Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2014 (Death on Blackheath)
Date de publication française : 2014 (10/18)
Genre : Enquête, historique
Personnage principa : Inspecteur Thomas Pitt
Mes lecteurs le savent : je suis un inconditionnel d’Anne Perry; aussi bien les Pitt que les Monk. J’ai tout lu. Je craignais depuis quelque temps que la série des Pitt avait du plomb dans l’aile : ce n’était pas nécessairement un avantage que Pitt prenne en charge la Special Branch, souvent impliquée dans des affaires d’espionnage. J’aimais mieux le Pitt enquêteur sur le terrain, dans les rues brumeuses d’un Londres fin de siècle, où les quartiers mal famés jouxtent les demeures bourgeoises cossues qui abritent les criminels les plus sordides. Après trois romans moyens, L’inconnue de Blackheath renoue avec les plus inspirés. Un virage s’est opéré : comme Pitt, à la Special Branch, est lié par le secret d’État, Charlotte ne pouvait plus l’aider dans ses enquêtes. Dans L’inconnue de Blackheath, qui nous est présentée comme une enquête de Charlotte et Thomas Pitt, Pitt ouvre un peu plus son jeu à Charlotte d’abord, et à Narraway, écarté de la Special Branch mais toujours puissant par ses relations et sa connaissance des dossiers les plus chauds. Charlotte tâte le terrain auprès de sa sœur Emily, devenue l’épouse du jeune député Jack Radley, de plus en plus respecté en haut lieu. Emily et Narraway consultent tante Vespasia, ne serait-ce que pour comprendre une intervention au parlement du brillant et ambigu Somerset Carlisle, un bon ami de Vespasia. Et l’adjoint de Pitt, le dynamique Stoker, partage le travail de terrain avec son chef, un peu comme Tillmann le faisait autrefois. Bref, toute la famille élargie conjugue ses efforts comme dans le bon vieux temps.
Au centre de cette enquête, le haut fonctionnaire et ingénieur Dudley Kynaston, collaborateur essentiel dans l’élaboration concrète de la stratégie navale britannique. Non loin de chez lui, une jeune femme, ressemblant à une de ses servantes récemment disparue, est retrouvée morte, mutilée, défigurée. Le cadavre porte un mouchoir de l’épouse de Kynaston, apparemment, et une montre en or appartenant sans aucun doute à ce haut fonctionnaire. Dans le plus grand secret, on fait appel à Pitt : si Kynaston est coupable de meurtre, ou même d’adultère avec une servante, son compte est bon et le gouvernement en pâtira. Si Kynaston n’est coupable de rien, qui veut le discréditer et pourquoi? Et, non seulement on ne retrouve pas la jeune Kitty Ryder, mais une autre jeune femme est assassinée, mutilée et exposée non loin de la demeure de Kynaston.
Pitt et Ryder suivent la piste de Kitty; Charlotte et Emily s’infiltrent auprès de madame Kynaston et de sa belle-sœur; Vespasia cherche à connaître le jeu de Carlisle, et Narraway s’efforce de cerner la personnalité et les intérêts de Talbot, homme de confiance du premier ministre, à qui Pitt doit se rapporter. La table est mise. Et pourtant, vers la trois centième page, j’ai craint le pire : Pitt et Ryder, d’une part, Charlotte et Vespasia d’autre part, répétaient longuement la même tentative d’explication; l’animosité entre Charlotte et Emily revenait souvent et éclatait pour des détails. Les relations sentimentales entre Vespasia, Carliste et Narraway occupaient beaucoup de place mais, ici au moins, ça avançait.
Et puis, après enquêtes, le groupe d’amis décide de mettre en commun leurs connaissances : processus analogue à celui de Poirot (et bien d’autres détectives des polars à énigmes), sauf que c’est un groupe qui élabore la compréhension générale de cette affaire, traque le responsable et le neutralise avec une certaine perversité.
Bref, très heureux de retrouver les signes distinctifs d’une bonne histoire d’Anne Perry : au départ, une énigme provocante; puis, une enquête intelligente auprès de personnages bien campés, des dialogues crédibles, des émotions bien placées, quelque rebondissement inattendu, et une résolution de l’énigme accompagnée d’un petit bonus.
Extrait :
Pitt fut arraché au sommeil par la main de Charlotte sur son épaule. Elle le secouait, avec gentillesse mais fermement.
Quand il ouvrit les yeux, une aube grisâtre éclairait la pièce. C’était le 1er mars. Le soleil se levait chaque jour un peu plus tôt. Dans trois semaines, ce serait l’équinoxe, le premier jour du printemps.
La veille au soir, il avait relu tous les documents en sa possession sur l’affaire Kynaston. C’était en ces termes qu’il y pensait, puisqu’elle avait ses racines au domicile de ce dernier. Il ne s’était couché que vers une heure et demie, lorsque les pages avaient commencé à se brouiller devant ses yeux.
− Pardon, marmonna-t-il en se redressant à regret.
Il avait la tête lourde, une douleur sourde à la nuque.
− Il n’est pas si tard, répondit-elle.
Sa voix était douce, mais il la connaissait trop bien et depuis trop longtemps pour ne pas percevoir la tension qui l’habitait.
Il fut brusquement tout à fait éveillé.
− Qu’est-il arrivé ?
Les pensées se bousculèrent dans son esprit. Il songea d’abord aux enfants, puis à Vespasia, et même à la mère de Charlotte. Il se raidit, brusquement glacé.
− On a découvert un nouveau corps dans la carrière de Shooter’s Hill, expliqua-t-elle, le visage anxieux, le front barré d’un pli.
Une bouffée de gratitude envahit Pitt, et il eut l’impression que le sang recommençait à circuler dans son corps.