Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2015 (Alire)
Genres : Aventures
Personnage principal : El Turco, narcotrafiquant mexicain
Né en 1955 à Forestville, Camille Bouchard vit maintenant à Québec. Il écrit beaucoup pour les jeunes et les moins jeunes : plus de 80 ouvrages dont plusieurs ont été récompensés par des prix. C’est un grand explorateur du monde moderne et bien des pays ont inspiré le décor de ses romans. Cartel est un bon exemple : ça se passe au Mexique dans le milieu violent des narcotrafiquants.
En fait, il s’agit moins d’un roman que de 5 ou 6 nouvelles (si on compte l’épilogue parmi les nouvelles). Même si quelques personnages reviennent dans deux ou trois nouvelles, notamment El Turco (Don Alfonso), le capo d’un des plus puissants cartels, chaque nouvelle a son propre thème, et il n’y a pas de suite à proprement parler. L’unité est néanmoins assurée par l’atmosphère glauque des récits et par le souci qu’a l’auteur de dévoiler le brin de compassion qui peut se dissimuler dans le cœur des êtres les plus féroces. Dans Au théâtre du monde, un tueur constate son inhumanité mais se surprend à être ému par une petite fille. Puis, El Turco trouve un stratagème pour protéger ses enfants contre ses rivaux; il les confie au vieux Don Juan qui n’aime pas les enfants, craint d’être considéré comme une bonne d’enfants, mais finit par s’attacher à Stefano et Paulina, qu’il défendra jusqu’au bout (Parce que, Paulina). La troisième nouvelle (Et de ton camion) met l’accent sur un lieutenant de El Turco, Don Benito, et surtout sur son épouse doña Renata, qui cherche à fuir sa situation à l’aide du truand Agustin, qui traverse souvent la frontière avec son camion. Mission périlleuse que finira par accepter le dur Agustin, parce que Renata jouera sur un de ses rares sentiments. Sale argent sale dévoile un aspect de l’opération blanchiment d’argent : deux jumelles un peu naïves qui vivent entre quatre murs sont durement heurtées par la réalité. Est-il possible qu’une certaine amitié se développe dans un tel climat de violence ? Enfin, un écrivain québécois (Clément Gélinas) en vacances au Mexique se trouve coincé entre les deux puissants gangs de narcotrafiquants qui se disputent le territoire (Pourquoi se battent les chiens). Il apprend qu’il y a pire que de se faire accuser de pédophilie. Son prochain roman profitera peut-être de ses nouvelles expériences, si elles ne le tuent pas. En guise d’épilogue (Le destin de Benito), on retrouve Alej, le tueur au grand cœur. Toujours exécuteur des plans de El Turco, la perte d’un enfant perdu ne continue pas moins à le tourmenter. Alej grelotte mais, comme le pense son complice Tomas : « C’est au-dedans de toi que tu as froid ».
Ce roman a été bien reçu par la critique et les commentateurs ont, en général, beaucoup de respect pour Camille Bouchard. C’est vrai que c’est bien écrit et que ça se lit comme un sain divertissement. On dira, sans doute, qu’il faut beaucoup de talent pour faire simple. Peut-être. Pour ma part, je n’ai été ni bouleversé, ni ému outre mesure. Et plutôt agacé par la forme de ces récits qui se conjuguent au Je, Tu, Il, Nous, Vous, Ils.
Extrait :
On l’appelle El Turco depuis qu’il a tenté d’établir une filière avec les trafiquants d’Istanbul, six ans plus tôt. Pour des raisons inconnues, le projet n’a pas vu le jour, mais le nom est resté. Même si le sobriquet ne l’incommode pas, on s’adresse à lui avec son vrai prénom : don Alfonso.
− Merci, don Alfonso, je ne bois pas beaucoup. Je préfère griller une cigarette si ça ne vous gêne pas.
El Turco se rassoit derrière son bureau en faisant une moue de dénégation et en soulevant l’index de la main qui tient son verre de bourbon.
− Mais non, mon petit Alej. Vas-y.
Il te laisse le temps d’allumer, te présente le cendrier sur le coin du meuble. Tu en profites pour détailler les objets qui encombrent la table de travail tout en faisant mine de ne pas t’y intéresser : le portable Mac, les trois téléphones cellulaires, la pile de cahiers et de feuilles éparses, les nombreuses photos dans leur cadre − montrant don Alfonso en famille, avec sa femme, ou avec sa femme et ses enfants, ou avec ses petits-enfants, ou avec d’autres enfants d’autres familles venues célébrer un anniversaire avec les enfants et petits-enfants de don Alfonso…
De toute évidence, El Turco est un homme qui apprécie la famille.
− J’ai appris pour ta mère, Alej, dit-il du côté opposé du nuage que tu viens de souffler entre vous deux. Tu as toutes mes condoléances.
− Merci, don Alfonso.
− Quand auront lieu les obsèques ?
− Cet après-midi.
− Cela te décevra si je ne peux en être ? Les tueurs de…
− Ne vous en faites pas. Je comprends.
− Quand cette guerre de clans finira, qu’on aura repris le contrôle total du commerce de notre périphérie, on retrouvera une vie plus normale, philosophe-t-il en jetant un œil mouillé sur les photos.
Cela te fait toujours drôle de constater les élans de tendresse d’El Turco, alors qu’il ne ressent aucune pitié à commander la torture, l’émasculation, le meurtre et la décapitation de ses rivaux. Le maître du cartel qui régit toutes les petites bandes du sud de Ciudad Juarez adhère au schéma paternaliste des mafieux siciliens. Il lui plaît de jouer les padrinos.
Ma note : (3,5 / 5)