Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2004
Date de publication française : 2007 (Points)
Genre : Aventures
Personnages principaux : Pepe Carvalho, détective; Biscuter, son assistant
Montalban revisité! Il existe des romans, comme celui-ci, qu’on se garde pour plus tard. Surtout quand ils ont une signification particulière. Milenio a souvent été considéré comme une sorte de testament de l’auteur, d’autant plus que Montalban lui-même aurait demandé qu’il soit publié après sa mort.
J’ai beaucoup aimé Montalban à une époque où peu de romans policiers espagnols étaient publiés en français : un ou deux Perez-Reverte, quelques Mendoza, beaucoup trop peu de Somoza. Pourtant, ce n’était pas parce que Montalban offrait de l’Espagne une vision pittoresque, au sens où on l’entend de romans dits historiques. Ou plutôt : de son point de vue, que je qualifierais de lyrico-critique, Montalban peignait les travers de la bourgeoisie européenne fin XXe siècle à travers la singularité de la société espagnole. Qu’on se souvienne de l’ironie mordante appliquée aux marxistes autoritaires du comité central (Meurtre au comité central, 1981), aux cures miracles recherchées par les bonnes dames (Les Thermes, 1986), ou aux magouilles pas toujours subtiles des compétitions littéraires (Le Prix, 1996). Critique mais non pisse-vinaigre, parce que toujours ébahi par la beauté d’une femme ou d’un paysage, l’harmonie entre un mets et un vin, la solidarité humaine : il faut imaginer Sisyphe heureux!
Né en 1939 à Barcelone pendant que son père purgeait une peine de prison pour activités anti-franquistes, Montalban se livre à la philosophie et aux lettres, puis passe par l’École de journalisme de Barcelone. Ayant rejoint les mouvements de gauche catalans, il fera à son tour connaissance avec les prisons franquistes en 1962 (Lérida). C’est d’ailleurs dans une de ces prisons que son détective Pepe Carvalho rencontrera son homme à tout faire, Biscuter.
Le premier roman de la série Pepe Carvalho sera publié en 1972, J’ai tué Kennedy. En plus des polars déjà cités, je recommanderais Les Mers du Sud (1979) et Le Labyrinthe grec (1991). Et un non-polar mais tellement demandé : Les Recettes de Pepe Carvalho (1989).
Ce n’est pas facile de résumer Milenio, une brique de plus de 800 pages, séparées en petits chapitres de 5 à 8 pages. Les critiques n’ont pas tellement su comment le prendre à l’époque de sa parution, et c’est bien compréhensible. Le prétexte policier (une fuite de Carvalho et Biscuter à travers le monde pour échapper à une accusation du meurtre d’un sociologue) ne prend pas tellement, pas plus que les tentatives pour activer le suspense : les freins sabotés, les coups de feu qui les visent, la drogue qu’on veut récupérer, les étranges manœuvres de madame Lissieux ou le statut équivoque de Malena… Il n’y a pas là d’énigme qui vaille la peine d’être décodée. En réalité, Montalban s’est posé la même question que Conan Doyle ou Mankell, et quelques autres : comment conclure la série des Pepe Carvalho? Et, dans la mesure où Carvalho c’est un peu lui-même, comment effectuer un dernier tour de piste, ironique sans doute, mais compatible avec la philosophie de l’auteur et de sa créature?
La fuite autour du monde et au creux de sa mémoire est un procédé qui vise à jeter un regard démystificateur sur les mythes culturels récupérés et amplifiés par les agences de voyages et les bulletins de nouvelles, tout en profitant de l’occasion pour souligner les dérives de la civilisation actuelle : terrorisme, mondialisation sauvage, échec des grandes idéologies sociopolitiques rassembleuses. Mais sans oublier les bonheurs fragiles qui font que, malgré tout, la vie vaut la peine d’être vécue : la beauté de la nature, le charme inattendu des rencontres éphémères, les plaisirs de la table qui résistent quand les plaisirs du lit se font plus rares (Carvalho et Montalban sont dans la soixantaine!)…
On ne lira pas non plus ce roman comme un guide de voyage : ce n’est pas tellement la chose qui compte que la façon de la regarder et de la commenter. On recherchera donc dans ce livre un ton dont on s’ennuie parfois et une façon d’appréhender la réalité qui nous repose de celle des gurus de tout acabit. Et on prendra avec un grain de sel la pirouette ultime de Carvalho, comme celle de Biscuter. Donc, à ne pas mettre entre n’importe quelles mains et à consommer avec modération : quelques chapitres par semaine pendant un mois ou deux.
C’est une œuvre difficile à juger en soi, puisque sa valeur dépend trop de votre relation particulière à Carvalho ou à Montalban.
Extrait :
« Avez-vous pensé qu’après la grillade, le pot-au-feu est le procédé culinaire le plus primitif et qu’aussi bien le grillé que le bouilli occupent une large part de la mémoire gastronomique de tous les peuples (…) Les principales victimes d’une diététique répressive sont les gros, les obèses, parce que le médecin est lui-même aux prises avec la morale de la punition et qu’il en sait rarement assez pour combiner cuisine de plaisir et modification du poids. Si cette répression se dirige contre son malade individuel, privilégié, imaginez le peu de considération hédoniste que comporte le programme alimentaire d’autres types de malades ».