Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2017 (Crvena Voda)
Date de publication française : 2021 (Agullo)
Traduction (croate) : Olivier Lannuzel
Genres : Enquête, historique
Personnage principal : Silva
Pavičić est né à Split en 1965. Journaliste et critique de cinéma, il a écrit quelques romans dont L’eau rouge, un des rares romans croates qui est parvenu jusqu’à nous. Plusieurs prix prestigieux l’ont honoré, dont, en France, le Grand Prix de Littérature Policière et le Prix Transfuge du Meilleur Polar étranger. Pourtant, on a beau définir le plus largement possible ce qu’est un roman policier, ce roman me semble échapper à cette catégorie.
En 1989, deux mois avant la chute du Mur de Berlin, la jeune et jolie Silva disparaît. Une fugue ? Un enlèvement ? Un meurtre ? Il faudra lire le roman jusqu’au bout pour le savoir. La police enquête, mais ne trouve rien. L’auteur nous fait grâce des opérations policières; ce n’est d’ailleurs pas vraiment ce qui l’intéresse. Ce sur quoi insiste Pavičić, c’est l’effet de cette disparition sur la famille et le bourg de Misto où tout le monde se connaît. Chacun des 23 chapitres d’environ 20 pages porte le nom d’un personnage, comme dans L’Horizon d’une nuit de Camilla Grebe. Mais, alors que, chez elle, l’alternance des personnages permettait de voir les mêmes événements d’un point de vue différent, chez Pavičić le changement de personnages, qui a lieu pendant une trentaine d’années, nous montre plutôt la vie (les pensées, les émotions, les gestes) des principaux personnages et leur évolution dans le temps. On suit ainsi les recherches inlassables de Mate, le frère de Silva, la douleur et la rupture de Jakov et Vesna, les parents de Silva, le destin d’Adrijan, un soupirant de Silva, qui participe à la victoire des Croates sur les Serbes en 1995, le changement de vocation de Gorki policier en 89 qui ne parvient pas à retrouver Silva, et recyclé dans l’immobilier en 94, la régression de Brane devenu marin, un autre amoureux de Silva…
La liste pourrait continuer, mais c’est suffisant pour comprendre qu’il y a bien du monde dans ce roman, qui exige de nous une grande disponibilité, parce que si les personnages ne nous intéressent pas, on va trouver le temps bien long. Un polar nous demande de l’attention, bien sûr, mais pas une immense disponibilité qui nous oblige à partager la vie intime de chacun, même si les descriptions de Pavičić sont pertinentes et intéressantes.
La finesse psychologique de l’auteur l’emporte donc sur la finesse des policiers. La vie de ces gens n’est, somme toute, pas si différente de la nôtre, et on n’a pas de misère à les comprendre, je dirais même à les reconnaître. On finira bien par savoir ce qui est arrivé à Silva mais, si on ne l’avait pas su, ça n’aurait rien changé, me semble-t-il, à l’essentiel du roman.
Extrait :
C’est un samedi soir. Et comme chaque samedi, ils dînent ensemble. Ils sont quatre à table. Au bout, il y a Jakov. Elle est assise en face de lui. Côté terrasse, il y a leurs deux enfants. Leurs jumeaux Silva et Mate.
Voilà comment débute la scène dont Vesna se souvient. Ils sont tous les quatre à la maison, assis autour de la table. Devant eux, il y a le dîner qu’elle a préparé. Un plat de flageolets, du pain et des picarels frits. Ils sont assis et ils mangent, comme s’il s’agissait d’un dîner banal, un dîner comme n’importe quel autre.
Dans un coin de la pièce, la télévision est allumée, on entend le journal du soir. Les nouvelles sont fiévreuses, l’époque est troublée : les étudiants chinois ont manifesté place Tien-An-Men, la population s’est soulevée en Allemagne de l’Est, le parti slovène a adopté une nouvelle constitution et réclame une réforme de la fédération yougoslave. On discute de politique un peu partout avec une ferveur et une agitation nouvelles. Mais ni elle ni Jakov ne s’intéressent à la politique. Tous deux vivent avec la ferme conviction que, s’ils se tiennent à distance des problèmes, les problèmes garderont leurs distances vis-à-vis d’eux (…).
C’est comme ça que Vesna se rappelle cette soirée. Elle se la rappelle aujourd’hui encore.
Parce que, aujourd’hui, elle sait. Elle sait ce qu’elle ne savait pas alors.
Elle sait que ça a été la dernière soirée de leur vie normale.
Niveau de satisfaction :
(3,9 / 5)