Michel Dufour
Date de publication originale : 2013 (Alire)
Genres : Enquête, thriller, historique (1895)
Personnages principaux : Georges Villeneuve, médecin – Bruno Lafontaine, policier
Jacques Côté s’est d’abord fait connaître par une série policière de 4 romans (2000 à 2008), dans laquelle les policiers Daniel Duval et Louis Harel mènent des enquêtes difficiles à Québec et dans la région du Saguenay-Lac St-Jean. Écrites avec talent, ces œuvres sont remarquées par les grands prix : le Prix Arthur Ellis (Le Rouge idéal, 2002; Le Chemin des brumes, 2009) et le Prix de Saint-Pacôme (La Rive noire, 2006). Une biographie de Wilfrid Derome, expert en homicides (2003), (Grand prix La Presse de la biographie), décrit les premiers apports de la méthode scientifique dans le domaine des enquêtes criminelles et présente Derome (1877-1931) comme le fondateur du premier laboratoire de recherches médico-légales en Amérique du Nord, à Montréal. Puis, la série des Cahiers noirs de l’aliéniste émerge en 2010, dont Et à l’heure de votre mort est le troisième roman.
J’avais bien aimé, à l’époque, les enquêtes de Duval/Harel. Puis, en juillet 2012, Sang d’Encre a publié mes comptes rendus du Sang des prairies (2011) et de Dans le quartier des agités (2010).[1] Le premier m’avait déconcerté parce que les éditions Alire l’avait présenté comme un roman policier, ce qu’il n’était vraiment pas. Ce qui ne l’empêchait pas d’être intéressant, bien documenté et bien écrit. Le deuxième, Dans le quartier des agités, toujours aussi bien écrit et bien documenté, était un vrai polar, mais aussi beaucoup plus, un véritable roman historique où les lieux et les personnages marquants ont bel et bien existé (un seul exemple : la querelle entre les psychiatres français et italiens sur l’existence d’un facteur physiologique héréditaire de la criminalité : Magnan et Charcot vs Lombroso). Georges Villeneuve, revenu de son expédition au Manitoba dans l’armée canadienne pour enquêter sur le massacre du Lac-à-la-Grenouille, effectuait un stage dans le milieu psychiatrique de Paris au moment de l’Exposition universelle de 1889, et se retrouvait aux prises avec un tueur en série particulièrement sadique. Côté, dès lors, m’est apparu comme un de nos meilleurs écrivains québécois, et son dernier roman confirme cette impression.
Et à l’heure de votre mort se passe à Montréal en 1894. Revenu de sa formation parisienne, Georges Villeneuve postule pour travailler comme aliéniste à l’Hôpital psychiatrique St-Jean-de-Dieu mais, en attendant, doit donner des cours et présider comme médecin-expert à la morgue de Montréal. Son ancien bras droit dans l’armée, Bruno Lafontaine, est devenu lieutenant de police; il va entraîner Villeneuve dans une enquête complexe où des jeunes femmes se font mutiler dans des appartements sordides du sud de la ville. Partant de ce qui semble être le simple cas d’un avortement qui a mal tourné, nos deux amis font la navette entre les taudis de Griffintown et les demeures cossues de Westmount. Les crimes se multiplient; on envisage l’hypothèse d’une filière américaine. Et on est surtout de plus en plus conscient de se heurter à un psychopathe de type religieux. Ces multiples facettes finiront-elles par livrer leur cohérence interne? Après avoir raconté toute cette histoire avec retenue et une précision quasi chirurgicale, Villeneuve, comme ce fut le cas dans Le quartier des agités, laisse la bride sur le cou des protagonistes dans une finale à l’emporte-pièce qu’il est impossible de ne pas lire tout d’une traite.
Un des soucis majeurs de l’auteur, c’est de montrer comment les enquêtes policières ont bénéficié du progrès de la science, médicale en particulier : empreintes digitales, système de Bertillon, autopsies minutieuses et secrets des vers, des larves et des mouches qui se délectent des cadavres… Les amis Villeneuve et Lafontaine font souvent penser à William Murdoch et Julia Ogden (personnages de Maureen Jennings; romans et série télévisée) qui, à la même époque à Toronto, font bénéficier les enquêteurs de leur savoir scientifique et technique. On peut donc être certain que l’aspect policier n’est pas négligé, malgré la richesse et l’intérêt de l’aspect historique.
