Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2008 (Arnoldo Mondadori)
Date de publication française : 2009 (Métailié) – 2011 (Points)
Genres : Roman noir, suspense
Personnages principaux : Monsieur, directeur de banque retraité
J’aime bien, de temps en temps, mettre la main sur un roman que je n’ai pas eu le temps de lire depuis un bon bout de temps : j’en ai une bibliothèque pleine. J’ai alors l’impression d’être en vacances, et j’oublie la pile des polars récents que je dois parcourir par vocation.
Le commissaire Montalbano d’Andrea Camilleri me déroute habituellement; l’écriture de Camilleri également. Il n’hésite pas à utiliser les dialectes propres aux diverses régions italiennes, ce qui est une garantie d’authenticité, mais aussi un casse-tête pour les traducteurs. Indépendamment de ce parti pris audacieux, Camilleri est un grand écrivain, ça se perçoit même dans une traduction, et même si les adaptations-traductions des dialectes ne m’ont jamais convaincu. Mais jamais ce talent d’écrivain ne l’a autorisé à négliger le sens de l’intrigue et le goût du mystère. C’est probablement le romancier italien le plus lu aujourd’hui.
Dans Le Tailleur gris, pas de Montalbano, pas beaucoup de dialectes non plus, pas vraiment de confrontation avec la mafia malgré un voisinage inévitable puisque nous sommes en Sicile. C’est un Camilleri dépaysant. L’histoire d’un homme qui a réussi sa vie professionnelle et s’est assez bien tiré d’une vie de couple avec une deuxième épouse plus jeune de vingt-cinq ans, et malgré un fils qui lui reproche son deuxième mariage et vit en Angleterre. Or, cet homme prend sa retraite, déconcerté. Que faire de son temps? La perception de l’espace change avec la perception du temps : comment s’orienter dans ce grand espace que représente sa maison? Comment meubler les absences fréquentes de son épouse? Dans quoi investir son énergie?
Les infidélités occasionnelles de Daniele, sa jeune et belle épouse, ne l’ont jamais trop préoccupé, étant donné qu’elle a le souci de sauver les apparences et se méfie du qu’en dira-t-on. Mais, maintenant, le pseudo-neveu que Daniele abrite à la maison, non content de hanter les nuits, entraîne une restructuration de l’appartement, qui rend plus malaisés tête-à-tête et corps à corps entre les deux époux. Monsieur est donc tenté d’accepter un travail de gestion important que lui propose le fils d’un vieux chef de la pègre, apparemment retraité lui aussi. L’ex-directeur de banque apprendra que c’est d’ailleurs son épouse qui a incité le jeune caïd à lui proposer cet emploi, pour qu’il ne perde pas son temps à la maison, désœuvré.
Puis, une maladie sournoise le terrasse petit à petit. Son épouse devient soudain très prévenante. Elle l’accompagne dans la maladie mais prépare peut-être aussi sa mort.
Camilleri a plus de 80 ans quand il écrit ce récit court, sobre, simple, inquiétant pourtant, attachant, et impitoyable d’une certaine façon. On devient parfois plus tolérant en vieillissant, mais on ne se pose pas moins de questions, car on est plus sensible à l’ambiguïté des choses et des personnes. Dans l’emploi qu’on lui offre, ne sert-il que de caution morale? Les bonnes paroles des médecins remplissent-elles la fonction d’un placebo inefficace à moyen terme? Les prévenances de sa femme dissimulent-elles des ambitions plus opportunistes? Bref, l’avenir de Monsieur est-il joué d’avance?
Des commentateurs ont rapproché ce roman d’un Simenon. C’est vrai dans la mesure où le rythme est lent, la quotidienneté est décrite avec soin, les personnages sont importants. Mais le suspense nous inquiète davantage : le déroulement des événements, accompagné des réflexions de Monsieur, nous semble implacable.
Un beau petit livre, pas loin d’un chef-d’œuvre.
Extrait :
Le temps était devenu pour lui un problème, impossible de le calculer comme avant. Chaque fois qu’il fixait la montre qu’il avait sur la table de nuit, il ressentait de la surprise. Les heures et les jours avaient des accélérations et des ralentissements mystérieux, inexplicables.
– Pourquoi tu me fais la piqûre maintenant? Il ne faut pas laisser passer trois heures après la pilule jaune?
– Mais elles sont passées!
Ou bien :
– Hier, tu m’avais dit que…
– Je ne te l’ai pas dit hier, mais il y a au moins quatre jours.
Ce livre est un petit bijou. C’est le premier que j’ai lu d’Andréa Camilleri et je suis tombé sous le charme de son écriture. J’ai pratiquement lu tous les Montalbano et pour moi c’est toujours une lecture récréative, pleine de bohneur et de poésie. Je serais moins sévère que vous sur la traductuion des locutions siciliennes . Je trouve qu’elles donnent du piment à l’oeuvre en français de Camilleri. Mais je partage totalement votre avis: Camilleri est un très grand!!!!
Vous achevez de me convaincre: je vais jeter un coup d’oeil sur ses derniers polars et prêter une attention scrupuleuse aux traductions des locutions siciliennes.