Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2017 (Jack the ripper, case closed)
Date de publication française : 2017 (City Editions)
Traduction : Benoît Domis
Genre : Enquête
Personnages principaux : Oscar Wilde, Conan Doyle
Brandreth a cessé pendant quelques années d’écrire des polars mettant en vedette Oscar Wilde. Son septième de la série est sorti depuis peu pour mon plus grand plaisir. Sur Sang d’Encre Polars, c’est mon quatrième compte rendu.
Conan Doyle rédige ses mémoires en 1924 et se décide enfin à raconter les événements qui ont marqué les années 90, notamment 1894. Wilde avait été convoqué par l’inspecteur principal du Département d’enquêtes criminelles, Melville Macnaghten, qui avait été chargé d’en finir avec le dossier de Jack the Ripper qui avait sévi 5 ans plus tôt. Des milliers d’enquêtes n’avaient mené à rien, sinon que l’inspecteur avait retenu cinq suspects et il voulait qu’un regard neuf, celui de Wilde par exemple, examine le dossier et dépiste l’horrible assassin. D’autant plus que les journalistes semblent préparer une critique dévastatrice des forces de l’ordre. Au même moment, d’autres crimes effrayants se produisent, encore des femmes charcutées, comme si Jack était ressuscité. Wilde est stimulé par cette série de meurtres passés et présents; loin de lui couper l’appétit, il multipliera les extravagances gastronomiques, vestimentaires et littéraires. Conan Doyle est le grand ami, admiratif sans doute, mais qui joue le rôle du principe de réalité. Drôle de paire, mais efficace.
Brandreth connaît comme sa poche le Londres de la fin du XIXe siècle; les bas-fonds du East End et de Whitechapel sont restitués avec beaucoup de réalisme, de même que les grands hôtels, le Langham en particulier, où demeure Wilde quand il veut travailler, ce qu’il ne peut pas faire à la maison avec sa charmante épouse, Constance, et ses deux enfants. Conan Doyle est aussi relativement libre parce que son épouse et ses enfants se reposent à l’étranger. Les deux hommes se lanceront donc dans l’aventure errant de fumeries d’opium en bordels, de cafés en asiles psychiatriques, et passant beaucoup de temps au cirque, où Oscar présente à Doyle le régisseur et lanceur de couteau Ivan Salazkin, dit Le Terrible, vieille connaissance qui lui a appris le russe, gère « le plus grand cirque au monde », et prétend descendre de la comtesse Élisabeth Bathory, qui aurait tué des centaines de jeunes filles pour se baigner dans leur sang (traitement apparemment efficace pour la souplesse de la peau).
La méthode d’Oscar est de rencontrer tous les suspects pour éliminer ceux qui ne conviennent vraiment pas. Comme disait Holmes : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. » Le fait que les suspects appartiennent à des milieux différents nous entraîne dans le monde politique avec le député Henry Labouchère et le journaliste et réformateur George R Sims, l’univers médical avec les psychiatres Gabriel et Rogerson, la vie théâtrale avec le grand comédien Richard Mansfield et l’accessoiriste Tom Norman, et nous permet de rencontrer Lewis Carroll ou d’évoquer Bram Stoker, Joseph Conrad et, bien sûr, le préféré de Wilde, Keats et, pas loin derrière, Shelley.
Les dimensions historique et intellectuelle sont importantes, mais ça n’empêche pas l’enquête de se dérouler, mine de rien. Évidemment, comme Holmes, Wilde est un grand cachottier et Doyle, comme nous, ne le comprend pas toujours. Inutile d’essayer de trouver le coupable avant lui. Mais le dîner où il invite les principaux témoins de ces drames pour leur communiquer ses conclusions est un point fort du roman (comme le genre de finales qu’aime bien Hercule Poirot). Parmi toutes les hypothèses qui ont tenté de cerner l’identité de Jack, celle de Wilde/Brandreth n’est pas inintéressante. D’autant plus que Brandreth a eu accès à des documents et des témoignages passablement nouveaux.
L’auteur ne poursuit cependant pas une croisade et, malgré le réalisme des décors et des personnages, il a écrit avant tout une œuvre où l’imagination a la part belle.
À signaler : dans le dernier chapitre (écrit en 1924), Doyle nous indique ce que sont devenus les principaux personnages des événements de 1894. Dans la postface, une courte biographie de Brandreth souligne les relations familiales et amicales qui le connectent à certains personnages de son récit et à la postérité d’Oscar Wilde. C’est grâce à Brandreth, à Anne Perry et à Conan Doyle qu’on a l’impression de connaître la capitale de l’Empire au moment où s’achève le XIXe siècle.
Bref, une histoire passionnante pour amateurs de polars, d’histoire et de littérature.
Extrait :
– Le soufflé ne devrait pas tarder. Je serai donc bref dans mes remarques préliminaires…
– Bravo ! lancèrent en chœur Labouchère et Willie Wilde.
– Au lieu de dire le bénédicité, je veux commencer par des paroles de bienvenue – et un toast. (Son regard fit le tour de la table.) Messieurs – et Constance -, puis-je dire que je trouve ma femme particulièrement ravissante ce soir ?
– Vous pouvez, déclara Alec Shand, suscitant des murmures d’approbation de toute l’assemblée.
Oscar sourit et marqua une pause, le temps que le calme revienne.
– Le poète, poursuivit-il, est un rossignol qui, assis dans l’obscurité, chante pour égayer de doux sons sa propre solitude.
– Shelley ? marmonnai-je à voix basse.
– Bravo ! s’exclama Oscar. Mais ce soir, le poète n’est pas seul et espère apporter quelques lueurs dans les ténèbres par son chant. Après le repas, j’aurai une histoire à raconter, un mystère à élucider…
– Tout le monde aime les mystères, murmura George R Sims.
– Tout le monde aime les soufflés, grommela Henry Labouchère.
– Mais d’abord, je propose un toast pour notre invité d’honneur, Ivan Salazkin, Ivan le Terrible !
Nous marquâmes notre assentiment en frappant la table.
Niveau de satisfaction :
(4,5 / 5)