Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2013 (Payot & Rivages)
Genres : Réflexif, historique, thématique
Thèmes principaux : polars français, anglais et américains
Pour l’amateur forcené de polars, fréquenter un bon blog et connaître un bon libraire ne sont pas suffisants. Au-delà d’une informations à court terme, nous avons besoin d’une mise en place historique pour saisir le développement de ce qu’on appelle romans policiers, d’un vocabulaire approprié pour être certains de nous comprendre, et d’une réflexion spécifique pour mesurer la nature et la portée de ce type de littérature. Au Québec, nous avons Norbert Spehner qui nous fait ainsi partager sa passion. En France, François Guérif n’est sans doute pas le seul (on lira dans le même sens les Chroniques de Jean-Patrick Manchette et tous les ouvrages de Claude Mesplède) mais, comme libraire, chroniqueur, éditeur, il a passé sa vie dans le milieu. Homme de passion et de réflexion, il a réalisé cet idéal bergsonien d’agir en homme de pensée et de penser en homme d’action.
Ce compte rendu vise la compréhension du territoire où se déploie le polar et, par le fait même, tente de cerner la nature particulière de cette tendance littéraire. J’essaierai d’être fidèle aux propos de Guérif, mais je ne pourrai pas rendre justice au caractère plaisant du livre : il s’agit d’une quinzaine d’entretiens entre François Guérif et Philippe Blanchet. Une amicale conversation et une réflexion détendue, avec une ligne directrice, mais à bâtons rompus, avec des anecdotes savoureuses, des développements imprévus, des élans de colère ou de tendresse. Guérif a son caractère : ses amours et ses antipathies ne passent pas inaperçues; il n’hésite pas à contredire parfois son intervieweur. Et celui-ci, Philippe Blanchet, ne se contente pas de jouer le rôle d’un faire-valoir : il réalise dans le domaine de la contre-culture, surtout musicale, un travail analogue à celui de Guérif : un combat inlassable contre la culture de masse et une défense énergique des marginaux qui ont quelque chose dans le cœur ou dans le ventre. Il dirige aussi la collection Rivages Rouge (clin d’œil à Guérif et Rivages Noir), où il publie des ouvrages produits dans les années Sixties et Seventies qui réfléchissent sur les rapports entre musique Rock, événements politiques, et événements sociaux comme la consommation de drogues (par exemple : Hippie, Hippie Shake, de Richard Neville). Bref, indépendamment des mines d’or d’informations et d’une iconographie bien choisie, ces Entretiens se lisent avec un grand plaisir à cause précisément de la personnalité et de l’expérience de deux pionniers qui partagent un intérêt commun avec respect mais sans compromis.
Dans sa prime jeunesse, Guérif parcourt les Signes de piste, L’Ile aux trésors de Stevenson et Le Mystère de la chambre jaune de Leroux, mais un auteur les dépasse d’une tête c’est Conan Doyle (intrigues vraisemblables et début de procédés scientifiques en criminologie). Holmes, Poirot, Nero Wolfe caractérisent une première période riche du roman policier, le roman à énigmes. Dans ces romans, c’est un détective privé brillant qui rassure le lecteur en perçant à jour les ruses du criminel. Le polar britannique excelle dans ce domaine. En France, Série Noire et Le Masque publient plusieurs polars de ce genre.
A partir des années 60, Guérif est conduit aux polars américains par le cinéma. Les Cahiers du cinéma étudient de près les Chabrol, Truffaut et Godard, séduits par le cinéma américain, et attirent l’attention sur bien des écrivains américains à partir desquels des films sont tournés : des films comme Le Grand sommeil de H Hawks, 1946, (Chandler) et Quand la ville dort de Huston, 1950, (William Riley Burnett), par exemple, sont largement diffusés par la Cinémathèque.
Les maisons d’édition publient beaucoup, mais les textes sont trafiqués : on supprime ce qui est psychologique parce que ça ne bouge pas assez, on coupe pour respecter un certain nombre de pages, il arrive même qu’on supprime ou qu’on ajoute un personnage. Les contrats autorisent des coupes de 30% des romans.
