Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2018 (VLB)
Genres : enquête, historique, noir
Personnage principal : Judith Allison, sergente à la Police régionale d’Arthabaska
C’est la quatrième enquête de la jeune Judith Allison. On peut lire les comptes rendus des trois premières : Le Jeu de l’ogre (2012), L’Enfant promis (2013) et L’Activiste (2015); de même qu’une courte nouvelle publiée dans Crimes à la bibliothèque (Page soixante-deux), et un roman noir, Une Église pour les oiseaux.
La sergente-détective Judith Allison suit à Ottawa une formation spéciale de lutte contre le terrorisme avec quelques collègues qui viennent du Québec et de l’Ontario. Dirigés par le lieutenant Adams, les policiers tentent de résoudre quelques problèmes composés avec des allumettes qu’il s’agit de déplacer pour former une nouvelle configuration. Ces problèmes sont liés aux explosions qui ont fait sauter quelques commerces à Gatineau1. Elles étaient accompagnées de messages comme : « Vous avez détruit nos vies ». « Brûlez en enfer ». « Disparaissez pour toujours ». À qui s’adressent ces injonctions ? Si les propriétaires des commerces détruits n’étaient pas visés, qu’ont en commun le restaurant chinois, le nettoyeur et le motel ?
Pour Judith, les réponses à ces questions devront attendre parce qu’elle est soudain sommée d’accompagner le lieutenant Adams au Nunavic, où vient de se faire assassiner Noah Cain, le complice inuit de l’activiste Jacob Lebleu2. On recherche Reynald Plourde, le conjoint de la sœur de Noah, qui est, par ailleurs, portée disparue.
L’action rebondit dans la région d’Ottawa où semble s’être réfugié Plourde. On apprend, d’une part, que Plourde voulait investir dans un bar-salon au Nunavik; d’autre part, que Cain voulait détruire ce bâtiment. Et, comme Plourde avait prévu ce voyage à Ottawa dans le but, peut-on supposer, de discuter avec d’importants entrepreneurs pour financer son projet, se pourrait-il qu’on retrouve en Outaouais comme dans le Grand Nord ce conflit entre entrepreneurs et écoterroristes ? C’est ce que veut croire Judith parce que, en enquêtant sur les explosions du centre-ville de Hull, elle risquerait ainsi d’être sur la piste de Jacob Lebleu. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
Martineau connaît le métier. Dès la première page du premier chapitre, nous sommes embarqués. Puis, on se promène de l’Outaouais au Nunavik : deux histoires dont le rapport n’est pas évident à première vue. Au Nunavik, on voit de plus près les relations entre Inuits et Blancs, dans un contexte de pauvreté où prospèrent l’alcool, les drogues et une certaine violence.
Le nœud de l’action principale se situe, cependant, à Hull, cette ville allumette où la manufacture E.B. Eddy s’est installée depuis le milieu du XIXe siècle. On a alors construit, au centre-ville, des maisons pour les allumettières. Quand l’industrie des allumettes s’est effondrée, une classe sociale ouvrière a continué à vivre dans ces logements de plus en plus délabrés. Vers la fin des années 70, le gouvernement canadien eut besoin de loger ses fonctionnaires de plus en plus nombreux. On entreprit de raser le centre-ville, promettant aux habitants une relocalisation avantageuse : 1 500 maisons furent démolies, 5 000 résidents expropriés. La relocalisation fut pratiquement oubliée, en tout cas négligée.
Pour le spéculateur Courville, dont le père fut un des plus actifs reconstructeurs des années 70, il reste un petit quartier à conquérir, malgré la résistance à vendre leur maison de certains propriétaires, dont l’oncle de Judith, qui habite la dernière maison-allumette. Qu’est-ce que Judith peut bien faire, ligotée et bâillonnée dans cette maison ?
Tout est en place pour un bon polar d’enquête. Pourtant, c’est comme si la richesse du contenu historique finissait par l’emporter sur le rythme de l’enquête. On est happé par l’histoire tragique de cette ville et par les traces indélébiles que les expropriations ont laissées sur les habitants. On partage aussi le dégoût que nous inspirent les spéculateurs. À tel point que, quand on examine le conflit entre Judith et l’écoterroriste Lebleu, on ne voit plus l’opposition entre le Bien et le Mal, pourtant assez importante dans un polar. Martineau, elle-même passablement engagée socialement, et qui a vécu à Hull au moment de la démolition-reconstruction, me semble sentir le danger qu’il y a à trouver Lebleu trop sympathique, ce pourquoi elle lui attribue deux actions violentes assez répugnantes non indispensables.
Bref, en cours de route, le polar d’enquête est devenu roman historique. C’est sans doute le roman le plus autobiographique de Martineau. Elle a expliqué à une commentatrice son point de départ: « Je vais retourner à Hull et je vais trouver l’intrigue policière qui me permettra de revisiter les expropriations ».
Si la dimension policière en souffre un peu, la qualité du roman y gagne en authenticité et en humanité.
1 La ville de Hull, où se passe principalement l’action, fait partie depuis 2002 de la ville de Gatineau; se sont jointes également à Gatineau les agglomérations d’Aylmer, Buckingham et Masson-Angers. C’est la quatrième ville la plus importante du Québec, après Montréal, Québec et Laval.
2 Cf. L’Activiste (VLB 2015).
Extrait :
Lorsqu’elle reprit connaissance, une brusque envie de vomir souleva l’estomac de Judith Allison. Sa tête voulait exploser. Elle cligna des yeux pour dissiper l’effet de flou, puis les écarquilla. Un nouveau haut-le-cœur l’assaillit, mais le reflux de bile demeura coincé dans sa bouche. Impossible de cracher : un morceau de duct tape lui recouvrait les lèvres.
Son corps entier la faisait souffrir. Saisie de tremblements, elle tenta de ramener vers son torse ses bras et ses jambes. C’est alors seulement qu’elle réalisa qu’elle était ligotée. En se tortillant, elle mesura la solidité des liens qui maintenaient ses poignets et ses chevilles attachés aux montants du lit de cuivre où elle était couchée. UN édredon élimé la recouvrait, comme si on lui avait tendrement souhaité bonne nuit. Elle portait toujours ses vêtements. La dernière chose dont elle se souvenait, c’était d’avoir posé la main sur la poignée de la porte de la chambre…
Niveau de satisfaction :
(4 / 5)