Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2015 (Libre Expression)
Genres : Enquête, historique
Personnage principal : Joseph Laflamme, journaliste
C’est le troisième roman policier d’Hervé Gagnon, et son talent ne se dément pas. Son premier, Jack, avait remporté le prix du meilleur premier polar à la compétition de Saint-Pacôme, tout en se classant dans les trois meilleurs polars de l’année (2013-2014). Le deuxième, Jeremiah, se classe encore dans les trois meilleurs polars de 2014-2015. Maria est le troisième et devrait encore faire bonne figure.
En 1836, à Montréal, un livre passe entre toutes les mains et ébranle violemment le clergé catholique, après avoir fait grand bruit dans le reste du Canada et aux États-Unis : Awful Disclosures of Maria Monk (Les Affreuses révélations de Maria Monk). Maria Monk prétend avoir passé cinq ans de noviciat et deux ans comme sœur noire au couvent de l’Hôtel-Dieu à Montréal, et avoir constaté de sordides histoires de fornication entre les Hospitalières de l’Hôtel-Dieu et les Sulpiciens : débauche, profanation, assassinats. Un journaliste américain (New York Commercial Advertiser), de religion protestante, William Leetie Stone, obtient l’autorisation de visiter le couvent et l’Hôtel-Dieu, après quoi il publiera un livre qui blanchit les prêtres catholiques et dénonce les écrits de Monk comme étant l’œuvre d’une malade, d’une folle, ou d’une opportuniste qui souhaite faire un coup d’argent.
Au cours des cinquante-cinq années suivantes, ces rumeurs s’atténuent. En septembre 92, le journaliste du Canadien Joseph Laflamme commençait à jouir d’une réputation bien méritée, sa sœur Emma avait consenti à une demande en mariage de l’ex-agent de Scotland Yard George McCreary, et la jolie rousse Mary O’Gara était assidûment courtisée par Joseph et travaillait comme couturière à la boutique d’Emma. Le quatuor d’amis demeurait dans la propriété de Madame Lanteigne, avenue Delorimier, dans des appartements séparés évidemment, sauf dans le cas de Joseph et Emma. Cette petite vie routinière lasse passablement Joseph qui n’aime pas tellement consacrer son énergie à la chronique des chiens écrasés. C’est pourquoi l’arrivée inopinée de l’inspecteur Arcand chez Joseph et Emma, où les quatre étaient réunis, réjouit particulièrement le journaliste, surtout quand Arcand lui propose de voir un charnier : rue Le Royer, la chaussée s’est effondrée, et les corps d’une dizaine de bébés à peine nés sont découverts. Peu après, le corps mutilé d’un banquier est retrouvé à Griffintown; puis, deux fillettes torturées et abusées sexuellement sont repêchées dans le fleuve. Et, au cas où le déclic ne se ferait pas, un vieux prêtre remet à Joseph un exemplaire du livre de Maria Monk et un message laissant entendre que l’histoire se répète. Quel est le lien entre toutes ces histoires ? Devant affronter des hommes politiques véreux, un clergé catholique puissant, un ripou haut placé et des gens riches et vicieux, notre quatuor préféré, qui ne peut pas trop compter sur l’inspecteur Arcand dont la femme et les enfants ont été enlevés, risque de trouver la mort plutôt que la solution.
C’est plaisant de retrouver ces personnages sympathiques; plus ils se dévoilent, plus on s’attache à eux; d’autant plus qu’on apprend sur le passé de Mary et de Joseph des secrets que nous sommes les seuls à partager. Le Montréal fin XIXe siècle est aussi ressuscité avec bonheur. Autres atouts : l’écriture de Gagnon est nette et la composition habile : dès le début, nous sommes accrochés par ces histoires de fornication entre les prêtres et les religieuses, par la découverte des bébés assassinés et jetés dans les égouts, des fillettes abusées et du banquier mutilé. Et intrigués par ces hommes louches qui se réunissent pour des raisons obscures dans des lieux discrets dont ils sortent toujours silencieux, souvent bouleversés. Gagnon a le sens du suspense. Il manie aussi l’ironie mine de rien; par exemple, le nom du banquier pervers assassiné et étrangement sodomisé : Charles-Alexandre Coderre [1]. Ou encore : après avoir visité les lieux suspects décrits par Monk, et interrogé les religieuses impliquées dans le supposé scandale, le journaliste américain Stone rassure Monseigneur Lartigue et ajoute : « Pour la plupart, elles sont bien trop laides pour susciter le genre de dévergondage que décrit le livre, même par des prêtres en manque de chair plus ou moins fraîche ».
