Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2011
Date de publication française : 2014
(Actes Sud, Babel Noir)
Traduction (japonais) : Sophie Refle
Genre : Enquête
Personnages principaux : Yukawa (physicien), Kyöhei (jeune garçon)
Les romans japonais ne sont pas plus déconcertants que bien des romans scandinaves ou sud-africains. D’abord, le nom des personnages ne contient pas trois ou quatre consonnes de suite; à peine trois ou quatre syllabes de deux lettres, une consonne et une voyelle. Quand on se salue, on fait la courbette plutôt que de se serrer la main; coutume à imiter en période de pandémie. Les spécialités des repas gastronomiques sont différentes des nôtres (langues de bœuf, igname, riz aux céréales, bol de bouillon de queue de bœuf), mais l’objectif est semblable : l’enquêteur Kusanagi est séduit par « l’équilibre entre le goût et la consistance ». Pour accompagner ces mets, le physicien Yukawa reconnaît qu’il existe de très bons vins japonais. Par ailleurs, les relations homme/femme ressemblent aux nôtres, les flirts sont peut-être plus retenus que passionnés, et les problèmes de stationnement aussi intenses.
Dans la station balnéaire Hari-Plage, désertée depuis la crise économique des années 2008-2010, l’Auberge Rokugansö accueille deux clients : le professeur Yukawa, qui s’est lié d’amitié avec le jeune garçon Kyöhei, neveu des propriétaires de l’auberge, et le policier à la retraite Tsukahara, qui est venu assister à des séances d’informations tenues par la compagnie DESMEC, qui projette l’exploitation des sols océaniques dans la région. Un groupe d’écologistes, dont fait partie Narumi, la fille des propriétaires de l’auberge, s’oppose à ce projet.
Or, le commissaire Tsukahara disparaît le soir même de son arrivée. On retrouve sa dépouille affaissée sur des rochers au bord de la mer. Accident, selon la police du coin; meurtre selon la préfecture de Tokyo. Chargé de l’enquête le policier tokyoïte Kusanagi communique souvent avec son bon ami le physicien Yukawa qui erre, mine de rien, à Hari-Plage et aux alentours, tout en aidant le jeune Kyöhei à faire ses devoirs et à s’initier à la vie.
L’enquête est compliquée : que venait faire à Hari-Plage le commissaire Tsukahara (qui ne s’intéressait pas particulièrement aux fonds marins) ? Pourquoi avait-il réservé une chambre à l’Auberge Rokugansö ? Quel rapport avec M. Samba, un type qu’il avait fait condamner il y a seize ans ? Et si Tsukahara n’est pas tombé de la digue, qui l’a transporté là ? Quel est le mobile de ce meurtre ?
Pendant qu’un grand nombre des policiers de Tokyo ne savent plus où donner de la tête, les informations amassées par Kusanagi et sa jeune collègue Utsumi, combinées aux observations et réflexions de Yukawa, parviennent à éclaircir les données du problème. Alors que l’interprétation de la préfecture de police de Tokyo donne l’impression, au milieu du roman, que tout est réglé, la façon de voir les choses de Yukawa et ses amis élargit la dimension du problème : ce qui s’est réellement passé est une véritable tragédie qui risque de détruire au moins deux autres vies.
Toute cette histoire est compliquée, mais cohérente et bien composée. Plusieurs personnages sont décrits en détail et on peut les comprendre de très près. La relation entre le vieux prof et le jeune garçon est particulièrement touchante et inspirante; c’est rare, dans un roman policier, qu’un jeune enfant soit décrit sans caricature et sans complaisance. Yukawa ferait un bon héros d’une série télévisée : solitaire, réservé, fin observateur et grand déducteur, ses qualités pédagogiques et sa soif de vérité caractérisent un homme qui sort de l’ordinaire, sans avoir besoin d’être spectaculaire. Et, comme il n’est pas policier, ses principes moraux obéissent moins à la légalité officielle qu’au bon sens et aux sentiments humanitaires.
Bref, un grand roman, une histoire solide, une belle leçon d’humanité.
Extrait :
Yukawa répondit par un mouvement de tête magnanime au geste de la main de Kusanagi, qui l’attendait à proximité des portillons de la sortie.
– Tu as bronzé !
– Oui. Je passe plus de temps dehors que prévu.
– Je te plains.
Kusanagi savait qu’il était à Hari-Plage pour faire des recherches sur les fonds marins mais il n’avait aucune envie d’en savoir plus.
Une fois qu’ils eurent quitté l’enceinte de la gare, Yukawa s’arrêta et regarda autour de lui.
– Qu’est-ce qui te prend ?
– Cela ne fait qu’une semaine que j’ai quitté Tokyo, mais j’ai perdu l’habitude de ces gares immenses. Tokyo est une grande ville, et ses gares le sont aussi.
– La vie à la campagne te séduit ?
– Pas du tout, elle ne me convient absolument pas. Voir une foule de gens aller et venir m’apaise. Ici, on trouve un taxi quand on en a besoin. À propos, où est ta voiture ?
À peine venait-il de le demander qu’un Pajero rouge foncé vint s’arrêter au bord du trottoir. Ils s’empressèrent d’y monter, Kusanagi a l’avant, Yukawa à l’arrière.
Kaori Utsumi les salua tout en démarrant.
– Kusanagi m’a tout raconté. Vous avez bien travaillé ! Ça ne doit pas être facile, puisque ce n’est même pas une enquête officielle.
– C’est encore plus difficile pour vous, non ? Vous voilà encore une fois embarqué dans une drôle d’histoire !
Yukawa ne répondit pas immédiatement, comme s’il prenait le temps de choisir ses mots.
– Cette fois-ci, je ne suis pas sûr que ce n’est pas de mon plein gré. J’aurais très bien pu ne rien faire, si j’avais redouté la difficulté. Oui, j’aurais aisément pu refuser de vous aider.
– Sans aucun doute. On n’a d’ailleurs pas compris pourquoi tu te montres si coopératif cette fois-ci. Il y a une raison ?
– Je vous en ai déjà parlé, il me semble.
– Ces conséquences néfastes sur la vie d’une certaine personne, c’est ça ? Tu ne veux pas nous dire de qui il s’agit.
Les deux policiers l’entendirent soupirer.
– Je finirai peut-être par le faire, mais ce n’est probablement pas si important.
Niveau de satisfaction :
(4,5 / 5)