Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2016 (Libre Expression)
Genre : Enquête
Personnage principal : Rinzen Gyatso
Johanne Seymour est bien connu dans le milieu des polarophiles pour ses romans, sa télésérie Séquelles, et parce qu’elle est la présidente fondatrice du festival international de littérature policière, Les Printemps meurtriers de Knowlton. En mai 2013, j’ai rendu compte de Eaux Fortes, un roman qui manifestait une belle audace, mais qui m’avait indisposé par quelques irritants, dont la personnalité du personnage principal Kate McDougall.
Dans ce roman-ci, exit Kate McDougall pour laisser la place à Rinzen Gyatso, beaucoup plus zen, d’ailleurs d’origine tibétaine, vivant avec son jeune fils dans le quartier chinois de Montréal chez ses parents, qui maintiennent dans la mesure du possible un mode de vie et de pensée bouddhistes. Elle observe plus qu’elle parle; elle médite plus qu’elle raisonne. Elle est douée pour associer des éléments qui n’ont pas frappé ses partenaires, le collègue Luc Paradis et son patron, le lieutenant Gerry Desautels. Une bonne partie du roman consiste à décrire la vie familiale de Rinzen, la vie sexuelle insatisfaite de Luc et la fin de carrière de Gerry qui doit prendre sa retraite pour ne pas perdre sa femme ni détériorer davantage sa propre vie.
L’intrigue policière tourne autour de trois morts violentes : un religieux de plus de 80 ans, le frère Samuel Clément, retrouvé pendu par les bras, apparemment mort de faim; le tronc d’Emmanuel Petit, échoué sur la berge du fleuve à hauteur de Verdun; un noir mutilé et pendu au Carré Dorchester, Paul Abady, qui ne semble pas lié aux deux premiers. Nos trois policiers lisent les rapports d’autopsie, analysent ce que nous apprend le relevé des empreintes et de l’ADN. Ils retournent sur les lieux des crimes et partagent leurs observations et leurs réflexions.
Les interactions entre les policiers et le criminel sont plutôt indirectes : un journal découvert par hasard, et dont nous prenons conscience de quelques bribes à travers le récit sans trop savoir d’où ça sort, désigne quelqu’un; un billet de rendez-vous, trouvé presque par hasard et rendu à Paradis, indique le même individu et renforce l’hypothèse; une visite de Rinzen chez le suspect lui permet de voir un vêtement que semblait porter le tueur. Bref, les policiers ont beaucoup de chances pour clore l’enquête, même si Rinzen n’en a pas fini avec ce genre de psychopathe.
En passant, Seymour, via l’épouse de Desautels, fait un clin d’œil à plusieurs de nos grands rédacteurs de polars : Martin Michaud, Chrystine Brouillet, Patrick Senécal, Hervé Gagnon, et Maureen Martineau. Elle paraît bien aimer mêler fiction et réalité. C’est probablement pourquoi les amateurs de psychosociologie trouveront dans ce roman une substance qui leur convient. D’abord, on y voit comment une famille tibétaine, qui a fui l’occupation chinoise, parvient à s’adapter plus ou moins au milieu montréalais. Puis, l’audace de Seymour, cette fois, c’est d’avoir donné beaucoup de place au milieu gai : personnages importants, habitudes particulières, lieux adéquats. Mais il ne reste plus grand place pour la trame policière à proprement parler. Pour plusieurs, ce n’est sans doute pas un défaut, mais une question de style. Pour ma part, vieux nostalgique du polar classique, ce n’est pas le style que je préfère.
Extrait :
− Personne se rappelle avoir vu un vieux dans les quatre-vingts ans traîner dans le coin ? s’impatienta Desautels. C’est quand même étrange.
Rinzen était perdue dans ses pensées.
− Gyatso ?
− Désolée… Je revisitais mentalement la scène. Plusieurs choses… me dérangent.
− Avez-vous des hypothèses ?
Son regard glissa de Rinzen à Paradis. Celui-ci s’avança le premier.
− J’sais que le tabouret renversé à ses pieds donne l’impression d’un suicide, mais est-ce que ça se peut ? Comment il a fait pour s’attacher comme ça ? Pour moi, c’est une mise en scène. Et pas très convaincante, si vous voulez mon opinion.
Desautels regarda Rinzen.
− C’est ça qui t’agace ?
Elle réfléchit avant de dire :
− Oui et non. L’état du corps…
− Son état de décomposition ?
− Non… Sa maigreur, la saleté visible sous ses ongles, dans les plis de sa peau…
Luc et Desautels la fixaient.
− Si c’est un meurtre… la mort devait être bienvenue.
Paradis contempla l’idée.
− Une sorte de suicide assisté ?
Desautels tiqua.
− Attendons de voir ce que la collecte d’indices nous racontera avant de trancher. J’sais que les techniciens ont trouvé une couple d’empreintes différentes…
Rinzen et Paradis acquiescèrent.
− Avec le résultat de l’autopsie, continua Desautels, on saura exactement ce qui l’a tué.
− À part être accroché à une poutre les bras en croix, le vieux avait pas l’air d’avoir d’autres blessures. Est-ce qu’on peut mourir de ça ?
Paradis avait posé la question à Desautels.
Rinzen toussota. Les deux hommes se tournèrent vers elle.
− C’est juste une impression… mais j’ai le sentiment qu’il est mort de faim.
Paradis secoua la tête de découragement. Desautels songeait qu’il était grand temps de prendre sa retraite quand il remarqua l’expression étrange de Rinzen.
− T’as une idée, Gyatso ?
Rinzen se ressaisit.
− La scène me fait penser à un de mes vieux haïkus.
Elle récita :
Arbres verglacés
Prières muettes dans le noir
Chansons d’agonie.
Desautels et Paradis fixaient Rinzen, la bouche grande ouverte. Elle sourit.
− C’est une forme de poème japonais. Comme un polaroïd poétique. Une épiphanie en mots ! C’est très zen. Vous devriez essayer. C’est un excellent passe-temps et ça aide à clarifier l’esprit.
Desautels et Paradis échangèrent un regard qui en disait long sur la « clarté » des haïkus.
Ma note : (3,5 / 5)