Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2011 (Der Trümmermörder)
Date de publication française : 2018 (Masque, Lattès)
Traduction (allemand) : Georges Sturm
Genres : Enquête, historique
Personnage principal : Frank Stave, inspecteur principal à la police de Hambourg
C’est le premier tome de la Trilogie hambourgeoise, peu à voir avec la Trilogie Berlinoise de Philip Kerr ni celle de Kutschner, dont il a été question récemment (cf. Le Poisson mouillé et Goldstein). Bien sûr, ça se passe en Allemagne. Mais l’action des romans de Kutscher s’étend de 1929 à 1931, celle des romans de Rademacher commence en 1947. Chez Kutscher, ce sont les effets de surface de la crise économique qui se font sentir : la boisson, la drogue, la prostitution qui caractérisent la vie dans les cabarets; les manifestations et les affrontements politiques entre les communistes et l’extrême-droite; la compétition entre les pègres … Alors que le Hambourg de Rademacher est cauchemardesque d’un bout à l’autre : la ville est loin de se remettre des bombardements de 1943 et de 1945 (avec la ville de Dresde, Hambourg est la ville la plus ravagée). Des ruines, partout des ruines. Et le terrible hiver (« Le plus froid du siècle ! ») n’aide en rien : les trains sont bloqués, l’Elbe est gelée. Les ravitaillements ne peuvent pas être acheminés dans la ville. Problèmes de chauffage, de transport, de nourriture, de logement. Ce n’est pas juste une toile de fond; c’est l’essence même de la ville … et du roman.
On découvre dans les décombres le cadavre d’une jeune femme nue, étranglée. Qui est-ce ? L’inspecteur Frank Stave mène l’enquête, secondée par un policier des mœurs, Lothar Maschke, et par le lieutenant MacDonald de la police britannique. Les Anglais occupent Hambourg depuis 1945; tous les postes importants, dans la police comme ailleurs, ont été dénazifiés, dégestapoisés, mais les occupants suivent de près les activités importantes de la ville. Malgré des enquêtes de proximité et malgré des photographies de la victime répandues dans la ville, on ne sait toujours pas de qui il s’agit. C’est donc difficile de remonter des mobiles jusqu’à l’identité du meurtrier.
Et puis, une jeune femme découvre un autre cadavre, nu et étranglé, un homme âgé cette fois. Personne ne semble connaître la victime et l’enquête ne mène à rien. Les autorités allemandes et britanniques veulent éviter la panique, parmi des habitants déjà suffisamment éprouvés et prêts à tout pour survivre. La pression se fait sentir sur Stave.
Le troisième cadavre n’arrange rien : toujours nue et étranglée dans les ruines, une petite fille cette fois-ci. Même modus operandi, même absence de témoin, même incapacité d’identification, même absence de suspect. Sur les lieux du crime, du moins sur les lieux où les cadavres sont découverts, on aperçoit une médaille semblable à une autre qu’on avait trouvée près du corps du vieil homme. Genre de médaille qu’on accroche à une chaîne. Probablement tombée dans la boue pendant l’étranglement. Aurions-nous un début de piste ?
Suite à la disparition d’un ingénieur (spécialité : système de guidage des torpilles), un quatrième cadavre est signalé : une jeune femme dans la trentaine, nue et étranglée, abandonnée au fond d’une cave. Tuée ailleurs et transportée ici. Une boucle d’oreille dispendieuse est restée accrochée dans la chevelure. On finit par déduire que les quatre victimes ont probablement été tuées le même jour et qu’elles appartiennent à un même groupe, quelle que soit la nature de ce groupe. C’est à partir de là que Stave va s’efforcer de remonter jusqu’à l’identité des victimes; quand il y parviendra, il saura presqu’automatiquement qui est l’assassin. Ne restera qu’à le trouver avant que l’autre ne le trouve…
Ce n’est pas un roman facile à traverser parce qu’on se meut continuellement dans l’horreur, horreur d’un hiver impitoyable, d’une ville dévastée, d’habitants appauvris et contraints à chercher dans les ruines de quoi survivre, de victimes, enfin, cruellement assassinées, y compris dans le cas d’une jeune enfant. Et Frank Stave lui-même a continuellement faim et est transi par le froid, sa jambe blessée le fait souffrir, il est fatigué, et il est d’autant plus seul que son fils est porté disparu depuis la fin de la guerre et que sa femme est morte dans un bombardement. L’auteur s’est inspiré d’un événement réel sauf que, dans l’enquête de Stave, l’énigme est élucidée. Rademacher a réalisé un travail remarquable de reconstitution historique; le cœur de ce roman, c’est finalement Hambourg. Le travail policier n’est pas minimisé mais quand, après le trois quart de l’histoire, on ne sait toujours pas qui sont les victimes, l’enquête n’est pas beaucoup plus gratifiante pour les policiers que pour les lecteurs. Et, enfin, même si l’énigme n’est pas élucidée par hasard, Stave a quand même été pas mal chanceux.
Bref, une lecture ardue, historiquement impressionnante, et policièrement satisfaisante.
Extrait :
Lundi, 20 janvier 1947
Encore à moitié endormi, l’inspecteur principal Frank Stave cherche sa femme en tâtonnant, quand il se rappelle qu’elle a péri dans un incendie trois ans et demi plus tôt. Il serre le poing, repousse la couverture du lit. Un air glacial chasse les derniers voiles du cauchemar.
Une lumière grisâtre, crépusculaire, se traîne à travers les pans de rideaux damassés que Stave a dégotés dans les ruines de la maison voisine. Depuis cinq semaines, chaque soir, il les fixe aux cadres des fenêtres avec quelques punaises achetées au marché noir. Les vitres ne sont pas plus épaisses qu’une feuille de papier journal et une croûte de glace en tapisse l’intérieur (…)
Dans la trouble clarté du petit matin, les murs de la chambre semblent couverts d’une pellicule de peau calleuse, tellement le dépôt de givre est épais. Par endroits, la couverture du lit est collée au mur par la glace. On distingue par transparence des bandes de papier peint déchirées, un motif moderne pour 1930, des plaques de crépi taché, et pour finir, de place en place, le mur nu, de la brique rougeâtre et un mortier gris clair.
Stave se dirige avec lenteur vers la cuisine exiguë, le sol dallé glacé lui coupe la plante des pieds malgré les deux paires de vieilles chaussettes qu’il a enfilées l’une par-dessus l’autre.
Niveau de satisfaction :
(4,5 / 5)