Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2014 (Goélette)
Genre : Thriller
Personnage principal : Victor Lessard, sergent-détective (SPVM)
Chaque année depuis 2010, Martin Michaud nous livre une œuvre remarquable : Il ne faut pas parler dans l’ascenseur (2010), paru en France sous le titre Les âmes traquées, La chorale du diable (2011), Je me souviens (2012), Sous la surface (2013), et Violence à l’origine (2014). Des romans substantiels par leur ampleur et par leur qualité. Michaud domine la scène du roman policier québécois, comme Jean-Jacques Pelletier l’avait fait pendant quinze ans de 1995 à 2010. Violence à l’origine est le quatrième roman de la série des enquêtes de Victor Lessard et de Jacinthe Taillon. Sous la surface trahissait le désir de Michaud de changer de territoire : on aurait dit un véritable thriller américain. Des producteurs américains projettent d’en faire un film, alors que des réalisateurs québécois songent à faire de même avec La Chorale du diable.
Dès le début de Violence à l’origine, l’atmosphère de la nouvelle enquête de Victor Lessard et Jacinthe Taillon est morbide : Lessard découvre dans des égouts aux odeurs insupportables un cadavre qui a perdu la tête. Ce début du roman n’est pas le début de l’histoire mais il permet à l’auteur d’annoncer ses couleurs. Et au lecteur d’être happé par la situation. Par la suite, on fera face à la tête décapitée du commandant Tanguay, l’ancien chef de Lessard, abandonnée dans le conteneur d’une boulangerie de la rue Duluth. Sur le mur de la ruelle, un graffiti récent représente un squelette aux yeux d’émeraude tenant d’une main un bonnet de Père Noël, de l’autre un long couteau, qui menace un sombre individu armé d’un pistolet. Dans la bouche de Tanguay, le légiste tombe sur un sachet en plastique qui contient un bout de papier : « Le commandant Maurice Tanguay a été jugé et exécuté le 13 juillet, à 3h25. Tanguay était le premier, le dernier sera le Père Noël ».
Le tueur graffiteur nous gratifiera de trois autres meurtres spectaculaires et glauques. Quel rapport avec le jeune Maxime, enlevé il y a dix ans ? Quel rapport avec l’enlèvement de Myriam et le meurtre de son père ? Quel rapport avec les gangs de rue, particulièrement la bande de Duvalier Joseph ?
Pour répondre à ces questions, Lessard est aidé de sa coéquipière énergique, même si elle est au régime, Jacinthe Taillon, de sa compagne de vie, également flic, Nadja Rodriguez, et du jeune Loïc Blouin-Dubois (dont le nom de famille rappellera deux des trois principaux leaders étudiants qui ont animé le mouvement qui luttait pour le gel des frais de scolarité, et qui a entraîné, en prime, la chute du gouvernement Charest en automne 2012). Par contre, non seulement ses supérieurs ne l’aident pas beaucoup, mais ils semblent même dissimuler des pièces importantes des dossiers sur lesquels Lessard veut enquêter. Mais Lessard devra lutter aussi contre sa tendance à l’alcool, qui revient le hanter à chaque coup dur, et contre son sentiment de culpabilité lié, en bonne partie, à un événement du passé où deux de ses collègues ont trouvé la mort.
L’histoire est complexe mais Michaud tient le volant avec fermeté. La composition est apparemment un peu aléatoire (les titres de chapitre risquent de semer la confusion si le lecteur manque d’attention) mais, en réalité, elle obéit à une volonté de manipuler le lecteur : le surprendre, l’intriguer, l’angoisser, le rassurer…en partie. Ne lisez pas le paragraphe suivant si vous aimez vous sentir un peu perdus et ne voulez pas voir le dessous des cartes.
