Par Michel Dufour
Date de publication originale : 1998, 2015 (Libre Expression)
Genre : Thriller politico-géographique
Personnage principal : Paul Carpentier, journaliste
On sait le succès que vient d’avoir Luc Chartrand avec L’Affaire Myosotis qui a raflé coup sur coup le Grand Prix du roman policier de Saint-Pacôme, le Premier Prix des Printemps meurtriers de Knowlton et le Prix Arthur Ellis. J’ai donc profité de l’occasion pour retourner au premier thriller de Chartrand : Code Bezhentzi.
On y retrouve Paul Carpentier, dont la carrière de journaliste a été compromise après qu’il eût dénoncé un patron de la presse, Marcel Gervais, pour sa collaboration très active avec les néo-nazis et les mouvements d’extrême-droite. Puis, l’épouse de Carpentier est morte dans un accident, ce qui n’a pas amélioré le moral de notre homme.
Des diamantaires hassidiques vont proposer à Carpentier d’enquêter sur le meurtre de Richard Briand, à Colombo, et, par le fait même, sur le cartel international du diamant, où les Juifs craignent de perdre une bonne partie de leur pouvoir. En échange de quoi, Carpentier serait initié à un monde souterrain, une puissance plus fondamentale que celle des pouvoirs politiques et des multinationales. Et, comme bonus, on lui apprend que Briand était bien ami avec Marcel Gervais avec qui il aurait eu des accointances économiques et/ou politiques, peut-être même sexuelles. Comme Carpentier a voué une haine immortelle à Gervais, l’idée de révéler une partie compromettante de sa vie secrète le titille sérieusement. Et il s’enfoncera de plus en plus profondément dans des couches de groupes d’intérêts dont il n’a qu’une mince idée jusqu’à la fin.
On se perd d’abord dans les quartiers sordides de Londres et dans la Casbah de Tanger, où Briand cultivait les complicités sexuelles. Quel rapport entre cet aspect de la vie de Briand et la découverte de diamants rouges au Kwazulu en Afrique ?
Fin du XXe siècle : Mandela est libéré et l’Afrique est en effervescence. Les Afrikaners se divisent, certains favorisent l’ANC, d’autres l’Inkhata, d’autres des options plus conservatrices, peut-être même carrément racistes; puis, se mêlent à ces conflits les Zoulous, nationalistes noirs, liés en gros à l’Inkhata, qui réclament une bonne partie du territoire. On parle aussi d’une troisième force (?), obscure et impitoyable, qui dirigerait le cartel noir des diamants, sous la gouverne de Michel Du Plessis, dont l’argent est le motif fondamental. Enfin, on retrouve un peu partout les Juifs pour qui les mines de diamants ont souvent garanti une sauvegarde essentielle. Les têtes dirigeantes de toutes ces factions sont quelque peu troublées par ce nouveau-venu, Paul Carpentier, qui déplace beaucoup d’air, sans qu’on sache exactement pour qui il travaille, et convaincues que sa couverture de journaliste n’est qu’un leurre. Comme Carpentier centre ses recherches sur Briand, à Colombo d’abord, mais partout en Afrique, dans la mesure où Briand y avait créé un réseau efficace de contacts, pour ne pas dire d’espions, Carpentier enquête partout, et est poursuivi partout. S’il savait, au moins, qui et quoi Briand voulait espionner, et dans quel but, il s’orienterait un peu mieux. Mais il n’y comprend rien, a l’impression que tous veulent le tuer (et là il n’a pas vraiment tort), s’en tire parfois grâce aux personnages mystérieux dont son employeur lui avait confié les coordonnées. Tout ce brouhaha n’empêche pas Carpentier de cultiver ou de renouveler des amitiés féminines, mais il supporte difficilement qu’elles soient éclaboussées par les violences dont il est l’origine.
L’univers de Chartrand est particulier : il ne s’agit pas d’un roman d’espionnage à la James Bond où s’affrontent de grandes puissances par l’intermédiaire de super-héros; ni d’un roman politique dans lequel lutteraient férocement, par exemple, les candidats à la Maison Blanche. L’univers de Chartrand contient tout cela, en un sens, mais comme dans une coupe transversale : en deçà des intérêts politiques qui motivent des couches sociales pour le contrôle d’un pays, en deçà même des pressions économiques que font subir les grands lobbys (pharmacie, armes, produits agricoles…), il existe des réseaux transnationaux qui rêvent d’orienter l’avenir de l’humanité, en commençant, par exemple, par l’établissement d’une stabilité en Afrique, et qui n’obéissent à aucune religion pas plus qu’à une idéologie politique, et qui s’efforcent d’installer leurs hommes (femmes aussi) aux postes de commande partout où des décisions cruciales peuvent être prises. Ces réseaux utilisent, bien sûr, des forces comme celles de l’argent, mais n’ont rien contre le chantage ou l’assassinat : qui veut la fin prend les moyens !
Ce n’est pas non plus un simple roman d’action : comme dans L’Affaire Myosotis, dans les 150 dernières pages, ça déboule. Sur 600 pages, c’est quand même peu. Chartrand passe beaucoup de temps à fignoler des personnages forts, souvent attachants, parfois intrigants, toujours intéressants. On se souviendra longtemps de ce beau personnage de Rachel Mendelsohn chez qui se révèle l’amour naissant; de son père, Israël, hassidique convaincu, violemment heurté par la modernité; d’Isabelle, l’ancienne flamme de Carpentier, transfigurée par sa passion humanitaire et son art de danseuse; et je pourrais continuer longtemps.
Chartrand n’invente pas seulement une bonne aventure; il crée un monde qui confère une certaine vérité aux péripéties de son récit souvent tarabiscotées. On ne regardera plus l’Afrique du Sud de la même façon.
Extrait :
− Vous êtes du Mossad ? C’est ça ?
Paul achevait la cigarette que lui avait refilée Brosh. Ils étaient toujours dans la même pièce, à l’étage d’une grande maison de ferme, dans une salle de séjour où se trouvaient une table de billard, une télévision et des fauteuils. La maison, avait dit l’Israélien, se trouvait au Transvaal, à moins d’une heure de voiture de Johannesburg. Ils avaient donc volé en direction du sud-ouest…
− Non. Nous coopérons activement avec eux mais j’appartiens à une entité séparée. Nous ne menons pas une action à proprement parler israélienne.
− Quoi donc alors ?
− Juive. Notre raison d’être est de tuer dans l’œuf toute résurgence nazie, où qu’elle se trouve, et quel que soit le moyen. L’essence de notre mouvement, ce n’est pas Israël, mais les misgarot, c’est-à-dire les groupes d’autodéfense des Juifs de la diaspora.
− Dont fait partie le réseau Bezhentzi, qui m’a sauvé à Lisbonne ?
− Exactement.
− Et pourquoi m’avoir kidnappé ? J’allais revenir ici, de toute façon…
− Parce que vous ne seriez pas sorti de Colombo vivant. Une douzaine de tueurs vous y attendaient. Votre fausse identité était connue et vous ne le saviez pas. Lucien Riopelle était brûlé. Il fallait vous sortir de là.
Paul avait trop de questions qui lui brûlaient la langue. Il essaya de les classer mentalement par ordre de priorité.
− Qui voulait me tuer ?
− Du Plessis. Il commence à vous trouver pas mal gênant. Votre passage au Kwazulu est la goutte qui a fait déborder le vase. Qu’avez-vous appris là-bas ?
Ma note : (4,5 / 5)