Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2017 (VLB)
Genres : noir, enquête, historique
Personnage principal : Eugène Duchamp, ex-détective
Voilà donc le troisième et dernier tome de la trilogie Red Light de Marie-Ève Bourassa, sous-titré Le sentier des bêtes. Dès 2016, la Société du roman policier de Saint-Pacôme avait décerné au premier tome, Adieu Mignonne, le prix Jacques-Mayer, accordé au meilleur premier roman. L’année suivante, le prix Arthur-Ellis lui accordait le prix du meilleur roman policier francophone. C’est suffisant pour affirmer que la jeune auteure a du talent et du souffle. Le premier roman se passait dans les années 20, après la Première Guerre, les Années folles, et réactualisait certains souvenirs familiaux transmis par mes parents : le Red Light faisait beaucoup parler de lui; c’était un quartier hanté par les commerces de la rue Saint-Laurent, principalement de la rue Lagauchetière à la rue Sherbrooke : bordels plus ou moins sophistiqués, fumeries d’opium, clubs de nuit, maisons de jeux, viols, meurtres, bref un quartier qui a nourri une multitude de légendes urbaines. Le deuxième roman prolonge cette ambiance jusqu’à la crise de 1929, où les fortunes s’effondreront ou changeront radicalement de mains. Augmentation de la pauvreté et de la criminalité : la petite, visible dans les rues, et la grande, dissimulées dans des manoirs, protégée par les forces de l’ordre et le pouvoir politique. Telle est l’atmosphère du troisième roman.
Le personnage principal récurrent, Eugène Duchamp, ex-militaire, ex-policier, ex-détective privé, s’adonne à la contrebande d’alcool sur une échelle assez modeste pour ne pas être nuisible à la pègre, mais assez grande pour que son ami Herb Parker et lui profitent d’un train de vie bien acceptable. Duchamp a laissé tomber l’opium; il se contente de la codéine (pour ses douleurs permanentes à sa jambe estropiée à la guerre) et d’un mélange de tabac et de haschich (pour supporter la vie en général). Il vit maintenant séparé de Pei-Shan et couche de temps en temps avec l’obsédante et insaisissable Mignonne mais, et tel est le drame de notre homme, il ne veut plus s’attacher ni qu’on s’attache à lui parce qu’il craint de mettre ses proches en danger. Pas facile dans ces conditions de ne pas se perdre sur le sentier des bêtes. Surtout quand on est resté bêtement sentimental.
Soudain : coup de tonnerre dans un ciel serein, la superbe Miss Montreal, Carole Morgan, est retrouvée battue et étranglée près des rails du chemin de fer. Or, Duchamp avait regardé danser Herb et Carole, la veille, dans un club de jazz. Et, plus tard, on a observé que Carole quittait le club avec Herb. Dans des circonstances comme celles-là, être noir est suffisant pour être suspect. Pour disculper son ami, Duchamp s’efforcera donc de découvrir le véritable assassin.
Aborder cette trilogie comme un polar d’enquête ou comme un documentaire sur la ville de Montréal dans l’entre-deux guerres risque de nous décevoir un peu, même s’il y a enquête et même si l’action se situe entre 1920 et 1933; dans le troisième tome, on constate, par exemple, les effets de la crise économique de 1929. Malgré tout, je trouve préférable de comprendre cette œuvre comme une biographie détaillée d’un gars bien ordinaire plutôt blasé, lourdement estropié par la guerre, au cours de laquelle il a aussi perdu sa femme; puis, qui s’est retrouvé policier au cœur de magouilles que refusait ce qui lui restait d’idéalisme; détective enfin, abimé par l’alcool et l’opium, fréquentant des milieux qui achevaient de le déprimer. Vers 1933, il finit par devenir une petit trafiquant d’alcool, dont se méfient la pègre et la police, physiquement diminué, rongé par le désir de vengeance, accablé sous le poids de la solitude. Eugène Duchamp est un véritable antihéros, brisé par une période historique qui en a détruit bien d’autres.
Dans cette optique, on appréciera la galerie de personnages peu fréquentables que dépeint Marie-Ève Bourassa. De même que l’atmosphère lourde et inquiétante dans laquelle baigne cette tranche de notre histoire. L’intrigue policière sert de fil conducteur; sans être dénuée d’intérêt, elle vaut surtout pour la reconstitution d’une époque qu’elle nous permet d’entrevoir.
Bref, une trilogie qui m’en a rappelé une autre : les péripéties du flic Fabio Montale à Marseille (Total Khéops de Jean-Claude Izzo).
Extrait :
La nuit installée, les noctambules et les malfrats prenaient d’assaut les rues. Les Roaring twenties avaient donné naissance aux Dirty Thirties, et les gens faisaient de leur mieux pour survivre, ce qui signifiait trop souvent s’adonner au pire. Depuis belle lurette, on accusait le Red Light d’être un véritable berceau pour les voyous de toutes classes : cette réputation était plus que jamais méritée. Les vols de banques et de voitures blindées étaient fréquents, et pas toujours perpétrés par des cerveaux du crime. En conséquence, les arrestations pullulaient, et les prisons étaient pleines à craquer de pères de famille coupables, en fin de compte, de n’avoir pas trouvé d’autre façon de nourrir leurs flos.
Les tripots interlopes profitaient aussi grandement de la misère du monde qui, dans l’espoir d’en avoir assez, misait tout, c’est-à-dire presque rien, et perdait la plupart du temps encore plus que ce avec quoi il avait commencé. Selon des chiffres non officiels, Montréal comptait plus de deux cent cinquante casinos illégaux ayant pignon sur rue, ce qui excluait bien entendu les nombreuses barbotes volantes et officines de paris.
La crise touchait bien sûr les prostituées et leurs Madames, qui se plaignaient de faire de moins en moins de profit. Traînée récemment devant la cour du recorder, une tenancière bien connue avait d’ailleurs pleuré sur sa condition, se lamentant de ne plus gagner que cent dollars par semaine, moins les trente-cinq qu’elle devait payer à la police pour assurer la sécurité de ses filles.
Niveau de satisfaction :
(4 / 5)