Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2009 (Québec Amérique) – 2010 (Seuil)
Genre : Suspense
Personnage principal : Bob Richard, animateur de radio
J’ai entrepris de lire la trilogie policière d’Andrée Michaud à l’envers, puisque j’ai commencé par son dernier roman, Bondrée, qui m’a fortement impressionné. Lazy Bird a été écrit quatre ans auparavant, et s’était classé parmi les trois finalistes du grand prix de Saint-Pacôme, que Bondrée a gagné cette année.
Michaud est une littéraire avant d’être une romancière de polars. Même quand elle parle de sa trilogie policière (le troisième étant Mirror Lake, 2006), il faut entendre policière en italique. En participant à une table ronde, lors de la remise des prix de Saint-Pacôme, où on s’interrogeait sur la spécificité du roman policier, Michaud disait qu’elle n’avait pas l’impression d’écrire des polars. Elle n’insistait pas trop là-dessus parce que, après tout, elle était venue recevoir le grand prix du roman policier de Saint-Pacôme. Aussi, sans doute, parce qu’elle ne voulait pas trop embarquer dans un débat houleux sur ce qu’est un roman policier. Le critique Spehner a rappelé que, pour des raisons pratiques, on s’entendait pour avoir affaire à un polar quand on retrouvait dans un roman un crime, un enquêteur et une solution au problème. Or, dans Bondrée, comme dans Lazy Bird, nous avons bien un (et même plusieurs) meurtre(s), au moins un enquêteur, et une élucidation finale. Faut mépriser beaucoup la culture populaire pour dire que c’est trop bien écrit pour appartenir à la catégorie polar.
Le polar, dans ce cas-ci, a la forme d’un suspense : le lecteur a tendance à s’identifier au narrateur, Bob Richard, animateur de radio à la station WZCZ de Solitary Mountain au Vermont, un Québécois sans racine exilé dans ce coin perdu, pour y animer une émission de nuit en présentant et commentant des succès de la musique de jazz d’hier et d’aujourd’hui (2007). Caractéristiques originales : Bob a quarante ans et est albinos. C’est un oiseau de nuit qui supporte bien la solitude, ce qui ne l’empêche pas d’être sociable, mais il désire ne pas s’attacher à long terme, pas plus à une personne qu’à un animal, encore que ce qu’il vivra dans les prochains jours sera susceptible, peut-être, de le transformer.
Au cours d’une de ses premières nuits d’animation où Bob illustre le thème de la lune, de Moonlight in Vermont à Blue Moon de Billie Holiday, dédiant cette émission à Jeff, my best and only friend, le téléphone sonne dans le studio et une voix voluptueuse demande « Qui est Jeff? » et ajoute « Play Misty for me. »
A partir de là, la vie de Bob devient infernale : au Québec, son ami Jeff, le husky d’un voisin avec qui il aimait bien s’amuser et échanger de l’affection, est heurté par une automobile. Peu après, quelqu’un pénètre chez lui en son absence et détruit de rares photos-souvenirs et un écureuil de plâtre auxquels il était attaché. Puis, on brise le cou du canari de Georgia, sa serveuse préférée, qui ne revient plus travailler. Une autre fois, en rentrant chez lui, Bob constate que son réfrigérateur a été garni comme celui de Clint Eastwood dans Play Misty for me, excellent suspense des années 71 où un animateur de radio-nuit est harcelé par une auditrice qui s’efforce de faire le vide autour de lui. Dès le premier coup de téléphone, Bob a pensé à l’aventure de Dave dans ce film. Et les événements actuels ressemblent de plus en plus aux événements du film. Devient-il paranoïaque? Il se confie aux autorités policières qui le trouvent suspect. Et encore davantage quand on découvrira des cadavres de femmes. Sans parler de l’animateur précédent qui est disparu. Le beau petit village perdu devient menaçant : sur des airs de jazz, la pluie s’insinue partout, les ombres suscitent la crainte, Bob se méfie de toutes les femmes, tandis que le policier Cassidy et plusieurs habitants s’imaginent que les albinos portent malheur.
Bob trouve un certain réconfort auprès de l’homme à tout faire John Donohue, mais son épouse tend à le prendre pour son fils décédé qu’elle aimait beaucoup; auprès aussi de Charlie Parker dont les jours sont, cependant, comptés; auprès de Lazy Bird, mais elle est si instable, si secrète qu’elle finit par être inquiétante.