Guérif étudie donc l’anglais et, au lieu de devenir prof d’anglais, ouvre une librairie de livres d’occasion; ça lui donne l’occasion de lire un bon nombre d’auteurs américains, Chandler, Hammett, Goodis (Tirez sur le pianiste), Thompson, Burnett; et de rencontrer des gens intéressants (Léo Malet, Pierre Siniac, Michel Lebrun). Comme le polar connaît un passage à vide dans les années 70, et que la librairie s’avère peu rentable, Guérif publie chez PAC les biographies de Paul Newman (25 000 exemplaires), Belmondo, Redford, Brando, McQueen. Les deux éditeurs de PAC acceptent de financer une collection de romans policiers : James Cain, Fredric Brown, David Goodis, Robert Bloch…, en tout 25 publications. Guérif devient, en 78-79, rédacteur en chef et directeur de la Revue Polar.
A partir des années 80, en France, comme au Québec, les bons polars se multiplient. Guérif dirige d’abord une collection chez Fayard Noir, et crée une collection qui dure encore aujourd’hui : Rivages Noir. Il s’intéresse moins aux romans à énigmes qu’aux polars noirs, auxquels il rattache Jim Thompson, moins urbain que Hammett et Chandler, habile à décrire les petits bleds du Sud des États-Unis et les tréfonds de l’âme humaine; Charles William, Joseph Hansen (premier auteur officiellement gay), et Tony Hillerman qui est loué par les historiens qui se sont intéressés aux Indiens Hopis et Navajos, promoteur du polar ethnologique. Et surtout, James Ellroy, coup de cœur de Guérif et énorme succès pour la collection (Lune sanglante : 30 000 exemplaires; Le Dahlia noir, 40 000 à l’époque, 400 000 vendus aujourd’hui), « le seul à parler de la violence comme ça et à porter un jugement moral sur cette violence ». Il devient l’emblème de ce qu’on appelle polar noir : peu sentimental (contrairement à Chandler), pas vraiment de héros positifs, critique de la société et de l’Amérique dans son ensemble, loin des sarcasmes de Holmes et de l’ironie de Poirot, et enfin un écrivain qui se pose des questions sur l’écriture.
Les romans noirs américains sont découverts en France à partir de la fin des années 20 (Hammett est publié chez Gallimard). Les écrivains français s’inspirent de la tradition anglaise (Steeman). Simenon sert un peu de transition, classique par l’importance de son commissaire Maigret, mais noir au sens où ce n’est pas tellement l’identité de l’assassin qui compte que la manière de regarder et d’écouter de Maigret et la description d’un milieu social spécifique. On retrouve quelque chose d’analogue chez Léo Malet et dans les romans de Frédéric Dard (Le monte-charge, Toi, le venin) qui mettent en scène paumés et femmes fatales.
Mais, il n’y a pas encore vraiment de romans noirs à l’américaine en France dans les années 50, parce qu’on n’a pas affaire au même genre de société : il n’y a pas de prohibition en France et les types de délinquance sont très différents dans ces deux pays; reportons-nous aux films Ne touchez pas au grisbi et Du rififi chez les hommes, d’après les romans de Simonin et de Le Breton : alors que la pègre américaine contamine toute la société américaine, la pègre française des années 50 évolue dans un monde plus fermé, marginal. A la limite, les petits voleurs sont presque sympathiques, alors que les meurtres violents des serial killers américains, ou les crimes liés à la drogue et à une misère sociale infernale appartiennent clairement à un autre univers. Même chez José Giovanni, l’élément psychologique prend plus de place que la critique sociale et politique.
Vers la fin des années 60, période qui marque la fin des utopies et des idéaux révolutionnaires, s’élabore la période du néo-polar où le roman noir français devient roman engagé, contestation sociale, dénonciation de la corruption, retrouvant ainsi le filon américain. La nouvelle tendance est reconnue et encouragée même par les auteurs plus classiques : O dingos, ô châteaux, de Patrick Manchette (1972) obtient le Grand Prix de la littérature policière de 1973, alors que trônent sur le jury les plus traditionnels Michel Lebrun et Boileau-Narcejac. De bons thrillers font leur chemin (Grangé, Chattham), mais de nouveaux auteurs s’inscrivent dans le Noir : Pagan, Siniac et même Michel Lebrun. De son côté, le roman noir américain, un peu essoufflé dans les années 60, continue, sans rupture, son petit bonhomme de chemin : Robert Bloch (Psycho, en 59, à l’origine du Psychose de Hitchcock), Ross McDonald et Ed Mcbain (87e District illustre bien le remplacement, dans le polar noir, du détective par le policier et, encore mieux, par l’équipe policière, le crime apparaissant davantage comme un événement social que comme le prétexte d’un affrontement entre un meurtrier et un détective de génie). Les détectives de Westlake (sous le nom de Richard Stark) sont des héros négatifs : voleur, tueur…
Alors que Guérif, depuis plus de 40 ans, s’est efforcé de faire connaître en France les meilleurs polars américains, des écrivains reconnaissants comme Ellroy et Westlake ont contribué à faire en sorte que Guérif soit honoré par le Ellery Queen Award 1997 du meilleur éditeur de l’année, pour la première fois remis à un non-américain.
