Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2008
(Der nasse Fisch)
Date de publication française : 2019 (Seuil)
Traduction : Magali Girault
Genres : Enquête, historique
Personnage principal : Gereon Rath, commissaire à Berlin
Si vous vous lancez dans cette lecture, attachez votre ceinture : c’est tout un monde qui s’ouvre à nous, le Berlin de 1929, des quartiers des spectacles aux quartiers dangereux, les rivalités entre groupes de criminels, les tensions politiques qui vont finir par venir à bout de la République de Weimar et paver la voie à Hitler. Et, dans tout cela, le jeune commissaire Gereon Rath, muté de Cologne à la Brigade des mœurs berlinoise, bien intentionné et appliqué, mais un peu perdu parmi ces policiers ripoux, ambitieux, lèche-culs et respectueux d’une rigide hiérarchie. Ce Poisson mouillé, qu’on appelle maintenant moins poétiquement cold case, n’est que le premier tome d’une trilogie (II. La Mort muette; III. Goldstein), qui a connu beaucoup de succès dans la série télévisée Babylon Berlin.
Le 1er mai 1929, fête des travailleurs, les communistes bravent l’interdiction de manifester; la plus grande partie des forces policières est mise à contribution. L’affrontement est violent. On ne compte plus les morts côté manifestants; même des spectatrices sont tuées par des balles perdues. Au cours de cette première semaine de mai, une automobile plonge dans le Landwehrkanal : son occupant est trop blessé aux mains et aux pieds pour avoir pu conduire cette voiture. Le commissaire principal Böhm de la Criminelle cherchera en vain pendant des semaines à identifier l’individu en question.
Or, Rath reconnaît l’individu qui, peu auparavant, a forcé son appartement à la recherche d’un certain Kardakov, un russe qui avait occupé l’appartement avant que Rath ne s’y installe. Ne disant rien à Böhm, qu’il trouve stupide, il décide de faire cavalier seul et d’enquêter sur ce Boris. Sans se douter qu’il se retrouvera menacé par les différentes pègres berlinoises et coincé entre les communistes et les groupes d’extrême-droite. Balancé des cabarets pseudo-exotiques aux caves franchement pornographiques, avalant beaucoup de bières et tâtant un peu de coke, fraternisant avec un caïd bien éduqué et se méfiant de collègues qui veulent sa tête, Gereon Rath s’engage dans quelques pistes qui s’avéreront fausses, au désespoir de ses supérieurs qui envisagent de le reléguer au service des chiens écrasés. Entêté, il finit par mettre en scène un rendez-vous ambigu mais décisif entre plusieurs factions où se dévoilera le pot aux roses. La fraternisation entre les instances policière et politique parvient à récupérer le drame final en sauvant la réputation des agents de la paix et en rassurant les partisans de la stabilité politique. Mais, pour Rath, nostalgique de la vérité, le dernier mot n’a pas encore été dit.
Le roman est si complexe et si dense qu’aucun véritable résumé ne peut lui rendre justice. Après la lecture, l’impression persiste qu’on a fait un voyage dans l’espace et dans le temps. La réalité historique ne se contente pas de jouer le rôle d’une toile de fond : on se promène dans les rues de Berlin, on fréquente l’Alexanderplatz où le métro est en construction, les cabarets nous dévoilent leurs secrets. Tout un cadeau pour les Berlinois d’aujourd’hui ! Loin d’être négligée, l’intrigue se développe astucieusement en se fondant dans le décor et en se faufilant dans les événements de l’époque.
Et puis, on s’attache à Gereon Rath, même s’il n’a ni l’intelligence d’un Holmes ni la puissance d’un Bond. C’est un homme plutôt ordinaire, doté d’un gros bon sens, épris de justice et acharné comme un pitbull. Il tient à l’amitié mais y consacre peu de temps, et ses amours sont fragilisées par son travail. Une sorte de cavalier solitaire. Mais il est jeune (début de la trentaine) et ne désespère pas.
Le roman est long mais sans longueur et on n’y chôme pas : un problème succède à un autre. Le lecteur est tenu en haleine. D’autant plus qu’on sent, à raison, qu’on approche du dévoilement ultime. C’est exigeant : bien des noms à retenir, dont plusieurs en allemand ou en russe; multiples enchevêtrements qui nécessitent toute notre attention. Une façon passionnante de nous faire voir de l’intérieur la République de Weimar. Et, pour couronner l’ensemble, une finale hautement satisfaisante.
Extrait :
Le lundi matin, l’ambiance qui régnait au Château Fort était celle d’un lendemain de cuite. Les couloirs du commissariat paraissaient encore plus gris que d’habitude. L’opération qui avait duré trois jours entiers s’était transformée en une véritable catastrophe pour la direction de la police. Les commentaires dans la presse étaient sans pitié; Berthold Weinert n’était pas le seul journaliste à condamner les agissements de la police berlinoise lors des manifestations du 1er Mai. L’expression « Mai sanglant » était dans toutes les bouches. Une expression lancée par le Vossische Zeitung.
Jusqu’à présent, le bilan s’élevait à vingt-deux morts et plusieurs blessés se trouvaient toujours dans un état critique. La police avait fait usage d’un nombre important de munitions : 7 885 coups de pistolet avaient été tirés, plus 3 096 tirs de carabine et de mitrailleuse. Dans ce domaine aussi, la comptabilité de la police berlinoise était d’une précision toute prussienne.
Le comptage des armes confisquées avait demandé moins de travail aux policiers. Ils auraient tout aussi bien pu faire l’économie des perquisitions à Wedding et à Neukölln. Le résultat de cette opération au cours de laquelle des centaines d’appartements avaient été passés au peigne fin était proche de zéro. Une douzaine de revolvers et de pistolets et deux ou trois fusils. On trouvait plus d’armes dans n’importe quel stand de tir de fête foraine.
Niveau de satisfaction :
(4,7 / 5)