Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2015 (Druide)
Genres : Enquête, noir
Personnages principaux : Judith Allison, Surprenant …
L’an passé, Richard Migneault avait persuadé seize auteurs de romans policiers québécois de participer à une série de crimes qui avaient lieu dans une librairie. Cette année, il remet ça et va en chercher dix-sept autres qui ont accepté de se livrer à des crimes dans une bibliothèque. Très actif dans le milieu, Migneault est bien placé pour nous présenter succinctement chacun des auteurs. Encore une fois, bravo pour les éditions Druide qui ont endossé un tel projet.
Pas facile pour un critique d’affronter et de juger ces dix-sept textes d’une vingtaine de pages. Nous n’avons plus recours aux mêmes critères que dans le cas d’un roman normal de 250 pages ou d’une brique de 450. Le lecteur ne doit pas non plus chercher à vivre le même type d’expérience. Pour ma part, j’ai le plaisir de retrouver des écrivains connus et, plus rarement maintenant, d’en rencontrer de nouveaux. Compte tenu de la variété des objectifs visés par les auteurs, je n’ai pas fait de ces nouvelles une lecture normative. Je me suis plutôt abandonné à chacune et choisi de vous indiquer ce qui m’avait enchanté. Lecture, donc, assez subjective; c’aurait été difficile de faire autrement.
Martin Winkler, médecin français originaire d’Alger, pour moi inconnu, écrit Meurtre sous kontrainte (sic) : le documentaliste Bernard Larsan, frustré par sa protégée Chloé qui lui préfère un(e) écrivain(e) transgenre, concocte une vengeance terrible. On se doute bien que, surtout dans une histoire compliquée, un perdant ne devient pas subitement un gagnant.
Francine Ruel est connue dans le domaine du spectacle. Comme elle publie un roman sur Venise, elle a consenti à collaborer au livre de Migneault en écrivant Un omicidio in la Serenissima. Un directeur d’hôpital est assassiné à la biblioteca delle Scuola San Marco. L’enquête ne donne aucun résultat et c’est seulement des années plus tard que le commissaire Maurizio Santini découvre par hasard le fin mot de cette étrange exécution, dont plusieurs ont tiré profit.
J’avais déjà eu à évaluer le roman de David Bélanger, Métastases. J’avais été déconcerté par les processus de déconstruction mis en œuvre de façon brillante par l’auteur, mais je n’avais pas donné de note à un roman qui n’était certainement pas policier. Dans Notre maître le passé, le spécialiste de l’histoire des archives de l’Amérique prémoderne, Alexis Colin, semble s’être suicidé. C’est, du moins, ce que conclura le détective Ancon. Alors que par un processus d’écriture brillant, Bélanger nous a fait voir le dessous des cartes, ce qui a échappé au policier ordinaire et au collègue envieux, à moins que lui-même… Bref, très fort !
Tous les autres romanciers ont déjà fait l’objet d’une recension dans ce blog, sauf dans le cas de Jacqueline Landry (Terreur dans le Downtown Eastside), qui n’a publié que ce premier tome d’une trilogie attendue. Dans l’Actus reus qu’elle publie ici, la situation problématique décrite est mystérieuse et angoissante, mais la finale ne nous apaise pas.
François Lévesque est encore inspiré par le feu, celui qui brûle au ventre de qui poursuit une vengeance. Dans Combustion lente, il illustre le principe qu’il faut combattre le feu par le feu. Atmosphère torride !
Sylvie-Catherine De Vailly, in Alexandre Dumas, montre que, mine de rien, elle sait aussi jouer dur.
Maureen Martineau est une des révélations des dernières années. Ses romans sont solides et, dans cette courte nouvelle d’une douzaine de pages, Page soixante-deux, elle concentre avec cohérence, l’essentiel d’un polar classique, finale originale incluse.
J’aime bien les délires cyniques de François Barcelo. Compte tenu du sujet, il nous confie ici sa haine des livres (J’haïs les livres) qui sont, selon lui, une des pires sources du mal depuis 1450. D’où l’objectif de transformer les bibliothèques en salons funéraires et le projet, à plus court terme, d’incendier sa bibliothèque de quartier. Exécution malencontreuse qui ne le réconciliera pas avec les bibliothèques.
Anna Raymonde Gazaille est aussi (avec Martineau) une femme de talent qui s’est lancée sur le tard dans l’écriture de polars. Sa Guerrière est sans doute la nouvelle qui m’a le plus touché, je dirais presque bouleversé. Elle nous plonge ici dans un monde qu’elle nous fait saisir de l’intérieur alors qu’on se contente habituellement des images télévisées. Et quel bel hommage rendu aux livres et aux bibliothèques comme alternatives à la barbarie.
Dans la foulée des succès bien mérités de Jack, Jeremiah et Maria, Hervé Gagnon continue dans cette nouvelle, Veni Satanas, d’éclairer les institutions et édifices de la ville de Montréal tels qu’ils se présentaient au début du XXe siècle; dans ce cas-ci : le Grand Séminaire, fondé en 1840 par les Sulpiciens. On y a apparemment volé un livre interdit car extrêmement dangereux : le Veni Satanas, un traité de satanisme capable de favoriser des ferveurs et comportements diaboliques. Du vrai Gagnon : concision, humour et intelligence.
