Par Raymond Pédoussaut
Date de publication originale : 2021 – Mialet-Barrault
Genre : Enquête d’écrivain
Personnage principal :
Lucien Léger, alias l’Étrangleur, accusé de meurtre d’enfant
Le 27 mai 1964 le cadavre d’un jeune garçon est découvert dans les bois de Verrières en Seine-et-Oise (aujourd’hui Essonne). Il s’agit de Luc Taron, 11 ans. Dans un premier temps les investigations de la police ne donnent rien jusqu’à ce qu’un individu inonde la police et les journaux de messages dans lesquels il revendique l’assassinat. Cinquante-six messages en tout dans lesquels il nargue les parents, la police et les médias. Il signe l’Étrangleur. L’auteur de ces messages se fait arrêter bêtement, se jetant tout seul dans la gueule du loup. C’est un infirmier, un homme qui paraissait timide et effacé. Il s’appelle Lucien Léger, il a 27 ans. Après avoir avoué, il se rétracte et affirme n’être pour rien dans la mort du jeune Luc Taron tout en reconnaissant être l’auteur des messages. Il raconte alors une histoire compliquée dans laquelle il aurait accepté d’endosser le crime pour protéger quelqu’un. La police et la justice ne le croient pas, il est jugé et emprisonné. Il passera 41 ans en prison, devenant même le plus vieux prisonnier de France. Philippe Jaenada revient sur cette affaire qu’il décortique dans tous les sens et comme il le dit lui-même : si c’était aussi simple, je n’aurais pas passé quatre ans à écrire ce gros machin (je ne suis pas fou).
L’auteur a probablement été obsédé pendant des années par cette affaire de l’Étrangleur. Non seulement il a consulté des tas de documents d’archives, mais il aussi visité les lieux où se sont déroulés les évènements, où ont vécu les personnages. Il a fait beaucoup de pèlerinages dans les pas des protagonistes pour s’imprégner des ambiances même si soixante ans après il y a eu de grands changements.
Jaenada retrace avec minutie cet épisode qui a mis le pays en ébullition à l’époque. Il en fait une analyse méticuleuse en mettant l’accent sur la complexité de l’affaire. Rien n’est simple, rien n’est évident et les apparences sont souvent trompeuses. Après avoir démêlé un écheveau embrouillé, dans lequel à peu près tout le monde ment, il en arrive à une conclusion bien différente de celle de la justice de l’époque.
Il développe aussi le portrait des personnages marquants. Il ne cache ni ses détestations ni ses sympathies pour certains d’entre eux. Parmi ceux qu’il exècre il y a un trio de personnages sombres et malsains formé par : – Yves Taron, le père de la victime et escroc sans scrupules – Jacques Salce, un homme inquiétant et néfaste – et un dénommé Molinaro, personnage énigmatique. Inversement il montre de l’empathie pour le soi-disant Étrangleur Lucien léger, victime plus que bourreau, ainsi que pour Suzanne Brulé, la mère du garçon assassiné. Mais celle pour qui il a beaucoup d’affection c’est Solange Léger, l’épouse de l’inculpé. L’auteur accuse aussi un certain nombre de policiers et de magistrats de ne pas avoir fait leur boulot ou de l’avoir mal fait, par négligence, facilité ou simplement par incompétence. Parmi eux, il s’en trouve un auquel aucune excuse n’est accordée, c’est Maurice Garçon, le plus grand avocat du XXe siècle, « responsable de ce fiasco, de cette injustice, de ce scandale … il s’est comporté comme un lâche, un fourbe. » (ceux qui ont lu La serpe du même auteur seront étonnés).
Ce livre est touffu et foisonnant. Un peu trop : quelques couches de gras en moins n’auraient pas nui à cette œuvre, mais c’est le style de l’auteur de faire de multiples digressions, des parenthèses, de se mettre en scène. C’est sympathique : on a souvent l’impression que c’est une discussion à bâtons rompus, qu’on est dans une réunion amicale autour d’une bonne table avec Jaenanda qui nous raconte une histoire aussi tragique que rocambolesque.
Au printemps des monstres est un gros livre (750 pages) dans lequel Philippe Jaenada, selon son habitude maintenant, s’attaque à une affaire judiciaire présentant de nombreuses zones d’ombre, lui donnant un éclairage si nouveau qu’il transforme la vision qu’on en avait. Passionnant !
Extrait :
On ne saura certainement jamais ce qui est vraiment arrivé à Luc Taron. Tout ce que l’on peut dire, c’est que Lucien Léger a été condamné – et a passé plus des trois quarts de sa vie d’adulte incarcéré – sans preuve, sans témoin, sans mobile. Hormis ce qu’il a lui-même écrit pendant quarante jours délirants alors qu’il était certain de n’être jamais pris, pas la plus infime preuve, pas le moindre témoin, pas l’ombre d’un mobile. Ce que l’on peut dire aussi, c’est que si tout, de loin, paraît finalement à peu près simple, rien ne l’est. Vraiment rien. Cette histoire, du début à la fin et sous tous ses aspects, est la meilleure illustration imaginable de l’une des règles d’or édictées par la sagesse populaire, qui a roulé sa bosse : il faut se méfier des apparences. Dans cette histoire, rien ni personne n’est ce qu’on croit, ce qu’on a cru. Tout – vraiment tout – est en réalité trouble et complexe. Et moche. La seule chose à peu près sûre, c’est que Lucien Léger n’a pas tué Luc Taron.
Niveau de satisfaction :
(4,3 / 5)