Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2015 (Triptyque)
Genre : Enquête
Personnage principal : sergent-détective Blackburn
Stéphanie Gauthier a fondé en 2010 la troupe de théâtre Francs-Jeux, à Laval. L’objectif est de présenter des pièces contemporaines, originales, susceptibles de provoquer des réflexions sur les rapports humains. Les premières pièces offertes au public sont, d’ailleurs, des œuvres de Stéphanie Gauthier. Une fille trop curieuse est son deuxième roman, après L’Effet domino (Mortagne, 2009). Pour une jeune femme qui n’a pas encore trente ans, son travail dans le monde littéraire est déjà remarquable. On ne se surprend pas que Une fille trop curieuse soit très bien écrit.
Esther, technicienne de laboratoire en cytologie, aux côtés de ses collègues Renée, Léa et Sofia, se rendait apparemment chez Renée pour son anniversaire, lorsqu’elle disparut. Le sergent-détective Blackburn, élégant pour un policier, mène l’enquête. Il arrive à l’hôpital pour interroger Renée, qui semble la dernière à avoir vu Esther vivante.
L’auteure nous ramène alors deux semaines en arrière pour nous livrer le contexte de cette disparition ainsi que le profil des principaux personnages impliqués : les quatre collègues, l’époux de Renée, Rodrigue, son frère Christian, leur père Bruno et Claire dont il s’est épris, l’époux de Léa, Philippe, et celui de Sofia, Raphaël. Au cours de ces quinze jours, dont l’auteure profite pour nous faire des couples et de la famille moderne une description sans complaisance, impitoyable même dans le cas de Renée, femme frustrée et envieuse par excellence dont le quarantième anniversaire passera à l’histoire, quelques incidents se produiront qui maintiendront notre intérêt : d’abord, Raphaël qui volera momentanément l’identité de Christian, assez longtemps pour lui subtiliser 6 000$, qu’il lui rendra une semaine après; puis, Christian et Esther qui tomberont par hasard sur Mike Comeau, ancien copain de Christian, peu fréquentable. Pour ne pas qu’il parle à Esther de son passage en prison, Christian rendra visite à Mike, qui se brisera la nuque en chutant dans l’escalier. C’est ici qu’entre en scène Blackburn. Compte tenu des antécédents de Comeau et de son mode de vie actuel, il tâte l’hypothèse d’un meurtre avant de s’en tenir à un simple accident. Il soupçonne Vincent, un voisin de Mike, et Christian, qui a été le dernier à lui téléphoner.
Le fil directeur, c’est la tendance à mentir qu’ont les principaux personnages : Renée ment à Rodrigue et à Christian sur son passé (avec Mike, entre autre); Raphaël ment à Sofia (sur le vol d’identité); Rodrigue et Bruno mentent à Renée par omission. Christian cache son passé (ça se comprend) et ment à bien du monde, particulièrement au sergent-détective Blackburn. On a un peu l’impression de retrouver, avec bonheur, cet univers cauchemardesque de Boileau-Narcejac dans lequel est entraîné un individu, souvent un homme un peu faible, après un petit mensonge, une petite négligence, une lâcheté compréhensible, une omission utile à court terme.
Le lecteur est tellement concentré sur cette histoire, qu’il en oublie la disparition d’Esther, qui finit d’ailleurs par se produire. Un autre mensonge de Christian le plonge dans de beaux draps et lui coûtera sa réputation et son job. Blackburn relie rapidement les deux cas. Et ça va de mal en pis pour Christian. Jusqu’à ce qu’un témoignage post-mortem oblige Blackburn à remettre ses conclusions en question.
L’enquête se termine abruptement. Et le roman s’achèvera un peu plus tard de façon ambigüe : la vision fugitive de la jolie Sofia pousse-t-elle Christian à tirer un trait définitif sur le passé et à tout recommencer à neuf ?
La composition du roman est assez originale. La structure principale est classique : enquête réaliste, peu de personnages, description minutieuse des principaux personnages, unité de temps et d’espace; d’un autre côté, on s’attache tellement à la première enquête et aux personnages qui ont peu à voir avec la deuxième que la disparition d’Esther, peu problématique d’ailleurs pour le lecteur, passe vraiment au second rang.
Enfin, le dénouement, pas si éloigné d’un deus ex machina, et l’épilogue équivoque donnent à penser que le personnage principal était probablement plutôt Christian Desforges, que les futurs romans nous révéleront que la forme polars était empruntée et que la description des rapports humain demeurait l’essentiel. L’important, c’est évidemment que Stéphanie Gauthier continue à écrire.
Extrait :
Il décida de prendre une douche. Au moment où il mettait les pieds dans la salle de bain, on sonna à la porte. Renée avait-elle oublié quelque chose ? Christian ouvrit et tomba face à face avec Blackburn et un policier en uniforme. Le sergent-détective brandit un bout de papier.
− Cette fois, j’ai un mandat officiel pour vous arrêter !
− M’arrêter pourquoi ? J’ai déjà signé une promesse de comparaître.
− Vous êtes soupçonné d’être responsable de la disparition d’Esther Dubois.
− Quoi ? hurla Christian. Mais je n’ai rien à voir là-dedans ! Vous m’accusez de l’avoir tuée ou quoi ?
Blackburn se contenta de lui dire ses droits de façon monocorde et expéditive. Puis il reprit :
− J’ai rarement vu quelqu’un comme vous. Quelqu’un qui a autant de squelettes dans le placard.
Comme la fois précédente, on lui confisqua ses effets personnels, lui retirant même les lacets de ses chaussures. Confus, Christian n’usa pas son droit d’appeler son avocate. Il n’avait rien à voir avec cette triste histoire, il s’agissait de toute évidence d’une grossière erreur. Sans perdre de temps, on l’entraîna dans la salle d’interrogatoire. Blackburn l’attendait. Il lui fit signe de s’asseoir.
− Cette fois-ci, ce n’est pas à ton avantage de ne pas parler.
Christian nota le tutoiement. Ils étaient maintenant intimes ?
− On sait que tu es sans doute la dernière personne à avoir vu Esther. Tu l’as vue à la fête de ta sœur.
Sofia avait parlé. Il aurait dû s’y attendre. Il aurait dû prendre les devants et le signaler plus tôt à la police. Encore une lourde erreur dont il paierait le prix.
− Je lui ai seulement parlé quelques minutes. Et je n’étais pas seule avec elle. Sofia, une de ses collègues, était là aussi.
− On le sait, mais elle est partie avant toi !
− Je suis parti quelques minutes après elle et Esther est restée là. Elle était debout sur le trottoir quand je me suis éloigné avec ma voiture.
− Alors pourquoi tu ne nous l’a pas dit ? Tu n’étais pas au courant qu’on la recherchait depuis huit jours !
− Je … je n’ai rien à voir avec sa disparition, je vous le jure ! lança Christian d’une voix affolée.
− Tu ne fais qu’accumuler les mensonges ! Comment te croire maintenant ?
Vu sous cet angle, Christian concédait qu’il ne possédait plus une once de crédibilité.