Mais c’est sûr aussi que la reconstitution historique (très prenante parce que bien intégrée) des quartiers de Montréal situés près du port et des voies ferrées fait aisément comprendre comment la ville s’est développée à partir de ces voies commerciales et des manufactures qui se sont construites tout autour; puis, comment s’y sont greffés les quartiers pauvres des travailleurs qui y cherchent un emploi et, les surplombant sur les côtes du Mont-Royal, les quartiers riches anglophones où demeurent les patrons. De Lachine au parc Sohmer (angle des rues Notre-Dame et Panet), on assiste à l’évolution du quartier des affaires, à l’éclosion de la vie culturelle (Monument national et rôle important de certains hôtels comme le Windsor, qui contenait une salle de concert prestigieuse); on découvre aussi avec surprise les ancêtres de nos restaurants, déjà appréciés par ceux qui en avaient les moyens, et les balbutiements de nos premiers grands quotidiens.
Plus encore, la force de Côté est son analyse des relations entre les personnes et les groupes à cette époque : les médecins et les policiers (ceux d’alors étaient recrutés surtout en fonction de leur musculature), les savants et les religieux (alors que les religieuses faisaient preuve d’empathie et de générosité, les autorités religieuses, mâles évidemment, luttaient farouchement pour conserver leur pouvoir sur les pauvres et les non éduqués, d’où leur combat contre la science démystificatrice et progressiste). On sent aussi les pressions politiques qui s’exercent sur les journaux et ceux qui occupent des postes d’influence; ce genre de magouilles ne datent pas d’aujourd’hui. D’un autre côté, l’auteur décrit la complicité entre les chercheurs (Villeneuve et Johnston), une certaine solidarité entre les professeurs et leurs étudiants, la bonne entente entre les religieuses qui s’occupent des aliénés et les médecins, agnostiques pour la plupart, mais unis au service du même bien commun.
Ce qui m’amène à une dernière remarque. Il me semble que ces Cahiers de l’aliéniste sont écrits avec une grande sensibilité, ce qui n’est peut-être pas étranger au choix justement de faire raconter ces histoires par Villeneuve lui-même. On se sent d’autant plus impliqué que c’est Villeneuve qui nous raconte sa propre histoire, très personnellement, sans trop chercher à dissimuler ses propres limites, comme ses difficultés à nouer une relation amoureuse ou amicale avec une femme ou son obsession de vouloir sauver les méchants malgré eux et au risque de sa vie. Côté nous apprend beaucoup de choses, mais il parvient surtout à nous faire sentir les choses : son indignation devant la brutalité ou la bêtise; son admiration malgré tout pour la ville qui se développe; son plaisir à partager la musique, la littérature; son acharnement à introduire des mesures progressistes pour améliorer le sort des indigents.
C’est facile de nous faire aimer Venise; mais nous faire regretter de ne pas avoir vécu à cette époque à Montréal et de ne pas avoir eu l’occasion de fréquenter le parc Sohmer, faut le faire!
Extrait :
Je descendis près de l’avenue De Lorimier. Derrière moi se trouvait la prison du Pied-du-Courant. Chaque fois que je voyais la cour, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer les Patriotes exécutés froidement et Chevalier De Lorimier s’écrier : « Liberté! » Ceux qui s’étaient battus pour l’indépendance du Bas-Canada avaient été pendus ou déportés en Australie par les Anglais. Une autre révolte légitime qui avait été écrasée par les bottes du tyran. Quatorze hommes pendus l’un à la suite de l’autre.
Il me fallut descendre avec précaution un talus à pic. Au milieu du fleuve se trouvait l’île Ronde, juste à côté de la grande île Sainte-Hélène, qui cachait la petite île Verte, un peu plus à l’ouest. Le fœtus avait été découvert entre la prison de Montréal et la Canadian Robber Co., dont les hautes cheminées dégageaient une odeur incommodante. Une locomotive de la CP s’attela à ses wagons et ce fut comme un coup de tonnerre. J’aperçus des hommes sur la grève, sans doute mes collègues. Je traversai la voie ferrée. Leur physionomie se dessina peu à peu. MacCaskill, Lafontaine et deux policiers en uniforme discutaient en fumant. L’air frais du fleuve portait jusqu’à moi la fumée de leurs cigarettes. Leur regard fixait quelque chose à leurs pieds. Lafontaine me repéra et m’envoya la main.
– Bonjour, messieurs.
– Ça continue, Georges…
Ils s’écartèrent pour que je puisse voir à mon tour. Je me retins de déglutir. Un goéland mort avait dans la gueule un fœtus à moitié avalé.
La Fantaisie opus 17 de Schumann, jouée par Emma, émanait tel un orage ou une nuit douce sur la rive d’un lac.
Martha Argerich – Schumann Fantaisie opus 17
Ma note : (4,5 / 5)
Coup de cœur
Bonsoir ^^
Mince, ça donne une fois de plus envie de le noter !!! Grrrr 😈
Si je me fie à tes comptes rendus habituels, cher Cannibal, je crois que tu vas beaucoup apprécier. Dépaysant, mais si intelligent.