Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2005 (Gallimard)
Genres : historique, espionnage
Personnage principal : Edgar Hoover, directeur du FBI de 1924 à 1972
Ce n’est pas exactement un roman policier ni un roman d’espionnage, même si le FBI utilise tous les moyens pour mettre à nu l’intimité de ses suspects (à peu près la moitié des Américains), et même si se déroulent devant nos yeux les complicités du FBI, des caïds de la pègre, des politiciens véreux, des policiers ripoux et des magnats du pétrole. Dugain nous présente son œuvre comme un roman, mais tout le livre apparaît comme la transcription du journal personnel (Souvenirs) de Clyde Tolson, no 2 du FBI de 1932 à 1972, adjoint et amant d’Edgar Hoover. C’est parfois un peu agaçant de ne pas savoir si un passage correspond à la réalité ou à l’imagination de l’auteur, mais je crois que tout ce qui touche de près Hoover, les Kennedy, Eisenhower, Johnson et Nixon doit être exact sans quoi Dugain s’exposerait à bien des poursuites.
Hoover a régné sur les États-Unis de 1924 à 1972. C’est certainement l’homme qui a amassé le plus d’informations sur l’ensemble des Américains, du chef syndical au Président. On l’a surtout connu après la Deuxième Guerre mondiale, au moment de sa croisade anticommuniste commencée en 1947, qu’il a poursuivie jusque dans les studios d’Hollywood, brimant la carrière de bien des réalisateurs et comédiens, allant jusqu’à pousser à l’exil Charlie Chaplin (1952) à cause de ses supposées sympathies communistes et de son mode de vie dissolu.
Les Souvenirs de Clyde Tolson se divisent en une quarantaine de chapitres selon les sujets traités. Les Kennedy occupent une place importante dans ce livre, John et Robert, bien sûr, mais aussi le père Kennedy, Joe, compromis dans le trafic d’alcool lors de la prohibition, mais qui ne traite pas moins Edgar en ami. La relation entre la pègre, la politique, l’argent et le pouvoir s’impose d’emblée. Hoover suit de près le soutien important de Joe dans l’élection de Roosevelt en 1932, et surtout dans sa réélection en 1936. C’est peut-être par prudence qu’on l’envoie comme ambassadeur en Grande- Bretagne. Le dossier que Hoover a monté sur lui est impressionnant : « On ne peut pas se désintéresser de l’homme qui a baisé pendant des années le plus grand symbole sexuel que l’Amérique ait produit, Gloria Swanson. Rien que pour cela, il mérite une surveillance rapprochée ».
Ça donne le ton à l’ensemble du livre : Hoover s’arrange pour tout savoir sur les principaux acteurs de la vie politique et économique américaines (téléphones sur écoute, micros cachés dans des appartements, agents infiltrés, entrevues et texte analysés) et il n’hésite pas à multiplier les avertissements et les arrestations. Son attitude vis-à-vis de la pègre est ambigüe : il commence par en nier l’existence mais, ne pouvant maintenir ce point de vue, il décide de laisser le Bureau des Narcotiques et des Impôts s’en occuper, prétextant que le FBI n’est pas assez bien équipé pour lutter contre la pègre. Ça ne l’empêche pas de rassurer le caïd Lansky et de profiter de ses tuyaux quand il le rencontre aux courses. Apparemment, il craindrait aussi que soit publiée une photo compromettante de Tolson et lui.
