Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2015 (Goélette)
Genres : thriller, historique
Personnage principal : Professeur Andrew Attridge
Pour écrire à vingt-trois ans un roman comme celui-ci, il faut vraiment être bourré de talent. C’est bien le cas de Léolane Kemner, diplômée en Histoire et Civilisation du Collège de Rosemont l’an passé. Non seulement Kemner a du souffle à revendre, mais elle a l’intelligence nécessaire à une construction littéraire rigoureuse et, surtout, la sensibilité indispensable pour camper des personnages crédibles et attachants. Je me suis demandé à quelques reprises comment l’auteure pouvait comprendre au point d’exprimer avec clarté des sentiments complexes difficilement accessibles pour bien des gens.
Le récit est construit en contrepoint : d’une part, une vie de Jésus, qui pourrait correspondre à l’Évangile de Judas. Cet évangile a été composé dans la deuxième moitié du IIe siècle, découvert en 1978, offert aux plus offrants, approprié par la National Geographic Society, qui le publie en 2006. Le texte dont on parle dans le roman ne subit pas le même destin, semble-t-il, mais, d’une part il contient aussi une visée polémique des communautés chrétiennes de l’époque en voie de structuration, à la limite d’institutionnalisation, d’autre part il serait bien normal que le texte traduit par Norbert Williams ait été dissimulé aux pauvres mortels que nous sommes.
Deuxième ligne du contrepoint : en 2005, à Rome, le Pape moribond est invité à boire un thé, qui hâtera sa succession. À Genève, un fuyard distingué est capturé. À Leicester, le professeur Andrew Attridge reçoit la reproduction du Baiser de la mort de Judas peint par Giotto.
Pour la plupart d’entre nous, le thriller ne se rapporte pas tellement à la vie du Christ, dont nous avons été gavés dans notre enfance et notre jeunesse. Sauf que, étant donné que l’évangile de Judas du IIe siècle appartenait aux Caïnites, qui s’opposaient sur plusieurs points importants aux évangiles classiques, officiellement retenus et avalisés par l’Église, nous devons nous attendre à y découvrir quelques bonnes surprises : après tout, ce n’est pas pour rien que l’Église s’y oppose. N’empêche que, en effet, le thriller qui nous tient à cœur correspond aux événements qui se produisent aujourd’hui.
Or, aujourd’hui, précisément au jour de Pâques 2006, à l’Institut catholique de Paris, Attridge et son collègue français Joachim Montrognon de Salvert sont invités dans l’amphithéâtre, alors que John Philis, président de la National Geographic Society, est sur le point de dévoiler l’Évangile de Judas. Une journaliste américaine, Lisa Schramm, amie et collaboratrice de Norbert Williams, confie à nos deux érudits que Williams est disparu depuis un an et qu’elle a reçu un mot lui demandant de mettre la main sur Attridge. Pendant qu’ils sont attablés à un Café, un billet leur parvient incognito : « Trouvez l’évangile » !
On envisage de dérober l’évangile en question. Qui se cache derrière ces billets pour le moment bien gentils ? Et, s’il est vrai que cet évangile remet en question plusieurs de nos croyances spontanées, c’est-à-dire inculquées systématiquement, quelqu’un aurait-il intérêt à le faire disparaître ? Y aurait-il un rapport avec tout ce qui se brasse au Vatican de ce temps-là ? Et avec la disparition de Williams ? Et quel est donc le rôle de la Congrégation de la Très-Saint-Vérité là-dedans ?
Trop de surprises ébranleront Andrew au point qu’il en perdra presque son copte. S’il ne parvient pas à traduire une partie du manuscrit, sa vie sera-t-elle en danger ? Et si on ne trouve pas la partie manquante, quelqu’un risque-t-il d’être accusé d’incompétence ou de trahison ? Où est passée Lisa ? Et son collègue et ami Salvert est-il plus ou moins prisonnier lui aussi ? On se croirait au Festival de Venise parce que chacun paraît se métamorphoser.
Et, pendant que l’on suit le destin de Jésus, de sa femme Madeleine, de Marie et de Judas, le pouvoir au Vatican semble changer radicalement de mains … encore que le récent pape paraît privilégier certains principes moins liés à sa personnalité propre qu’à l’institution qu’il dirige et au comportement des fidèles dont il est responsable.
Ayant déjà manifesté mon enthousiasme, je n’ai pas trop de scrupule à dire que tout n’est pas parfait. Vers la fin, quand l’action est suspendue, on peut trouver quelques phrases ou quelques images qui jurent un peu. C’est certain aussi qu’on pense à Da Vinci Code, mais Trente Deniers insiste trop sur la dimension historique pour se réduire au thriller de Dan Brown. Pour un passionné d’histoire, il ne faut pas manquer un mot; pour un passionné de thriller, il faudrait peut-être un peu réduire la partie historique (couper un peu) et passer plus de temps à corser et accélérer la dimension thriller.
Je ne voudrais pas qu’on voie là une critique gênante; plutôt, à tout prendre, un véritable encouragement.
Extrait :
− Un colis pour vous, professeur.
Andrew Attridge signa le registre du coursier de son élégante signature et reçut en échange un paquet rectangulaire plutôt mince, mais assez large. Il dut s’y prendre à deux mains pour soutenir le poids du colis qui était frappé de la mention « Fragile » en rouge. Une notice était jointe, mais aucune adresse de retour. Uniquement le tampon de l’envoi express. Le professeur releva la tête, l’air intrigué, pour mieux lire à travers ses épaisses lunettes posées sur le bout de son nez.
Vouer sa vie à rendre la légende exacte,
Au risque de déconstruire l’histoire et de pourfendre ceux qui s’y opposent.
Perpétuellement et sans relâche, remonter la piste des temps immémoriaux,
Et pour ceux qui restent à venir,
Se faire le gardien du legs à transmettre.
Aucune signature ni rien qui puisse permettre au professeur d’identifier l’expéditeur. Il saisit son coupe-papier pour ouvrir l’enveloppe faite de papier kraft et d’un épais papier bulle. Ses sourcils touffus s’élevèrent dans une expression de surprise et de perplexité lorsque l’emballage brun glissa. Il tenait dans ses mains une reproduction d’une toile réalisée par un artiste de grand talent du XIVe siècle, nommé Giotto. On y voyait, dans un évident tumulte de soldats romains, un petit homme à la silhouette corpulente et drapé d’une cape jaune enlacer et tendre les lèvres en un baiser tragiquement célèbre vers un homme auréolé et de rouge vêtu. Andrew Attridge n’eut guère besoin de fouiller dans sa mémoire pour reconnaître la scène peinte des siècles auparavant. C’était le baiser de la mort de Judas Iscariote. Le baiser qui avait condamné le fils de Dieu à être cloué sur la croix.
Ma note : (4 / 5)