Par Raymond Pédoussaut
Date de publication originale : 2021 (Damnation Spring)
Date de publication française : 2023 – Actes Sud
Traduction (américain) : Fabienne Duvigneau
Genres : Roman noir, écologie
Personnages principaux : Rich Gundersen, bûcheron, son épouse Colleen et leur fils Chub
Richard Gundersen, que tout le monde appelle Rich, est un grand gaillard de deux mètres, âgé de 53 ans. Il est grimpeur-élagueur depuis 38 ans dans une grande société de commerce du bois. Il a épousé une jeunette de 34 ans, Colleen, avec qui il a eu un fils Chub. Rich et Colleen ont chacun un rêve différent. Rich rêve d’acheter la parcelle 24-7 et de se mettre à son compte. Cette parcelle tire son nom d’un immense séquoia qui y trône depuis des siècles : 24 pieds 7 pouces de diamètre, 370 pieds de haut, le plus grand séquoia de la forêt ancienne (7,50 mètres de diamètre, 112 mètres de haut). Mais Rich n’a pas les moyens, la 24-7 et son arbre géant restent un mirage pour lui. Colleen, souhaite plus que tout d’avoir une deuxième enfant. Mais après cinq fausses couches signalées à son mari, plus trois qu’elle n’a pas mentionnées, huit en tout, elle désespère. Mais voilà qu’un groupe d’écologistes vient semer le doute dans son esprit en affirmant que les épandages de pesticides destinés à détruire les broussailles, les ronces et les petits arbres qui gênent le travail de coupe, sont nocifs non seulement pour les plantes, mais aussi pour les animaux et les gens. Colleen va prendre parti et Rich le parti opposé. Le conflit s’étend à toute la population vivant autour de l’exploitation du bois, entre ceux qui pensent que les herbicides ne sont pas dangereux, comme l’affirment les autorités et ceux qui pensent qu’ils sont responsables de nombreuses malformations des bébés et des multiples fausses couches observées dans la région.
Le cadre de ce roman est le nord de la Californie, années 1977 et 1978. Damnation Grove est l’un des derniers vestiges de la forêt primaire. Des séquoias hauts de plus de cent mètres y poussent. Une partie est protégée par les parcs nationaux, une autre partie est la propriété de la compagnie Sanderson qui se dépêche d’abattre le plus d’arbres possible avant une éventuelle extension des parcs. De toute façon la fin de l’activité de l’abattage s’annonce. Dans ce contexte, l’arrivée des écologistes qui veulent protéger les arbres et dénoncent l’empoisonnement de l’eau, des plantes et des gens par la pulvérisation des pesticides ne fait qu’aggraver une situation déjà tendue. La petite communauté des bûcherons, jusqu’ici unie et solidaire, va se scinder en deux camps antagonistes.
Rich vit de l’abattage. Il fait un métier dangereux. Son père et son grand-père ont été tués en le pratiquant. Rich est parfois blessé, il souffre dans son corps, mais ne se plaint jamais. C’est une personne simple et généreuse, une bonne pâte. Cependant il arrive à être en conflit avec son épouse qu’il adore pourtant. Car Colleen est frustrée. Son envie de deuxième enfant devient obsessionnelle malgré ses fausses couches. Elle est sensible aux arguments de son ami d’enfance qui fait des prélèvements pour analyser l’eau qu’il trouve polluée par les pesticides. Colleen milite pour l’arrêt des épandages et doit subir l’hostilité de ceux qui vivent de l’exploitation du bois.
L’autrice nous décrit avec beaucoup d’empathie et de délicatesse les soucis et les aspirations des uns et des autres. Aucun manichéisme, dans cette démarche. Elle met aussi bien en avant les arguments des travailleurs du bois que ceux des écologistes. Le cynisme des patrons de l’industrie aussi. Il est à noter qu’elle rend parfaitement compte de la sensibilité, des préoccupations et des attentes des femmes, elle est bien placée pour ça, mais elle le fait tout aussi bien pour les hommes dont elle montre admirablement la virilité exacerbée, le langage cru, parfois ordurier, mais aussi la générosité et la pudeur.
Malgré ses 520 pages, ce livre ne paraît pas long. C’est avec regrets que j’ai quitté Rich, Colleen, Chub et les autres qui étaient devenus mes amis pendant les quelques jours qu’a duré la lecture de ce très beau roman (le premier de Ash Davidson).
Extraits :
— Nous avons détruit quatre-vingt-dix pour cent de cette forêt ancienne, dit l’homme. Partout, nous avons abattu les arbres et répandu des produits chimiques…
— Et tout ce qu’il en reste, expliqua la femme, c’est une infime portion, des terres acquises par des citoyens qui ont souhaité les protéger, des terres qui sont devenues des parcs nationaux. Damnation Grove est l’un des derniers vestiges de la forêt primaire en Californie. On y contemple des géants hauts de cent mètres, plus grands que la statue de la Liberté, une majesté que les parcs conservent à l’abri. Mais aujourd’hui…” La femme marqua une pause. “… les mains avides de l’industrie aiguisent leurs tronçonneuses et se préparent à sacrifier sur l’autel du capitalisme ces ancêtres vivants…
“Vous travaillez tous dans des bureaux, pas vrai ? demanda-t-il aux hommes assis à la longue table. Je vais vous raconter comment c’est, mon bureau à moi. Y a pas de table. Y a pas de fauteuil non plus. Y a même pas de porte, mais il ouvre à cinq heures du mat’. Certains jours, il ferme pas avant la nuit. L’été, on travaille parfois jusqu’à sept, huit ou neuf heures du soir. On travaille, on rentre à la maison, on dort, et le lendemain pareil. On n’a pas le choix. Il y a une douzaine d’autres gars qui dépendent de nous. Jamais personne ne prend un jour de maladie. Si on peut marcher, on peut travailler. J’ai six gosses à nourrir, dont cinq filles, et eux aussi ils dépendent de moi. Leur père a pas été à l’école, mais regardez-les bien… Marla, Agnes, Mavis, Gertrude, levez-vous. Montrez-leur…”
La voix profonde de Johnny Cash entonna My Shoes Keep Walking Back to You. Enid augmenta le volume. Eugene entraîna Agnes dans un pas de danse, puis attira Mavis pour qu’elle le remplace et prit une autre bière dans le ruisseau.
Johnny Cash – My Shoes Keep Walking Back To You