Par Michel Dufour
Date de publication originale : 1985 (The Handmaid’s Tale)
Date de publication française : 2017 (Robert Laffont)
Genres : Conte noir, dystopie
Personnage principal : Defred, servante écarlate
Une dystopie, c’est un récit imaginaire (par opposition à historique), sombre dans la mesure où on nous présente un monde dans lequel un système totalitaire empêche la plupart de ses membres d’atteindre le bonheur, malgré de minces compensations auxquelles quelques individus peuvent avoir accès. On pensera à 1984 d’Orwell, au Meilleur des mondes d’Huxley, à Farenheit 451 de Bradbury, au Monde des non-A de Van Vogt.
Je ne connais pas beaucoup la littérature canadienne anglaise mais, pour la plupart des analystes, Margaret Atwood apparaît comme une des plus grandes écrivaines canadiennes d’aujourd’hui. Depuis la publication de La servante écarlate, en 1985, son étoile n’a cessé de grimper. Le roman a fait l’objet d’un film de Schlöndorff (scénario d’Harold Pinter) en 1990, d’un opéra de Poul Ruders, (Copenhague, 2000), puis d’une série télévisée en 2017. On a dit aussi que ce roman ferait trembler l’Amérique de Donald Trump, mais là on exagère un peu…
Atwood est née en 1939 à Ottawa. Elle commence à écrire vers l’âge de 16 ans et fréquente les universités de Toronto et de Harvard : études en langue anglaise et française, et philosophie. Puis, elle enseigne aux universités de Colombie britannique, de Concordia (Montréal), d’Alberta, de York (Toronto) et de New-York. En même temps, elle publie une douzaine de romans, quelques essais et de la poésie. Elle devient un personnage public à partir de la publication de La servante écarlate en 1985 : à Toronto, on l’accuse d’être dépravée et de dénigrer les religions chrétienne et islamiste, les intégristes de ces deux religions formant ainsi un front commun inattendu. Récemment, elle prend position contre les dérapages du mouvement Metoo, la tendance à condamner les suspects avant de les avoir jugés preuves en mains, la tendance aussi à favoriser les tribunaux populaires au détriment de la justice officielle sous prétexte qu’elle est loin d’être parfaite. Atwood opère un rapprochement avec le maccarthysme et ses listes de suspects qui ont ruiné bien des personnes qui, par la suite, n’ont pas été blâmées par les autorités judiciaires.
La servante écarlate a l’allure d’un conte rédigé de mémoire par une victime d’un système totalitaire, la république de Gilead, qui est advenue dans le prolongement de notre société actuelle minée par la course au profit, le sexe et la drogue, dont les divertissements qui nourrissent notre imaginaire. D’où une sorte de coup d’état mené par des intégristes moraux qui organisent la société pour le salut de nos âmes et le mépris de nos corps. Société fortement hiérarchisée, fondée sur le secret, la délation, la foi en une morale puritaine. Au sommet de la pyramide, les plus puissants des deux sexes; au bas de l’échelle, des hommes célibataires servant dans l’armée (il faut combattre des poches de résistance internes et, apparemment, des menaces extérieures, ce qui justifie l’austérité du mode de vie) et les femmes les plus démunies qui deviendront pour ces soldats des Écofemmes, amalgames de femmes au foyer, de bonnes à tout faire et d’esclaves sexuelles. Un degré supérieur à ces femmes, les servantes, relativement jeunes et en bonne santé, fertiles surtout, car elles serviront à produire des enfants sains (on se débarrassera des autres). Les servantes sont vêtues d’une longue robe rouge (écarlate) et leur visage est encadré par une cornette qui les empêche d’avoir des conversations yeux dans les yeux, encore moins bouche à bouche. Elles vivent dans des maisons, dirigées par les épouses et les commandants. Les épouses représentent l’autorité (sur les servantes et les domestiques); les commandants ont pour fonction de baiser les servantes pour fabriquer des bébés. Des cérémonies (jours de naissance et jours de rédemption, cérémonie de Particicution) servent à des réjouissances sur commande et à des défoulements collectifs. Les manques de discipline sont punis de mort ou de mutilation.
D’un autre côté, les souvenirs d’un passé plus débridé, sans doute, mais plus libre et plus heureux, persistent, suscités par les frustrations nécessaires à la discipline et à l’homogénéité. Comment notre servante Defred pourrait-t-elle s’en tirer et le pourra-t-elle?
Roman sans doute étouffant par bouts, mais tellement intelligent par sa façon de développer des tendances de notre société actuelle dans une direction non désirée. Cri d’alarme, en même temps, dans la mesure où ce non-désir est faible, mou, et insuffisant. C’est le désir du contraire qu’il faut stimuler, le besoin de liberté et la jouissance de la différence. Malgré la possibilité d’excès. À l’unidimensionnalisation, préférons la liberté qui, comme l’indiquait Diogène, permet à l’individu de se réaliser en remettant en question tous les tabous sociaux.
Extrait :
Des milliers, des millions de femmes avaient un job. C’était considéré comme une chose normale. Maintenant c’est comme repenser au papier monnaie, quand il existait encore (…)
Il fallait emporter ces bouts de papier avec soi quand on allait faire des courses, mais quand j’avais neuf ou dix ans les gens utilisaient des cartes en matière plastique; pas encore pour l’épicerie, c’est venu plus tard. Cela semble si primitif, totémique même; comme des cauris, ces coquillages qui servaient de monnaie. J’ai dû utiliser ce genre d’argent moi aussi, un peu, avant que tout ne passe sur l’Ordinabanque.
Je suppose que c’est pour cela qu’ils ont pu le faire, de la manière dont ils l’ont fait, tout d’un coup, sans que personne ne sache rien à l’avance; s’il y avait encore eu de l’argent liquide, ç’aurait été plus difficile.
C’était après la catastrophe, quand ils ont abattu le Président, mitraillé le Congrès et que les militaires ont déclaré l’état d’urgence. Ils ont rejeté la faute sur les fanatiques islamistes, à l’époque.
Restez calmes, disait la télévision. La situation est entièrement maîtrisée.
J’étais abasourdie. Tout le monde l’était. Je le sais. C’était difficile à croire. Le gouvernement tout entier, disparu comme dans une trappe. Comment sont-ils entrés, comment cela s’est-il passé ? C’est à ce moment-là qu’ils ont suspendu la Constitution. Ils disaient que ce serait temporaire. Il n’y a même pas eu d’émeutes dans la rue. Le gens restaient chez eux le soir, à regarder la télévision, à chercher à s’orienter. Il n’y avait même pas un ennemi sur qui mettre le doigt.
Niveau de satisfaction :
(4,5 / 5)
Jolie conclusion… c’est une bonne chose que l’adaptation de ce titre en série l’ait remis en évidence sur les étals des libraires.
Content que vous appréciez.
Faut être solidaire parce que la partie adverse est impressionnante.