Par Raymond Pédoussaut
Date de publication originale : 2019 (The Nickel Boys)
Date de publication française : 2020 – Albin Michel
Traduction : Charles Recoursé
Genre : Roman noir
Personnages principaux : Elwood Curtis et Jack Turner, pensionnaires de l’école de redressement Nickel
Elwood est un jeune noir modèle : bosseur, il ne fréquente pas les voyous, ne vole pas, ne se bat pas, travaille en plus de ses études. Ses parents sont partis chercher fortune ailleurs, l’abandonnant à sa grand-mère qui, dorénavant, l’élève seule. Il est imprégné des idées de non violence de Martin Luther King. Ses bons résultats scolaires lui valent d’être admis à l’université. En chemin pour l’université de Melvin Griggs, il est pris en auto-stop par un gars au volant d’une voiture voyante. C’est un véhicule volé. Arrêtés par une patrouille de police, le conducteur et son passager finissent devant un juge qui ne fait aucune différence entre eux, considérés tous deux comme des voleurs. Elwood n’arrivera jamais à l’université. Il est envoyé à l’école de redressement de Nickel. À Nickel l’éducation est nulle mais les châtiments corporels sont terribles et injustes. Heureusement, il se lie d’amitié avec Turner, un gars aussi pragmatique que lui est idéaliste.
L’école de Nickel est une de ces écoles qui accueillent des enfants, parfois des délinquants, mais surtout des gamins perdus dont personne ne se soucie. Ces institutions sont sensées remettre dans le droit chemin des jeunes mal partis dans la vie. Ce n’est pas le cas pour Elwood, mais, en ces années 1960 de ségrégation raciale, un juge blanc ne va pas faire dans la nuance lorsqu’il s’agit de juger un adolescent noir. D’ailleurs même à l’intérieur de la pension, la ségrégation existe : il y a le côté blanc et le côté noir. Dans la partie noire les locaux sont mal entretenus et les punitions cruelles. Punitions est un mot faible pour les sévices que doivent endurer ceux qui ont été repérés par des matons psychopathes qui peuvent ainsi se défouler librement. Il y a un lieu réservé pour ça : la Maison-Blanche, bâtisse en retrait qui sert de salle de torture officieuse. Mais il y a pire : le fond, à l’extrémité du domaine. De là, les garçons ne reviennent pas, ils finissent dans le cimetière clandestin, enterrés et oubliés. Pour la majorité d’entre eux il n’y a ni famille ni personne qui s’inquiète de leur sort. Ils peuvent disparaître, assassinés dans l’indifférence générale.
L’auteur montre aussi que l’éducation, qui devait être l’objectif majeur, est totalement négligée, considérée comme secondaire. Plus importants sont les travaux qu’effectue cette main-d’œuvre totalement disponible et non payée. Ainsi les pensionnaires cuisent des briques, coulent du béton, peignent les bâtiments, jardinent et font marcher l’imprimerie qui réalise tous les documents de l’État de Floride. Les notables du coin profitent des arrangements passés avec la direction, ils bénéficient gratuitement ou à moindre prix du travail des pensionnaires.
Ce livre est une fiction au niveau des personnages, mais les faits sont inspirés de l’histoire réelle de la Dozier School for Boys, à Marianna, en Floride. C’est la stupéfiante dérive d’une institution d’état, créée initialement dans un but humanitaire pour réinsérer des jeunes à problèmes, qui s’est au fil du temps transformée en camp de concentration dans lequel la torture et la mort sont devenues courantes. Cela a été toléré par des autorités peu regardantes et reconnaissantes de s’occuper de garçons dont personne ne voulait et dont on ne savait que faire.
Nickel Boys est un roman sombre et terrible qui montre non seulement la ségrégation raciale mais aussi la haine, la corruption et l’indifférence qui ont permis des tortures et des assassinats en toute impunité dans une institution d’état. Colson Whitehead a été récompensé par le Prix Pulitzer 2020, pour la deuxième fois, après avoir obtenu ce même prix en 2017 pour Underdground Railroad.
Extrait :
Ils l’avaient déjà fouetté une fois. Mais Elwood avait encaissé et il était toujours là. Ils ne pouvaient rien lui faire que les Blancs n’aient déjà fait aux Noirs, qu’ils ne leur fassent en ce moment même quelque part à Montgomery ou à Baton Rouge, aux yeux de tous en pleine rue devant un Woolworths. Ou sur une route de campagne anonyme et sans témoins. Ils le fouetteraient, ils le fouetteraient salement, mais ils ne pourraient pas le tuer, pas si les autorités apprenaient ce qui se passait ici. Son esprit vagabondait, il imaginait un convoi de camions vert foncé, la Garde nationale franchissant les portes de Nickel, et des soldats qui en descendaient et se mettaient en formation. Les soldats ne cautionneraient peut-être pas leur mission, seraient peut-être du côté de l’ordre ancien, mais ils seraient contraints de se plier à la loi. De la même façon qu’ils s’étaient alignés à Little Rock pour permettre aux neuf adolescents noirs d’entrer dans le lycée de Central High, telle une muraille humaine entre la colère des Blancs et les enfants, entre le passé et l’avenir. Le gouverneur Faubus n’avait rien pu y faire, le mouvement dépassait l’Arkansas et sa cruauté rétrograde, c’était l’Amérique tout entière. Une mécanique de justice mise en branle par une femme qui s’était assise dans un bus à une place qu’elle n’avait pas le droit d’occuper, par un homme qui avait commandé un pain de seigle à un comptoir interdit. Ou par une lettre contenant des preuves.
Niveau de satisfaction :
(4,5 / 5)