Maxime Houde nous surprend avec un écrit de type western : Massacre à Little Whiskey. Inattendu, certes, mais tout à fait dans le ton. On dirait le chapitre d’un roman à venir. Très prometteur.
Jean Lemieux nous revient avec son détective André Surprenant, qui travaille maintenant à Montréal et enquête sur un crime commis à la Grande Bibliothèque. Les observations de la légiste et l’examen des finances de la victime permettront à Surprenant de comprendre le sens du meurtre en question.
Maryse Rouy, qui nous a habitués aux enquêtes de Gervais d’Anceny dans un Paris médiéval, situe le Secret du tome trois au début du XXe siècle dans un village du Québec : belle galerie de personnages typiques d’une époque dominée officiellement par les curés; mais où les grenouilles de bénitier ne font pas le poids face aux couleuvres de sacristie. Une écrivaine qu’on ne savait pas si coquine.
Notre anarchiste Laurent Chabin (La littérature est un plat qui se mange froid), tout en nous dévoilant un autre de ses fantasmes, explique pourquoi la bibliothèque est devenue son ennemie et avoue que la partie la plus vulnérable de son corps est son énorme moustache.
André Marois aime bien aussi s’amuser (Le truc avec les Turcs), même en suivant pas à pas l’esprit et les activités d’un tueur à gages, qui apprécie sincèrement le poète turc Orhan Veli, particulièrement son poème : Va jusqu’où tu pourras.
J’embarque aisément dans les romans d’aventures (politique internationale) de Michel Jobin qui, malheureusement, n’écrit pas beaucoup (3 romans en 14 ans) et dans un domaine peu exploré au Québec. Dans Autour du Parc Molson, Jobin décrit la rencontre inévitablement tragique, dans la Grande Bibliothèque, entre une belle fille brillante, comme il y en a tant chez nous, et la barbarie made in Québec. Prévisible mais pas moins cruel. En 2001, nous étions tous Américains; le 13 novembre, tous Français; aujourd’hui tous Québécois.
Son roman Nous étions le sel de la mer avait dévoilé l’ivresse et la cruauté de la mer, des odeurs iodées ensorcelantes, un peuple de pêcheurs dur et solidaire. Cette fois-ci (Rififi à la bibli), dans la région de Lanaudière, une rumeur circule : on voudrait transformer l’église en bibliothèque. Des rénovations sont entreprises. Amélie habite derrière l’église. Persuadée qu’une malédiction s’abattra sur les nouvelles constructions, elle en observe les signes jour et nuit. Sa belle-sœur la visite et les deux femmes sont effrayées par des sons terribles, des lumières pas très catholiques et des formes fantomatiques qui surgissent de l’église. Et c’est bientôt la catastrophe… Voilà une Roxanne Bouchard étonnante, mais bien ancrée dans son terroir, l’humus de la terre.
Un peu fastidieux tout cela, mais j’espère avoir rendu justice aux auteurs et piqué la curiosité de nos lecteurs.
Extrait : [1]
J’HAÏS LES LIVRES. Encore plus que tout ce que je déteste : le hockey, les bébés, les vieux, les Anglais, le mariage, les chiens, les religions…
Parce que si vous croyez que les livres n’ont jamais fait de mal à personne, vous ne savez pas compter.
Le livre a été inventé vers 1450 par un certain Gutenberg. Il est vrai qu’il en existait auparavant. Mais ils ressemblaient plus à des manuscrits qu’à des livres, puisqu’ils étaient copiés page par page, ce qui limitait considérablement leur diffusion et leur influence.
Voyez maintenant ce qui s’est passé depuis 1450.
Comptez les morts. Je parle des morts non naturelles, bien sûr. Additionnez les résultats des massacres, guerres, génocides, meurtres et autres homicides qui ont pu être causés par des livres.
Je reconnais que ces chiffres ne sont pas faciles à trouver. Par exemple, on ne sait pas exactement combien de chrétiens ont été tués dans les guerres de religion, qui reposaient essentiellement sur la manière dont on devait lire la Bible. Combien d’Amérindiens et de prétendus païens ont été massacrés lors des campagnes d’évangélisation, évidemment inspirées des évangiles? Combien de Juifs ont été exterminés dans on ne sait combien de pogroms ? Combien de Palestiniens sont morts au nom de Yahvé ? Combien de suppliciés à cause du Coran ? De sunnites tués par des chiites et vice versa parce qu’ils sont tous incapables de lire les livres saints de la même manière ? De djihadistes auto-explosés en emportant avec eux un maximum de leurs contemporains ? Et combien d’autres vont mourir dans les décennies et les siècles à venir ?
[1] F Barcelo, J’haïs les livres, p. 107 à 121
Ma note : (4 / 5)