Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2021 (Hugo Roman)
Genre : Enquête historique
Personnages principaux : Donald Kane, historien, et Virginia Craft, anthropologue
Hervé Gagnon est un auteur polyvalent dont les sujets ne cessent de nous surprendre. Subsiste une constance : c’est un historien et même ses romans policiers du journaliste Joseph Laflamme ou du détective Patrick Kelly accordent une place importante aux décors et au contexte social du moment.
Dans Crossroads, La dernière chanson de Robert Johnson, la formation d’historien de Gagnon est encore plus évidente, peut-être parce que le rapport à son sujet est plus personnel. Amateur de blues, Gagnon part à la recherche de Robert Johnson (1911-1938), guitariste et chanteur de blues qui a influencé la plupart des bluesmen du XXe siècle (Hendrix, Dylan, Richards, Clapton). Gagnon se confond bientôt avec le professeur Donald Kane, historien, qui rencontre la jolie anthropologue Virginia Craft, avec qui il poursuivra ses recherches sur Johnson dans le but d’écrire un livre qui jettera un nouvel éclairage sur ce pionnier. Ils sont lancés dans ce projet par un beau hasard : une descendante de Johnson leur remet une boîte en fer blanc contenant des effets que le bluesman aurait confiés à son ancêtre, entre autres une sorte de carnet de notes qui renfermerait une chanson inédite.
L’action se situe autour du Delta du Mississippi, entre Hazelhurst (où Johnson est né) et Memphis, Tennessee (Elvis, Cash, BB King). Une fois que Simone Jackson a remis la fameuse boîte à Kane et à Craft, on s’aperçoit que bien des gens sont intéressés à s’approprier le contenu de cette boîte, qui vaut de l’or sur le marché des collectionneurs et des revendeurs. Simone meurt et l’inspecteur Kitchen, qui s’occupe de l’enquête, confisque la boîte sous prétexte d’en étudier le contenu. Heureusement que Kane a tout photographié, y compris la chanson et des genres de codes mystérieux. Il a, cependant, conservé certains objets. Or, quelqu’un semble au courant parce que, à partir de ce moment-là, Kane est victime de mauvais sorts (poupées vaudou), de cambriolage, d’une véritable raclée, d’un mélange de phénomènes agressifs naturels et irrationnels. Il en perd son latin et sa raison. On veut qu’il remette à un obscur manipulateur ce qu’il a retiré de la boîte avant de la donner à Kitchen. Craft fait appel à la vieille Mama Cornelia, son arrière-grand-mère, pour qu’elle protège Kane. Cette dernière met beaucoup d’énergie pour l’exorciser, mais elle en meurt quasiment et Kane est toujours menacé. Plusieurs guitaristes de Blues autour de Kane ont la gorge tranchée et les doigts de la main gauche coupés. Craft elle-même est enlevée. À l’hôpital, Cornelia délire. Kane confond les rêves et la réalité. Faut admettre que le bourbon, malgré ce qu’il en pense, n’améliore pas sa lucidité. Le combat final aura lieu, comme il se doit, dans une église désaffectée qui tombe en ruines. Pour s’en sortir, il devra appliquer le conseil de Robert Johnson : « Fool the fool, lie to the liar, lie to the fool, fool the liar »[1].
Gagnon nous raconte cette histoire de façon très vivante; même quelqu’un qui ne connaît pas Robert Johnson et ne s’intéresse pas particulièrement au Blues jouera le jeu comme quand un ami nous raconte une de ses passions. La musique du Tennessee et de la Louisiane monte jusqu’à nous, la chaleur nous suffoque presque et le bourbon coule à flots. Johnson grandit au milieu des croyances au vaudou, populaires dans le Delta du Mississippi, auxquelles il contribue en prétendant avoir livré son âme au diable en échange d’un talent certain pour la guitare. L’atmosphère décrite par Gagnon est vraiment le point fort du récit. Des évocations sexuelles ne gâtent pas la sauce : Gagnon appelle un chat un chat et n’a pas l’habitude de passer par Gaspé pour aller de Montréal à Longueuil. La sexualité fait partie de notre quotidien et, dans tous ses récits, il y fait une bonne place.
Mes seules réserves portent sur le dénouement et la nature de plusieurs événements. Gagnon a étudié les légendes associées au vaudou qu’on retrouve dans la population noire du Delta du Mississippi; il est normal qu’il y fasse allusion dans son histoire. Mais, dans Crossroads, on finit par s’apercevoir que le fond même du récit est de nature ésotérique, irrationnelle. C’est donc en vain qu’on attend des explications subtiles pour des phénomènes essentiellement magiques !
[1] « Trompe le trompeur, mens au menteur, mens au trompeur, trompe le menteur ».
Extrait :
La ruelle étroite était faiblement éclairée par un lampadaire à une de ses extrémités. Dans la pénombre, Kane distinguait des poubelles débordantes alignées le long des murs de brique. Désorienté. Il cligna des yeux et tenta de trouver un repère. Où était-il ? Il se massa nerveusement la nuque. Comment s’était-il retrouvé là, debout au beau milieu d’une ruelle de Memphis ? Il eut beau fouiller sa mémoire, il ne se rappelait pas s’y être rendu. Le pire cauchemar d’un historien.
Comme s’il se réveillait d’un profond sommeil, des bribes de souvenirs lui revinrent, floues et hachurées. Le restaurant de la rue Beale. Nick Cave. Les zéros. La proposition de contrat. Il sortit son portable de sa poche de jeans, consulta l’heure et sursauta.
– Holy shit…
Presqu’une heure du matin ! Samedi matin ! Il sentit la panique l’envahir. Il ne se souvenait pas de l’heure exacte à laquelle il était entré dans le restaurant pour rencontrer Nick Cave, mais c’était la fin de l’après-midi. Disons, dix-sept heures. Presque huit heures plus tôt…
Un gros rat gris bien gras surgit de derrière une poubelle renversée et passa lentement devant lui en dandinant son derrière, indifférent à sa présence. Dégoûté, Kane recula d’un pas et fit mine de balancer à la bête un coup de pied qui ne l’émut même pas.
Saloperie…
Robert Johnson – Crossroad
Niveau de satisfaction :
(3,5 / 5)