Michaud compose une galerie de portraits encore plus forts que dans Bondrée; le personnage de Lazy Bird, évidemment, persistera longtemps dans nos mémoires, comme celui de la petite Andrée Duchamp dans Bondrée. Charlie the Wild Parker est également un beau personnage qui nous incite à réfléchir sur notre relation à la nature, si chère à Michaud, si ambigüe pourtant, puisqu’en font partie la vie aussi bien que la mort. Mine de rien, le personnage de Georgia, si affable et soudainement si absente, résume en condensé tout le mystère qui s’est abattu sur Solitary Mountain.
Michaud excelle à créer des atmosphères : on avance lentement dans Lazy Bird, comme pour laisser le temps à ce climat sinistre, humide, obscur, énigmatique, comme ces rencontres récurrentes avec le chevreuil albinos, de nous pénétrer jusqu’à la moelle. Climat sinistre sans doute, mais aussi nostalgie et lyrisme que les airs de jazz secrètent à travers tout le livre. De sorte que, si Bob Richard est vraiment mal pris, il aime trop la musique et la nature pour être confondu avec une victime passive. Et son besoin de comprendre, ou de se venger s’il n’y a rien à comprendre, le rend vulnérable, sans doute, mais très peu désespéré. Beau personnage, ce Bob Richard, attachant malgré lui.
Roman réussi, donc, qui continue de me hanter, même après avoir lu Police de Nesbo. C’est à cela que tient la qualité des œuvres d’Andrée Michaud : même si un amateur de romans policiers à énigmes peut être déçu par la clé du problème proposée par l’auteure, les ambiances et les personnages qu’elle crée engendrent des émotions tenaces qui nous collent à la peau et contribuent à nous transformer, j’oserais presque dire à nous rendre meilleurs.
Extrait :
« Vous écoutez The Night sur WZCZ, la radio des solitaires et des oiseaux de nuit. L’émission sera dédiée ce soir à une jeune fille que j’ai croisée hier près de South Northfield, pareille à un oiseau flirtant paresseusement avec le noir, et à celui que plusieurs considèrent comme le plus grand musicien de l’après-bop : John Coltrane.
Lorsque Coltrane composa quatre nouvelles pièces pour son album Blue Train, dans les années 50, il ne se doutait assurément pas qu’un demi-siècle plus tard, un homme rencontrerait le lazy bird auquel il venait de donner naissance. C’est le sort, pourtant, des oiseaux immortels. Voici Lazy Bird, pour Lazy Bird. »
J’ai appuyé sur la touche « Play » et la pièce de Coltrane a immédiatement retenti dans mes écouteurs et dans toutes les maisons éveillées de Solitary Mountain, pendant qu’une jeune fille balançant doucement son bras gauche s’écorchait les pieds au coin de Baker et Bloomfield et qu’un oiseau noir et blanc, peut-être, quittait le sommet de la montagne solitaire.
La pièce achevait quand le téléphone a sonné. J’ai eu le vague et stupide espoir que ce soit Lazy Bird qui m’appelle pour me dire que la vie était belle et qu’elle ne se tailladerait pas les poignets avant que le Gabon remporte les championnats du monde de planche à neige acrobatique. « Bob Richard », ai-je répondu. Avant qu’elle prononce une seule parole, j’ai su que c’était elle, l’autre, Misty. J’attendais cet appel depuis des jours et j’aurais du m’y préparer, mais je m’étais enfermé dans le fol espoir que Misty n’ait été qu’une aventure d’une nuit.
« Qui est Lazy Bird? » a murmuré la voix suave.
Mon cœur n’a fait qu’un bond, une salve de picotements m’a bombardé l’occiput et je suis demeuré bouche bée. Puis j’ai décidé de jouer son jeu. J’ai pris la voix chaude de celui qui a envie qu’on lui chuchote des cochonneries à l’oreille et je lui ai demandé qui elle était, elle. Après un moment de silence, Misty m’a répondu que ça dépendait.
« Qui voudrais-tu que je sois? Je peux être qui tu veux, absolument n’importe qui… Pourquoi pas Lazy Bird? »
Tout ce que je savais avec certitude de celle que j’avais nommée Lazy Bird, c’est qu’elle en avait par-dessus le casque de son existence. Ç’aurait sauté aux yeux de n’importe qui, même d’un pingouin. Alors qu’une tarée veuille s’accaparer l’identité encore hésitante de cette fille ne tenant que par un fil m’a mis en rogne. Je lui ai renvoyé sèchement qu’il ne pouvait pas y avoir deux Lazy Bird.
« Il va donc falloir éliminer la première, a-t-elle conclu aussi durement, puis elle m’a claqué la ligne au nez. »
John Coltrane – Lazy Bird