Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2013 (Leméac)
Genres : Procédure policière, thriller
Personnage principal : Paul Morel, inspecteur (SPVM)
Après avoir été directrice générale de la compagnie Montréal Danse et du Conseil québécois du théâtre, Anna Raymonde Gazaille espère maintenant se consacrer à l’écriture où elle jouit d’une plus grande liberté d’expression, surtout en empruntant le genre policier, « un genre malléable qui permet de communiquer bien des idées et des images, pourvu que la trame de fond, policière, soit respectée. » Traces est son premier roman, certainement pas son dernier.
Sur une route de campagne : Laure tente en vain de freiner, le tonneau est inévitable, et c’est le crash. Dans un condo de l’Ile-des-Soeurs : une belle femme dans la jeune cinquantaine est étendue, nue (à l’exception d’une guêpière et des balconnets), rasée, ligotée, torturée, décédée.
Les enquête sur les causes de l’accident d’automobile supposé et sur le meurtre de Cécile Fournier dans son appartement de l’Ile-des-Sœurs finissent par se recouper : l’accidentée Laure, comateuse, préparait une étude sociologique sur les sites électroniques de rencontre et sur l’influence des média sociaux dans notre vie quotidienne; et Cécile faisait partie des femmes qui avaient accepté de participer à ce travail en confiant à la sociologue une partie de leur vie émotive et sexuelle. Peu d’indices sur la scène de crime : l’assassin a tout lavé et devait porter une sorte de combinaison qui ne laisse aucun poil derrière lui; pas d’empreinte, pas d’ADN, rien.
L’équipe de l’expérimenté et bougon Paul Morel (Service de police de la Ville de Montréal) ne manque pourtant pas de compétence : Stéphane Tanguay, double inversé de Morel, plus jeune, plus technique, plus retenu, a fini par former un duo redoutablement efficace avec Morel; la jeune Carolina Cabrini, jeune, jolie et sportive apporte l’énergie; Adil Gupta, habile surfeur sur le net, déchiffre avec compétence ordinateurs et téléphones cellulaires; Ling Yao Désilet, spécialiste de l’informatique, apprend sur le tas, plus ou moins encadrée par Carolina; et Steve Losier, d’origine acadienne, remercié de la Gendarmerie pour des raisons sentimentales (deux collègues doivent éviter les relations amoureuses), aimerait bien mettre son expérience au service de causes qui en valent la peine.
Malgré tout, l’enquête piétine et on en vient presque à souhaiter un autre meurtre, qui laisserait paraître quelques indices. C’est heureusement ce qui arrive : une autre femme, Maureen Foster, qui faisait partie du site de rencontre Dare a cougar, est retrouvée morte, complètement nue cette fois-ci, rasée et torturée comme dans le cas de Cécile : même modus operandi, même tueur donc, mais toujours très peu d’indices. Avec une précision chirurgicale, Gazaille nous décrira les procédures policières (juridiques, techniques, biologiques, psychologiques…) par lesquelles doivent passer les enquêteurs; Morel s’illustrera comme un bon chef d’orchestre, capable de déléguer les tâches et de coordonner les efforts. Tous ces détails liés au travail policier ne nuisent pas trop au suspense comme tel; d’autant moins que, en filigrane, un voyeur, qui a installé des caméras cachées dans quelques appartements habités par des femmes, tombe sur le meurtre de Cécile, s’efforce d’identifier l’assassin pour le faire chanter; et qu’un troisième meurtre est commis, mauvaise copie des deux premiers.
On se doute bien de l’identité de l’assassin, pas aussi clairement que dans les Columbo parce qu’on soupçonne un autre suspect et qu’on se dit qu’un rebondissement est toujours possible; mais c’est vrai que l’auteure est surtout intéressée à nous montrer comment l’équipe de Morel va finir par coincer le ou les tueur(s). Travail méticuleux des policiers, pas de héros, pas de rebondissement à tout casser, pas de détective déprimé, loser, alcoolique, même si Morel est traversé par une nostalgie certaine; sa façon de diriger son équipe avec une amicale fermeté rappelle aussi un peu Wallander.
