fixe qui ne quitte pas un seul instant la silhouette menue qui s’affaire à l’intérieur du café.
Ce regard fait froid dans le dos comme celui des fanatiques prêts à se faire sauter avec leur ceinture d’explosifs, un regard d’halluciné. Une main bouffie farfouille dans un grand sac en matière plastique, au logo d’une librairie du centre-ville, et en extrait un objet long et pointu. C’est une espèce de petite épée très effilée et qui semble parfaitement aiguisée.
Sans quitter la vitrine des yeux, l’ombre vérifie, du bout des doigts, le fil de l’arme et la laisse retomber dans le sac dont le fond est garni de plusieurs journaux gratuits.
La rue est déserte. L’ombre sort de sa cachette et, avec un rire sinistre, le rire désagréable et odieux d’une hyène qui vient de trouver sa proie, s’éloigne vers la gare de Lille-Flandres.