Qu’on ne lui reproche pas la longueur des filatures et les nombreuses fois où les enquêteurs se terrent dans des caches : l’auteur étire la sauce pour nous tirer la pipe. C’est certain aussi que l’Église en prend pour son rhume mais, sans excuser évidemment les actes de pédophilie, Gagnon met dans la bouche du secrétaire de l’évêché des raisons compréhensibles pour chercher à justifier la nécessité de ne pas ébruiter ces affaires; la dernière scène entre le secrétaire Trépanier et Joseph est forte : Joseph paraît plutôt naïf en sous-estimant la puissance de l’Église et devra se contenter de se venger de l’homme plutôt que de l’institution. La manœuvre de Joseph pour obliger l’évêque à dédommager les victimes des sodomites de l’orphelinat Saint-Patrick de 1835 m’apparaît toutefois comme un bluff qui ne devrait ni tromper ni impressionner Trépanier. Mais ce dernier est probablement assez intelligent pour accorder à Joseph cette mince compensation.
Enfin, la découverte du ripou et de la tête du réseau est rapide et due à des indices assez minces. Après avoir allongé le récit, Gagnon termine abruptement, alors que nous aurions préféré voir mijoter et souffrir ces deux sombres individus responsables des abus de pouvoir, des escroqueries et des maltraitances.
[1] Nom de famille assez rare, qui est celui du maire de Montréal.
Extrait :
Joseph venait de pénétrer dans la cour quand une voix éraillée causa une terrible frayeur à ses nerfs déjà malmenés.
− Monsieur Laflamme ?
Son cœur manqua de bondir hors de sa poitrine. Il pivota sur lui-même, certain de devoir défendre sa vie. Stupéfait, il se retrouva plutôt face à face avec un prêtre. Son antipathie pour tout ce qui portait soutane remonta aussitôt à la surface et il le toisa sans chercher à masquer son déplaisir, furieux.
− Sacrement ! Vous vous cachez souvent dans les coins noirs pour faire peur aux gens ? gronda-t-il.
Le soleil était haut et plombait fort. Joseph observa son interlocuteur, qui n’avait pas répondu. Il était très âgé et semblait porter sa chair plissée comme un manteau trop grand. On aurait dit que sa peau avait coulé sur sa charpente telle de la cire chaude avant de se refroidir. Il était frêle et son dos extrêmement voûté donnait l’impression qu’il était plus petit qu’il ne l’était réellement. Ses rares cheveux blancs étaient ébouriffés. Son visage parsemé de traces de vieillesse était couvert d’une barbe blanche de trois jours qui lui donnait l’air encore plus vieux. Il portait des lunettes rondes cerclées de fer qui avaient connu de meilleurs jours et se tenaient bancales sur son nez. Le vieil homme braquait sur le journaliste un regard enfiévré, voilé par un film laiteux.
(…)
− Vous êtres bien Joseph Laflamme, journaliste au Canadien ? caqueta le prêtre, imperturbable.
− Oui, pourquoi ?
Plus il le regardait de près et plus le personnage lui paraissait étrange. Le bas de sa soutane trop longue était souillé d’avoir traîné dans la poussière et dans la boue des rues. Ses manches atteignaient le milieu des mains noueuses. Même son col romain était trop grand et on aurait pu facilement glisser deux doigts entre le morceau de carton jauni et la peau ridée du cou. Soit il avait été jadis beaucoup plus costaud, soit il portait le vêtement de quelqu’un d’autre. Joseph remarqua au passage la tache de vin qui lui couvrait le côté gauche du cou et une partie de la joue jusque sous le lobe de l’oreille.
Le prêtre fit quelques pas vers lui et Joseph fut aussitôt assailli par un puissant relent de corps mal lavé. Plissant le nez, il aperçut, dans la main droite de l’énergumène, un petit paquet rectangulaire de papier brun grossier attaché avec une ficelle. L’individu le lui tendit d’une main nerveuse.
− C’est pour vous.