Commencer par le chapitre 48 n’est pas déconcertant quand on est familier avec l’usage du grab, par lequel un auteur veut tout de suite saisir notre attention (roman, film, opéra…). Souvent, par exemple, un film commence par une scène impressionnante inachevée qu’on retrouvera plus loin. Michaud indique même où on la retrouvera : entre les chapitres 47 et 49. Par ailleurs, si le chapitre 29 se dédouble, c’est parce qu’il s’agit d’un même événement vu de deux points de vue différents : ils ne se suivent pas immédiatement, parce que le premier s’inscrit dans un contexte d’enquête, alors que le deuxième fait partie du contexte de dévoilement. Le chapitre 1 se trouve entre le chapitre 45 et le chapitre 47, parce qu’il répond précisément à des questions qui ne se posaient pas encore, au début du récit, quand Lessard se préoccupait surtout de la décoration intérieure de son condo. Respecter la succession chronologique des événements (ou, comme ici, leur simultanéité) risquerait de plonger le lecteur dans la confusion en lui demandant de comprendre des informations qu’il n’est pas encore en mesure de saisir. Enfin, les chapitres intitulés « pièce noire » mettent en scène un dialogue entre une sorte de prof-maître-guru et un genre de disciple récalcitrant (je ne veux vraiment pas être trop précis) : s’y déploie la conception du monde et de l’homme qui cherche à justifier le meurtre : à l’origine règne la violence que nous tentons de méconnaître en utilisant toutes sortes de déguisements. Les chapitres qui commencent par des lettres (LE PÈRE NOËL) illustrent comment le maître incite un disciple à passer de la théorie à l’acte. Les allusions à Freud, Girard, Foucault et Nietzsche servent à nous faire connaître des penseurs qui ont accepté cette idée de violence à l’origine, même si la conception du Père Noël est plus près de la conception des grands libertins de Sade.
On pourrait qualifier ce thriller de philosophique, mais il faudrait éviter de trop privilégier le fond sur la forme : c’est aussi une mécanique complexe bien huilée, où les problèmes se succèdent et se résolvent, où les personnages vont au bout de leur cohérence et où le lecteur est maintenu dans le brouillard et cherche la lueur au bout de tunnel.
C’est surtout à Jo Nesbo que me fait habituellement penser Michaud (rythme et enchevêtrements des récits), mais ce roman noir et violent m’a rappelé les ambiances sinistres et angoissantes de Val McDermid. A vrai dire, plus Michaud écrit, plus il me fait penser à Michaud, tel qu’en lui-même enfin la continuité le change.
Extrait :
La pluie tombait dru, explosait contre le sol en claquant. Gravissant le sentier boueux avec peine, Jacinthe et Victor arrivèrent en vue de la silhouette monumentale de la croix du mont Royal. Alourdis, leurs vêtements trempés ralentissaient leurs mouvements. Les ampoules blanches de la croix crevaient le rideau de pluie, créant un effet de réverbération. Victor plissa les yeux. Il avait l’impression qu’on lui avait tartiné les pupilles d’onguent. Dans ces circonstances, voir à plus de quelques mètres devant lui devenait un exercice ardu, mais, au premier coup d’œil, tout lui parut normal. En fait, pour autant qu’il pût en juger, l’endroit semblait désert.
Ils avancèrent encore, pistolet au poing, prêts à réagir au moindre signe suspect. Et plus ils approchaient, plus les doutes du sergent-détective se renforçaient. Était-il possible qu’il se soit trompé ? Avait-il mal interprété le graffiti ?
− J’vois rien, mon homme ? Toi ?
Victor répondit pas la négative et continua de marcher. Après une dizaine de pas, il leva la main et s’arrêta brusquement, forçant sa coéquipière à interrompre sa progression.
− Quoi ?
Le vent leur cinglait le visage. Le policier laissa planer un silence. Avait-il rêvé ? Son imagination lui jouait-elle des tours ?
Il se tourna vers Jacinthe et demanda :
− T’as rien entendu ?
Elle tendit l’oreille quelques secondes, puis fit non de la tête. Ils se remirent en route. Victor s’arrêta de nouveau un peu plus loin. Stupéfaite, Jacinthe désigna alors l’espace qui les séparait de la croix. Une main en porte-voix devant sa bouche, elle souffla :
− Là, j’ai entendu quelque chose. C’est quoi ? Un animal ?
Un grognement primitif vibrait, hachuré par le chuintement de la pluie.