Bref, on oublie rapidement qu’il s’agit d’un premier roman. Gazaille évite les travers habituels : pas de bavardages inutiles pour gagner des pages : elle a, au contraire, le sens du dialogue; pas d’introspection 101 pour les nuls : au contraire, une rapide saisie psychologique du sens des faits et gestes; de même, pas de personnages caricaturés : au contraire, une réelle capacité de décrire quelqu’un en quelques traits pertinents et de le rendre attachant ou répugnant; pas de complaisance dans le gore ou le scabreux malgré des crimes effrayants auxquels nous n’assistons pas en direct; et, malgré la thématique sensuelle et sexuelle, Gazaille évite aussi le hameçonnage érotique même si l’atmosphère est souvent, comme il se doit, un peu trouble.
L’auteure se promène à l’aise dans le Québec, a du plaisir à décrire des quartiers caractéristiques de Montréal, et illustre mine de rien le caractère multiethnique de sa population (comme le soulignent les noms des collaborateurs de Morel). De plus, sans rien sacrifier à l’intrigue, elle sème ici et là des ébauches pertinentes de réflexion : par exemple, sur la solitude des femmes dans la jeune cinquantaine; et sur les technologies électroniques qui, pour nous protéger nous espionnent, et pour nous relier nous isolent. Enfin, son sujet est suffisamment maîtrisé pour qu’elle se permette de jouer avec le lecteur, par exemple sur l’identité de la troisième victime; ou le coup classique du détective qui nous dit qu’il sait que quelque chose lui échappe : ce qui rappelle les défis aux lecteurs de Ellery Queen.
Deux réserves : d’abord, le tueur de Cécile et de Maureen a la peau trop sensible à mon goût dans un récit qui se veut réaliste, même si c’est vrai que, en grande partie, on vit dans un monde de fous. Puis, l’histoire est sans doute un peu linéaire et, bien que l’équilibre entre le souci d’exactitude du travail policier et l’intérêt pour la progression de l’intrigue proprement dite soit assez respecté, cet équilibre est fragile. Ici, fort heureusement, les obsessions du voyeur brisent la routine de l’enquête principale. Et les relations amicales entre les membres de l’équipe, comme leur vie personnelle, jouent un peu aussi ce rôle de transition. Mais, pour moi, une bonne surprise vers la fin, c’est un peu comme la cerise sur le sundae.
Somme toute : un très beau moment! Une talentueuse auteure qui n’est pas née de la dernière neige!
Extrait :
L’idée que les meurtres des deux femmes aient pu être commis par deux assassins complices est revenue le tarauder. Cela supposerait des partenaires partageant les mêmes perversions, car rien de ce qui concernait le modus operandi n’a été révélé aux médias. Seuls les détails sur le bondage leur ont été jetés en pâture. Un copycat est donc exclu. Morel écarte cette hypothèse, trop invraisemblable. Il en revient encore à Pastrani. Ses alibis sont contestables. Il a été en contact avec les deux victimes, mais son mobile reste bancal. Sa fascination pour le sexe extrême aurait-elle pu engendrer en lui la haine dévorante, le déchaînement de rage froide que dénotent les sévices subis par Maureen Foster? Paul en doute. Le gigolo ne possède pas le raffinement nécessaire à l’élaboration d’une mise en scène aussi délirante qu’un tableau de Francis Bacon.
Chaque fois qu’il entend la chaude mélodie de Wild is the wind de Nina Simone, Geneviève lui (Paul) apparaît comme la première fois qu’il a découvert cette chanteuse de jazz dont elle raffolait.
Nina Simone – Wild is the Wind (original)
Je ne connaissais pas du tout l’auteur.
Merci beaucoup pour cet excellent avis.
Peut être un jour le lirais-je, qui sas ? Si il tombe entre mes mains je m’en souviendrai.
C’est son premier roman, et j’avoue que nous avons tous été surpris par cette belle réussite. Un deuxième est en préparation: je me le manquerai pas.
Bonne lecture.
Michel