Même s’il est souvent difficile de déterminer si un roman français ou américain appartient plus au roman noir qu’au roman à énigmes, c’est encore pire en Angleterre : à vrai dire, même certaines nouvelles de Conan Doyle ou des romans de Christie comme La Maison biscornue peuvent être classés comme romans noirs. C’est le cas aussi de romans plus récents qualifiés d’ethnologiques, historiques, politiques, juridiques, bio-technologiques… Pour Guérif, finalement, le polar noir est l’alternative au roman à énigmes, mais à une condition : « Le roman noir a la volonté de foutre le bordel, de braquer la lumière sur ce qui ne va pas. Le social est la première de ses préoccupations. Alors que le roman à énigme, en général, s’attache avant tout à résoudre un mystère, et donc plutôt à rassurer le lecteur (…) Mais il y a des romans noirs où il y a des côtés énigmes (…) L’enquête du Grand Sommeil de Chandler est une vraie enquête ».
Guérif publie chez Rivages/Thriller Robin Cook, « le meilleur écrivain des romans noirs anglais du XXe siècle. Il était dostoïevskien, obsédé par le mal ». Cook et Ted Lewis rompent définitivement avec tout le paysage anglais traditionnel. Héritier de Cook, David Peace, tout en se souciant de l’agencement des mots et de la construction du récit, écrit des polars très violents (L’Éventreur du Yorkshire). Il partage le point de vue de Ellroy selon lequel « un polar n’est pas nécessairement facile à lire ».
Enfin, Guérif considère le roman d’espionnage, différent du roman d’aventures à la James Bond (héritier plutôt de Nick Carter), comme un cousin du roman noir : ce qu’ils ont de semblable, c’est la trahison, le meurtre, la manipulation; mais le contexte et les enjeux sont différents. Les fondateurs sont Graham Greene et John Le Carré. Guérif souligne surtout l’œuvre de James Grady (Le Fleuve des ténèbres, Les Six jours du condor), mais apprécie beaucoup Len Deighton, Georges Markstein et Noël Behn; il se méfie un peu de Ludlum (surtout depuis qu’il est décédé), mais estime que La mémoire dans la peau est un grand livre.
De bons livres ont donné lieu à de grands films et de grands films ont rendu populaire de bons romans : c’est le cas de Dans la brume électrique, écrit par James Lee Burke « le Faulkner du roman policier » et tourné par Tavernier; d’autant plus que, dans ce film, Tommy Lee Jones incarnait parfaitement le policier Dave Robicheaux. Burke se rattache aux romans noirs par sa dénonciation des diverses formes de pollution industrielle et par son souci constant des exigences écologiques. Aussi, bien sûr, par la violence et l’alcool. Par contre, les exigences des séries télévisées n’aident pas les grands écrivains de polars à mettre en valeur leur écriture, sauf, peut-être, dans le cas de Tito Topin (Navarro). Et souvent les grands écrivains de polars n’ont pas l’impression d’écrire des romans policiers : « J’écris des romans historique, pas des romans noirs ni des polars (Ellroy). Mais, comme l’histoire de l’Amérique c’est l’histoire du crime… Dans cette optique, le western fait partie du polar historique américain; Guérif nous renvoie au Samson de l’Ouest de Burnett, et à Shane de Jack Shaefer. Le Masque a déjà publié 150 titres de romans westerns (dont Hombre d’Elmore Leonard).
Guérif n’écrit ni un dictionnaire ni une encyclopédie. Il ne vise ni l’exhaustivité ni une froide objectivité. Mais nous partageons avec plaisir les souvenirs et les jugements d’un gars de terrain qui s’est engagé corps et âme à faire connaître le roman noir dans le monde francophone.
➡ Pour des entrevues avec quelques caïds du roman noir : Toutes les vidéos d’auteur
➡ Pour une vision plus synthétique de cette problématique, voir les Articles de fond de Jacques Henry sur Sang d’Encre Polars :
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