Par Raymond Pédoussaut
Date de publication originale : 2018 (Albin Michel)
Genre : roman noir
Personnages principaux : Jo et Céline, sœurs de 15 et 16 ans – Manuel, leur père – Séverine, leur mère
« Ce soir, Céline, c’est pas une main au cul qu’elle se prend, c’est une main dans la gueule. Le père, fou de rage, s’en étouffe à moitié. » Manuel, rude maçon d’origine espagnole, a du mal a admettre que sa fille, Céline, soit enceinte. Elle a à peine 16 ans. Ce qu’il veut savoir, c’est qui a fait ça. C’est son obsession. Il veut faire payer ce salaud. Oubliant que lui-même a mis sa femme enceinte alors qu’elle avait le même âge. Dans ce petit village du Luberon où tout le monde se connaît où tout se sait, cet événement bouscule la routine familiale. Céline peut compter sur le soutien de sa sœur Jo qui n’a que 15 ans mais possède le recul et la distance dont Céline manque cruellement. En fait la cadette se conduit comme la sœur aînée, c’est elle qui protège l’autre. Ses yeux vairons lui confèrent une particularité qui la rend différente des autres. Céline sait très bien qui est le père de son futur enfant mais malgré la pression familiale, elle ne le dit pas. Elle ne veut pas le dire. On comprendra plus tard pourquoi.
Marion Brunet nous fait la chronique d’une famille du sud de la France. Le point de départ de l’histoire est on ne peut plus ordinaire : une jeune fille enceinte trop tôt, des parents pas contents. De prime abord, on pourrait penser que ça ne fait pas un sujet formidable pour un bon roman noir. Tout le talent de l’auteure consiste à transformer ce banal événement familial en une tragédie sombre et tendue. D’abord, à travers une belle galerie de personnages, elle montre les désillusions, les frustrations de chacun. Les parents modestes, lui maçon, elle cantinière, se sont endettés pour longtemps pour se payer un petit pavillon dans un lotissement. Ils sont encore jeunes, mais les rêves se sont envolés depuis longtemps. Les filles, elles, luttent contre l’ennui en se rendant à la fête foraine annuelle ou en profitant des piscines des belles propriétés, habitées un mois par an. Ce ne sont pas les garçons du coin qui les font fantasmer, ils sont grossiers, lourds et frimeurs.
Les personnages, d’un réalisme saisissant, évoluent dans un cadre idyllique pour vacanciers et touristes mais maussade pour les habitants du village. Sous le soleil et le ciel bleu de la Provence et du Luberon la vie est dure pour les autochtones. Marion Brunet réussit à créer une atmosphère pesante : la chaleur étouffante, la morosité des lotissements, l’ennui, le jugement des voisins, l’alcoolisme, les préjugés, le racisme. Dans cette ambiance poisseuse, l’insatisfaction et le sentiment d’injustice provoquent la haine qui se cristallise contre celui qui est différent par ses origines, même si celui-ci est né dans le village, a depuis toujours fréquenté les autres enfants et qu’il se comporte exactement comme tous les autres. Mais la colère doit trouver un exutoire, alors ce qui différencie quelqu’un, comme être arabe, sera suffisant pour en faire un coupable. Le pire étant que celui qui tourne sa haine contre l’immigré est lui-même un descendant d’immigré.
L’écriture de l’auteure, simple et limpide, est d’une redoutable efficacité. Les personnages sont analysés froidement. Il y a quelque chose de chirurgical dans la précision de l’écriture et même une certaine cruauté tant les analyses sont fines, sans concessions et visent juste. Pas de fioritures, c’est cru, direct, implacable.
Dans L’été circulaire Marion Brunet nous démontre qu’avec du talent on peut réaliser un grand roman noir avec des personnages ordinaires, ni bons ni mauvais, des gens frustes, évoluant dans un cadre habituel qui n’est magnifique que pour les gens qui n’y habitent pas. C’est un roman impressionnant à la fois par sa simplicité et par sa force.
Extrait :
Il a jamais été facile, le père, mais là c’est autre chose. On dirait qu’elle a fait ça juste pour le faire chier. Il a pris dix ans, hargneux comme un dogue, le sourcil bas sur un regard menaçant. Alors, quand elle débarque à la maison après s’être fait virer par Kadija, et qu’elle le trouve causant avec Patrick, elle se cache derrière ses cheveux, rentre son ventre et file droit, direct à l’étage. Les deux se taisent en la suivant des yeux. Au milieu des escaliers elle s’arrête, fixe Patrick un instant puis tranche le silence d’une voix tendue :
– Saïd va passer tout à l’heure.
Et elle reprend sa montée pour aller s’enfermer dans sa chambre. Casque sur les oreilles, musique à fond, elle serre les pans de sa couette comme on enlace un corps ou un doudou. Céline se balance un peu, les yeux dans la lumière. Une chaleur à crever, encore. Il aurait fallu croiser les volets pendant la journée pour garder un peu de fraîcheur, mais ce matin elle a oublié. Le paulownia tend ses branches jusqu’à hauteur de fenêtre. Elle observe les panicules violines, déjà pourries, collées au bois. Ça l’écœure un peu. Elle imagine qu’ils parlent d’elle, en bas. La traitent de pute, peut-être. Et puis elle monte le son, se lève pour danser devant le miroir. Lentement, elle se déhanche : de face, ça va, mais de profil, c’est déjà foutu, le renflement habité transforme sa silhouette. Elle ne chialera pas.
Freed from Desire résonnait encore plus fort, là-haut.
C’était grisant, soudain, cette embardée au-dessus du monde. Jo avait oublié. Elle aurait aimé autre chose en fond sonore, du grandiose ou du râpeux au lieu de cette daube éculée. N’empêche, elle a savouré le tournis et ses jambes en coton. Ils se font tellement chier ici que toute émotion forte est bonne à prendre.
Gala – Freed from Desire
Niveau de satisfaction :
(4,5 / 5)
Coup de cœur
Très bonne chronique 😉
Merci.