Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2017 (Libre Expression)
Genres : Enquête, noir
Personnage principal : Patrick Kelly, détective privé
Hervé Gagnon nous a conquis avec ses polars d’enquête mettant en vedette le journaliste Joseph Laflamme. L’action se situait à la fin du XIXe siècle et, en bon historien, Gagnon nous trimballait dans ce Montréal fin de siècle, dont nous reconnaissons certains vestiges encore aujourd’hui. Changement de cap avec le roman Chemin de croix, très contemporain, avec le détective (et ex-policier) Patrick Kelly.
L’histoire se situe toujours à Montréal, et Gagnon ne se gêne pas pour remettre en question le succès de cette ville dite intelligente, en la comparant à des villes syriennes victimes de bombardements. Partout des cônes rouges, partout des nids de poule et maintenant des ventres de bœuf; plus un transport en commun insuffisant. On reconnaît bien notre ville.
Entre le début du XXe siècle et aujourd’hui, le roman américain est passé, et Patrick Kelly s’inscrit assez bien dans cette mouvance. Ce n’est pas encore un paumé mais, sous prétexte de dégustation, il écluse bon nombre de scotchs; avec difficulté, il partage la garde de sa fille et n’est pas vraiment diplomate ni avec elle ni avec son ex; il meuble sa solitude avec des musiques de blues. Somme toute, c’est un gars fermé pas très sympathique. Comme détective, il se contente de traquer les maris volages, les petits fraudeurs, les mauvais payeurs. Une sorte d’antihéros.
Survient Claire Black, une religieuse dans la trentaine : elle lui demande de retrouver un vieux crucifix qui aurait déjà servi à invoquer le diable, et qui aurait pu être récemment volé par un groupe de fanatiques voués au culte de Satan. Ce genre de problèmes n’intéresse vraiment pas Kelly, mais la somme d’argent qui lui est offerte est irrefusable. Il rencontre un indic à la Place Émilie Gamelin qui l’oriente vers des appartements désaffectés où auraient lieu des messes noires. Des jeunes filles sont retrouvées droguées et égorgées, un crucifix enfoncé dans le vagin. Des personnes âgées ont été écorchées dans des églises. Les deux sortes de crimes semblent liées. Violemment tabassé et perturbé par les sautes d’humeur de sa fille, Kelly veut abandonner. Mais Claire joue de ses charmes et de son argent. Il décide donc de persévérer.
Des questions le hantent : pourquoi les adorateurs de Satan l’ont battu et que leur chef ait interdit qu’on le tue ? Pourquoi Claire tient-elle tellement à ce maudit crucifix en bois, sans valeur même pour un antiquaire ? Et où est donc passée sa fille?
Gagnon se laisse aller à partager avec nous ses fantasmes transgressifs, intégrés dans une histoire complexe aux multiples ramifications. Son art des rebondissements nous bouscule un peu mais, comme c’est bien écrit et que les descriptions des lieux reflètent la réalité, le lecteur est aisément entraîné dans un courant démentiel et pourtant cohérent. Évidemment, je me suis un peu ennuyé de Joseph Laflamme et de ses complices, d’autant plus que ce Montréal-là avait le charme suranné des choses désuètes. Par contre, ce Patrick Kelly pourrait être le petit-fils de Sam Spade, de Philip Marlowe ou de Mike Hammer. Les amateurs du roman d’enquête américain, variante québécoise, se sentiront chez eux.
Extrait :
Kelly s’éveilla en sursaut en ayant l’impression de manquer d’air. La voix de la fillette et le ronflement des flammes semblaient encore résonner sur les murs de sa chambre. Son cœur s’était emballé et il avait froid. Dehors, le jour s’était levé. Sur la table de chevet, son portable sonnait. Il le prit. Il indiquait 8h 12. Il répondit
− Pat ? C’est Stéphan.
− C’est juste un hasard ou tu le fais exprès pour me réveiller ? ronchonna-t-il, heureux de penser à autre chose.
− Tu sais bien que je le fais exprès. Qu’est-ce que tu voulais ?
− J’ai un meurtre à te signaler. Enfin, je crois.
Il passa la demi-heure suivante à raconter à Doré ce qu’il avait découvert dans le squat. Après avoir mis son portable sur le haut-parleur, il lui fit parvenir ses photos et sa vidéo. Il omit de mentionner le crucifix de 1742.
− Pis qu’est-ce que tu foutais là, au juste ? s’enquit Doré.
La veille, Kelly avait préparé une histoire totalement crédible − pas un mensonge, mais une restriction mentale − qui lui permettrait de garder le nez de son ami hors d’une lucrative enquête.
− Je cherchais un sans-abri qui détenait possiblement des renseignements qui me seraient utiles, dit-il. Il n’était pas là, finalement.
− Ouais… OK. Mettons… lança son vieux copain, sceptique. Je vais envoyer une équipe. T’as touché à rien, j’espère ?
− J’ai fait très attention, enquêteur Doré.
− Je suppose que je devrais te remercier de l’avoir signalé. T’étais quand même pas obligé. Des satanistes… Tabarnak… soupira le policier.
Niveau de satisfaction :
(4,3 / 5)