Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2015 (Druide)
Genre : thriller
Personnage principal : Laura, éditrice de la collection de littérature
J’ai eu du plaisir à lire Rivages hostiles de Florence Meney (Pierre Tisseyre, 2013), pas vraiment un polar, mais un roman psychologique d’atmosphère qu’on sent écrit dans la joie. Meney a été longtemps journaliste à Sudbury, Toronto et Montréal. Elle est actuellement responsable des relations avec les média pour l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Son dernier roman, L’Encre mauve, est sous-titré polar, et c’est vrai qu’il y a des meurtres de toutes sortes et au moins un enquêteur, même si nous nous contentons du résultat de cette enquête. Qu’on se le tienne pour dit, toutefois, ce n’est pas un polar classique.
Plusieurs histoires se développent parallèlement : d’abord, celle de Georges Gadbois, qui a apparemment tué sa femme et ses deux filles de dix-sept ans, et dont on suivra le procès; puis, celle de la maison d’édition de feu Aurélien Laflèche, menacée par le neveu Jean-Seb de subir une cure de rajeunissement radicale, une rationalisation dont l’objectif est le profit rapide; l’histoire aussi du juge Larivière qui confie à Laura un manuscrit ambigu qu’il espère publier; l’analyse, enfin, peut-être surtout, du couple Laura/Bernard qui, comme bien des travailleurs passionnés par leur travail, finissent par s’éloigner l’un de l’autre et, pratiquement, se perdre. Toutes ces histoires sont reliées par les personnages qui appartiennent à plusieurs d’entre elles : le juge qui confie à Laura son manuscrit est aussi celui qui dirige le procès Gadbois, couvert par Bernard, l’époux de Laura; celle-ci travaille pour la maison d’édition de Laflèche, maintenant gérée par Jean-Seb; Rose, la veuve d’Aurélien, qui a encore son mot à dire dans la maison d’édition, a été courtisée par le juge Larivière qui semble tenir encore à elle. Comme garante de l’unité, la présence du policier Philippe Lécuyer qui suit d’un œil le procès après avoir mené l’enquête sur les meurtres de la famille Gadbois, et qui suit des deux yeux la psychiatre Annie Caron; qui finit aussi par convaincre son chef Dupin, profondément déprimé, de revenir au travail, même s’il ne manifeste pas son génie aussi brillamment que son homonyme créé par Edgar Poe.
Ce qui ajoute à la complexité du récit, c’est la méthode du diaporama : des petits chapitres rapides se succèdent sans réel fil directeur. Par exemple : 1) Un texte d’une page où quelqu’un semble vouloir en finir avec sa femme; 2) Georges revient chez lui à Pierrefonds; 3) Aurélien Laflèche meurt subitement; 4) Deux chasseurs sont perdus; 5) Bernard ne veut plus être journaliste politique; 6) L’enquêteur Lécuyer se morfond chez les Gadbois; 7) Laura supporte Jean-Seb… Au total, sept chapitres en 32 pages. Ce type de composition morcelée ajouté au grand nombre de personnages m’a obligé à prendre un crayon et à remplir au moins trois pages. Ça manque de rythme et de fil directeur. Pas facile d’embarquer.
Pourtant, plusieurs commentateurs ont loué la qualité de l’écriture, ce qui paraissait encore davantage dans Rivages hostiles, un beau roman psychologique. De même, la description du phénomène de l’éloignement entre Bernard et Laura m’a paru assez subtile; réussis aussi, les portraits du juge (même si certains de ses comportements sont plutôt invraisemblables), et de Laura (franchement agaçante par sa naïveté et son apitoiement sur elle-même).
Meney a du style, aucun doute, et elle aime faire ce qu’elle fait; mais est-ce un style qui convient au polar ? Pas sûr. Quand Lécuyer parle, on dirait qu’il écrit un livre et le dialogue entre lui et sa patronne, Virginie Leclair, est vraiment trop livresque. Ça fait partie des invraisemblances, et je ne m’étends pas sur cette boule de papier jetée en pleine rue, dans la gadoue, en face du palais de justice où passent un grand nombre de personnes et d’automobiles, que les enquêteurs retrouveront plusieurs heures après, seul indice leur permettant de retrouver Laura et Rose.
Enfin, Meney se tient très près de la réalité québécoise : plusieurs de ses personnages évoquent des figures connues de la scène judiciaire et soulignent des thèmes de réflexion qui ont défrayé l’actualité depuis quelques années, comme le fait de plaider l’aliénation mentale pour échapper à une accusation de meurtre. Ou le fait de provoquer la mort avec du fentanyl, beaucoup plus violent que la morphine, et qui vient de semer la mort chez plusieurs junkies au Canada et au Québec. Par ailleurs, sa culture littéraire la pourvoit en réminiscences susceptibles d’enrichir sa palette d’idées; à moins que ce ne soit Laura elle-même qui s’imagine que Larivière l’a poussée à vouloir tuer Jean-Seb, après avoir rencontré ce genre de tueur par suggestion dans Curtain (1975), ou Hercule Poirot quitte la scène.
Bref, un roman assez attrayant pour que j’aime en parler, avec des personnages dont je me souviendrai, même si la trame policière comme telle ne m’a pas semblé tellement réussie.
Extrait :
Virginie se pencha en avant.
− Philippe, tu sais comme moi que le processus est bien plus compliqué que ce que tu me décris là. Et puis, c’est un droit fondamental de l’accusé que de se défendre au mieux de son intérêt, quelles que soient les circonstances. Les accusés, de nos jours, et c’est tant mieux, sont bien conseillés et se débattent comme des diables dans l’eau bénite pour échapper à l’emprisonnement. Je ne t’apprends rien, mon vieux, en te rappelant que savoir passer à autre chose fait partie de notre métier. Je ne dis pas que c’est facile ni que je ne comprends pas ta colère…
Lécuyer leva un visage furieux.
− Virginie, avec tout le respect que je te dois, non, je ne crois pas que tu comprennes. Écoute, je ne suis quand même pas un bleu. J’ai quand même traité plusieurs cas d’homicides, et des vicieux, j’en ai vu nager dans ma soupe. Mais cette histoire-là n’est pas banale. Tu as ce type en position d’autorité, membre des forces de l’ordre, un collègue, quoi, avec toutes les prérogatives de l’emploi, qui abat froidement sa femme et ses filles. Tout ça parce qu’elle a décidé de le quitter. Le truc classique : ma femme, mes enfants, mes objets ! Si ça, ce n’est pas du Mal incarné, alors je ne sais pas ce qui en est. Tu aurais dû voir son regard, pendant les interrogatoires : à en donner froid dans le dos !
L’enquêteur respira profondément, faisant un effort pour se maîtriser.
− Enfin, le Mal, je ne sais pas trop ce que ça veut dire. J’essaie juste de comprendre. Je ne parviens pas à voir comment on en arrive là. Mais qu’est-ce qu’ils ont, tous ces types, à se donner le droit de trucider ceux qu’ils sont censés aimer ?