J’ai toujours aimé la nuit – Patrick Chamoiseau

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2017 (Sonatine)
Genres : Roman noir, philosophique
Personnages principaux : Hypérion Victimaire, tueur en série – Éloi Éphraïm Évariste Pilon, commandant de police

Le commandant Éloi Éphraïm Évariste Pilon finit mal sa carrière de policier à Fort-de-France. Pour sa dernière nuit de permanence avant la retraite, il se retrouve face à un tueur qui lui braque un énorme pistolet sur son œil gauche. Le type n’est pas un meurtrier banal : quand il est investi par l’Archange de la mort, il devient alors un justicier implacable qui frappe des crapules désignées par Hortensius Capitolas, un appeleur de zombies, qui, pour satisfaire ses clients, a finalement jugé plus efficace de commanditer un tueur professionnel que de s’en remettre aux démons dont les résultats sont aléatoires. Hypérion Victimaire, l’Archange, est aussi enclin à la communication au moment de tuer. Il raconte longuement sa carrière et les derniers événements qui l’ont fortement perturbé. Le commandant est sidéré de se retrouver devant un assassin d’envergure, chose dont il avait rêvée durant ses quarante ans de police, lui qui a le regret de ne pas avoir été employé à sa juste mesure. En cette dernière nuit en tant que policier, il est servi !

Les personnages inventés par Chamoiseau sont savoureux. Hypérion Victimaire, l’Archange de la mort est un drôle de bonhomme. C’est un exécuteur sans pitié, effrayant mais il a des valeurs : le sens de l’ordre, de l’honneur et du devoir. C’est aussi un fin gourmet et un bon cuisinier, bien que certaines de ses recettes soient assez spéciales, celles à base de sang humain frit par exemple. Il a un vision romantique de l’amour, cette convergence entre deux âmes, ce brusque enclenchement de deux esprits sur un pic d’enchantement. Il ne peut s’empêcher de faire la morale aux truands, après les avoir complètement anéantis. Par contre il n’aime pas la jeunesse, du moins la jeunesse actuelle. C’est un papy dépassé par le comportement et ses mœurs débridées des jeunes. Faut dire qu’il est obligé de se coltiner un trio infernal formé du Bad Boy, du Jumpie et de la Karo. Malgré l’incompréhension totale, il finit par éprouver une sorte d’affection pour eux et plusieurs fois il les sortira d’un mauvais pas. Autre caractéristique de cet étrange tueur : il ponctue ses actions de citations en latin. En somme Hypérion Victimaire est un tueur en série cultivé, sensible, humain, il ne trucide que des nuisibles. Un mec bien, quoi !

Le commandant Éloi Éphraïm Évariste Pilon, le kôlbôkô (la Loi), rencontre, la dernière nuit de sa carrière de policier, le criminel haut de gamme qu’il aurait aimé affronter plus tôt dans de meilleures conditions. En recevant la confession du tueur il va s’apercevoir qu’il a beaucoup de points communs avec lui : même rigueur morale, goûts littéraires et musicaux identiques, même voiture ancienne (DS 21 Pallas), même arme et vie familiale catastrophique identique. Tous les deux sont des hommes relativement âgés, nostalgiques du temps passé, d’une autre Martinique moins décadente et moins violente. Une proximité vertigineuse ! L’assassin semble être un double sombre du policier.

Il y a dans ce roman beaucoup d’humour. L’écriture utilise des mots hauts en couleur du créole. Malgré cette histoire de tueur en série, l’atmosphère du livre n’est pas sombre, il y a même un petit côté enjoué qui confère au roman une belle légèreté, ce qui n’empêche pas l’auteur de faire des digressions philosophiques profondes.

J’ai toujours aimé la nuit est un roman plein d’humour et de couleurs tout en étant par moments poétique ou philosophique. C’est aussi la Martinique d’aujourd’hui qui est montrée à travers cette histoire.

Extrait :
J’ai vécu l’horreur durant toute cette nuit, inspectère, mais (maintenant que je pense à tout cela) j’ai vécu aussi un moment très précieux ! Un moment rare, irremplaçable, m’avait été donné d’aider mon fils, de le sortir de la nuit sans espoir où il s’était échoué, tout comme cette nuit avait été pour toi et la Karo une chance offerte par la divinité de vous retrouver, elle de te reconnaître, et toi de lui tendre enfin une main d’autorité, d’amour, d’humilité et de respect ! Et nous avons ensemble, chacun à un bout de la nuit, raté tout cela, et nous voici, toi et moi, face à face, avec le cœur en incendie et l’âme, toute l’âme, dévastée à jamais ! Abyssus abyssum invocat ! Et mesures-tu cette ironie ? Moi, l’Archange, fils de l’Archange, l’habité de l’Archange, vengeur suprême, nettoyeur ultime, celui qui sanctifie les hautes misères du monde, incapable de reconnaître et de sauver son fils ! Et toi le kôlbôkô, l’homme de l’ordre, de la force légale et des valeurs sociales, toi qui as tant donné, toute ta vie, toutes tes nuits, tous tes instants à cet ordre et à cette force, tu ne pouvais que t’incliner devant l’enfer qui prospérait dans ta propre maison, ton propre ventre, ton propre cœur !

Je demeurai quelques instants immobile au volant de la DS éteinte, avec juste l’aria de Bach que j’écoute toujours un peu dans ces circonstances-là.

Rue de Fort-de-France

 Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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