Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2017 (VLB)
Genres : Historique, recherche
Personnage principal : Virginie Constantineau, romancière
Mylène Gilbert-Dumas est une romancière connue au Québec par ses romans historiques, ses romans pour ados, un roman fantastique et des romans contemporains grand public. C’est une des rares qui peut vivre de sa plume. La mémoire du temps est présenté comme un thriller politico-religieux, son premier de la sorte; c’est une petite brique (540 pages) qui se lit bien.
Après le récit, en guise de prologue, de la rencontre entre Mélanie la Romaine et Évagre du Pont, en 382 après Jésus-Christ, l’histoire est racontée de trois points de vue différents : celui du chercheur et professeur d’histoire du christianisme, Nicolas Gustave, suspendu par son Université de Saint-Francis-Xavier au début des années 1980, pour avoir soutenu des thèses audacieuses sur les gnostiques, qui remettaient en question les interprétations habituelles des évangiles, des lettres de saint Paul et, à la limite, des paroles du Christ. Celui de Bill Stillman, organisateur politique du Parti Canadien qui sévit à Ottawa, ultraconservateur, et qui vise à criminaliser l’avortement et, éventuellement, l’homosexualité et l’aide médicale à mourir. Celui, enfin, de Virginie Constantineau, le personnage principal, romancière qui vit tranquille à Brookbury dans les Cantons-de-l’Est avec ses deux chiens et son chat et qui, par curiosité et entêtement, après avoir recueilli des fragments d’un papyrus qui correspondrait à la copie d’une lettre de saint Paul, cherche à retrouver l’origine de ce manuscrit. Si on démontrait son authenticité, on fournirait une sorte de justification au livre de Nicolas Gustave, Le premier des gnostiques chrétiens.
C’est ici que les choses se compliquent parce que bien d’autres personnes, notamment les penseurs du Parti Canadien, et les fous de Dieu en général, ont intérêt à faire disparaître toute trace de l’existence même du manuscrit. C’est pourquoi on brûle la librairie de Régis à Oka, un vieil ami de Virginie, on fouille deux fois plutôt qu’une la maison de Virginie et, depuis les années 80, plusieurs cadavres suivent l’odyssée de ce manuscrit.
Virginie décide de parcourir l’Europe et l’Égypte pour retrouver le parcours de Nicolas Gustave jusqu’à sa mort dans le Maine une trentaine d’années auparavant. On y rencontre un grand nombre de personnages fascinants, la plupart passionnés par l’origine du christianisme et le sens du message de Jésus-Christ. C’est ça qu’on appelle l’enquête de V.A. Constantineau et, même si ce n’est pas vraiment une enquête policière à proprement parler, c’est sans doute la partie la plus intéressante du livre. En tout cas, c’est celle qui me semble le plus intéresser l’auteure, passionnée d’histoire et de voyage.
Après le retour au bercail de Virginie, Gilbert-Dumas passe assez vite sur ce qu’il advient des projets de loi du Parti Conservateur et du sort de son éminent conseiller Bill Stillman, décrit rapidement et pas très clairement la dernière astuce de Nicolas Gustave, qui tient à démontrer que l’apôtre Paul était gnostique, et semble inciter Virginie à troquer sa jouissante solitude à Brookbury contre une très hypothétique relation amicale ambigüe avec Régis, son vieux copain bouquiniste. Conclure tout cela en moins de 20 pages est évidemment un choix de l’auteure, qui indique par le fait même son centre d’intérêt. « L’écriture de ce roman fut une aventure qui a duré deux ans et nécessité plusieurs mois de recherche ». Ses références sont d’ailleurs impressionnantes. N’en déduisons pas qu’on a affaire à une sorte de thèse de doctorat car, et c’est un grand atout, l’auteure écrit bien et sait raconter une histoire. Ça ne signifie pas qu’elle sait, ou désire, composer un polar, ou un thriller, véritable. Si j’ai eu du plaisir à lire ce livre comme un roman, le triple final a déçu en moi l’amateur de polar.
Extrait :
− Saint Paul ne pouvait concevoir une Église sans la participation active des femmes (…)
− Vraiment ? Monsieur Fressineau m’a pourtant cité un passage qui m’a paru assez misogyne (…).
Les traits de Marthe Jensen se durcirent.
− Vieillard borné et sénile ! Il vous a cité un passage de la Première épître aux Corinthiens, passage que des chercheurs de partout en Occident considèrent désormais comme un ajout ultérieur.
− Je ne comprends pas.
− Voyez-vous, dès les premiers siècles, il arrivait qu’un copiste qui reproduisait les lettres de Paul pour le compte d’une communauté insère ici et là des passages en accord avec sa propre vision du christianisme. Ces ajouts ont été copiés, puis recopiés, puis recopiés encore au point que les chrétiens d’aujourd’hui sont persuadés qu’ils faisaient partie de la lettre originale (…)
− Comment savez-vous qu’on a modifié le texte ? (…)
− En analysant le contexte. Les versets que vous a cités ce vieux fou sont insérés à un endroit bien précis, lorsque saint Paul donne ses instructions sur la manière de procéder quand les croyants se réunissent. On remarque tout de suite un changement de ton entre les versets qui précèdent et ceux sur le silence des femmes. Et curieusement, quand il a fini ses injonctions, saint Paul reprend ce qu’il disait avant. Si vous enlevez les versets 34 et 35, le texte coule tout seul, naturellement, comme s’il s’agissait d’une seule pensée ininterrompue (…) . On se retrouve maintenant avec une doctrine qui n’a rien à voir avec les valeurs véhiculées par le christianisme des premiers temps.
− Mais à quoi cela sert-il donc ?
Elle ne pouvait s’empêcher de penser au gouvernement néoconservateur qui légiférait en fonction de la Bible.
Marthe sourit et lança avec cynisme :
− À contrôler le peuple en général, et les femmes en particulier.
Ma note : (3,8 / 5)