Plus près de nous, il semble que régnait une sorte d’entente cordiale entre la pègre chassée de Cuba par Castro et les militants anti-communistes inspirés par la croisade de Hoover. Cette complicité s’éteindra après l’échec de l’invasion de la Baie des Cochons. Dans le cas de l’assassinat de John Kennedy, une thèse intéressante soutient que la pègre ne croyait plus pouvoir le manipuler facilement; par ailleurs, le Président avait tendance à agir sans consulter, ce qui vexait les généraux (par exemple, sur la crise des missiles); enfin, Hoover ne tenait pas tellement à intervenir pour protéger John, à cause de sa vie de débauche, les femmes se succédant dans son lit à un rythme affolant. Il semble donc que la pègre l’ait assassiné et que la CIA aurait organisé l’ensemble de la mise en scène. Robert aurait aussi été assassiné parce qu’il poursuivait une lutte implacable contre la pègre, qu’il n’écoutait personne et attirait à lui les pacifistes, les défenseurs des droits civiques, les bien-pensants d’Hollywood, « l’Amérique des dépressifs et des rêveurs (Tolson) ». Impensable de donner le pouvoir à ces gens-là. Il fallait donc se débarrasser de Robert Kennedy. « Les Texans et la CIA ont organisé toute l’opération » (Hoover).
Une autre mort suspecte, moins importante politiquement, mais pas moins désolante, c’est celle de Marilyn Monroe, qui avait été l’amante des deux frères Kennedy, surtout de John, qui avait rompu avec elle. Marilyn ne l’acceptait pas, le harcelait, et avait fini par le menacer de divulguer dans une conférence de presse non seulement leurs ébats sophistiqués mais aussi les confidences politiques qu’il lui avait confiées. La thèse de son suicide est aujourd’hui écartée, et bien des documents sur l’autopsie ont mystérieusement disparu. Marilyn aurait été plutôt assassinée sous l’ordre d’un homme très connu qui avait toujours eu à cœur de sauvegarder l’honneur des Kennedy et le prestige de John…
C’est un livre qui se lit tout seul et qui permet de comprendre comment on peut, avec bonne conscience, persister à être anti-juif, anti-noir, anti-irlandais, anti-hippy, se dresser brutalement contre toute critique du capitalisme américain, mépriser les femmes, les syndicats, les marginaux, les pleurnichards et les agités.
À côté de Hoover, Trump c’est de la bière d’épinette !
Extrait : (Hoover/Kennedy)
– Je vais être franc, monsieur le Président. Votre frère n’a aucune idée précise des liens qui vous unissent, vous et votre père, au grand patron de la pègre, j’ai nommé Sam Giancana. Je ne me permettrai pas de juger sur le fond. Je constate seulement que des écoutes effectuées par le FBI révèlent que Giancana est engagé avec votre famille à plusieurs titres.
– Qui sont ?
Votre père a sollicité l’aide de Giancana pour favoriser votre élection dans l’Illinois et la Virginie-Occidentale. L’Italien s’en vante. J’ai cru entendre dans certaines conversations qu’il en attend un retour, au moins sous la forme d’une certaine tolérance à son égard de la part du ministère de la Justice. Plus récemment il nous a révélé avoir été contacté par la précédente administration pour aider la CIA à éliminer physiquement Fidel Castro. Il a accepté mais il a retardé l’action de la mafia pour paralyser Nixon. Une affaire extrêmement délicate si elle venait à surgir sur la scène internationale (…) On ne peut pas utiliser Giancana dans de telles proportions, et le harceler, sans qu’un jour il en résulte de très graves désagréments. Et puisque j’en suis aux confidences, je ne crois pas inutile de vous prévenir que nos écoutes révèlent des liens que vous entretenez avec des jeunes femmes dont vous êtes tout à fait libre d’apprécier l’amitié, ce qui ne me dérange en rien sauf que, s’agissant de Judith Campbell, il est patent que cette femme est la maîtresse de Giancana, de Rosselli et peut-être de Sinatra à l’occasion, lesquels ne font pas mystère de cette complicité que vous partagez, ni de la rumeur grossissante alimentée par la très ravissante mais « oh combien » instable Marilyn Monroe, qui se répand comme les eaux d’un barrage dans une plaine inondable, sur l’amour irraisonné qu’elle porte au président des États-Unis.
Niveau de satisfaction :
(4,5 / 5)