La proie et la meute – Simon François

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2024 – Éditions du Masque
Genre : Roman noir
Personnage principal :
Romain, marginal et homme à tout faire

Romain est un géant blond affecté d’un bec-de-lièvre. Sa taille et cette malformation en font une personne à part, sujette à des moqueries et des quolibets. La cicatrice entre sa lèvre et son nez lui a valu le surnom de Lapin. Il est un des rares à ne pas travailler à l’abattoir de poulets, seul employeur de ce petit village du centre de la France. Romain est en marge, il trace son sillon à l’écart du reste du monde. Depuis l’enfance il est amoureux de Solène, la maire du village, la seule qui a osé prendre sa défense. Le jour où Solène disparaît, mêlée à une sombre affaire d’enfouissement illégal de déchets toxiques, Romain se lance éperdument à sa recherche, il va alors provoquer le chaos dans le village. Certains en profiteront pour déverser sur lui leur rancœur et leur haine.

Le cadre de ce roman est un petit village triste qui ne survit économiquement que grâce à son usine à poulets. Au Village les gens vivent parce que les poulets meurent. L’Orée du bois est un bar-tabac, cœur du village, où les travailleurs se retrouvent pour discuter, refaire le monde, boire et entretenir une belle cirrhose. Les paysans du coin, quant à eux, sont de gros pollueurs accros aux subventions et partie prenante aux magouilles d’enfouissements illégaux de déchets.

Dans ce contexte, Romain fait figure d’extra-terrestre : il est libre, il vit dans la forêt, il s’est construit des cabanes dans les arbres. Il ne travaille pas vraiment, il n’a jamais eu de fiche de paye ou de patron, il aide : on l’appelle, il vient. Les tâches sont variées : couper du bois, jardiner, maçonner, conduire toutes sortes de machines. Il est polyvalent, très doué de ses mains. Romain n’a qu’un seul ami : Antoine, garde-chasse et ancien médecin, il a vu sa famille disparaître dans un incendie dans lequel il a survécu à regret, la mort n’a pas voulu de lui dit-il. Et bien sûr, il y a Solène dont il devance chacun de ses désirs. Mais si Romain est en général une bonne pâte, à certains moments critiques il peut se muer en individu violent et agressif, surtout quand Solène est menacée.

À travers le personnage de Romain et de ce que les autres lui font subir, l’auteur montre l’étroitesse d’esprit, le rejet de la différence, l’appât du gain, le besoin de trouver un bouc émissaire, la bêtise et la haine finalement. Il le fait avec une écriture tonique, avec des phrases choc qui font mouche. Il y a dans le style de Simon François une lucidité impitoyable pleine de sarcasmes et une ironie assez jubilatoires.

La proie et la meute est un roman noir magistral.

Extrait :
Romain débarque dans le bateau ivre en pleine fiesta. Les employés de l’usine à poulets ont la mine rubiconde, un vrai champ de pivoines. Ça pue la bière, l’anis, le Pernod et le vieux rouge en cubi. Un groupe de Portugais joue aux fléchettes en parlant fort au fond de la salle. Les Portugais et les Yougoslaves sont bien vus au Village malgré le racisme endémique, parce qu’ils sont presque tous chrétiens, mangent du porc et font les boulots merdiques que plus personne ne veut faire. Plus personne à part les Africains, bien sûr. C’est le propre de la misère, toujours chercher plus bas que soi sur l’échelle. Peu importe où on se trouve, il y a toujours un bougre un peu plus pauvre, un malheureux qu’on peut haïr tranquille, pour se rassurer, se dire qu’on n’est pas si mal tout compte fait, y a pire. Les Africains, il y en a peu à l’usine. Ce sont de bons travailleurs, mais ils ne boivent pas toujours, et puis certains sont musulmans, les gens se méfient, par ignorance plus que par méchanceté.

Bande-annonce de La proie et la meute

Niveau de satisfaction :
4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)
Coup de cœur

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Ce n’est qu’un début, commissaire Soneri – Valerio Varesi

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2009
(È solo l’inizio)
Date de publication française :
2023 (Éditions Agullo ) – 2024 (Éditions Points)
Traduction (italien) :
Florence Rigollet
Genres : Enquête, noir
Personnage principal :
Commissaire Soneri

J’ai peut-être été injuste avec les deux premiers Varesi que j’ai lus : j’ai inconsciemment évalué le commissaire Soneri en fonction de mon idée du policier, ou du détective, idéal. Or, on ne peut pas reprocher à Maigret de ne pas être James Bond ! Ce qui me semble important pour l’auteur, c’est la ville de Parme, ses atmosphères brumeuses, la pluie presque continue, ses habitants fuyants. Et, plus particulièrement dans celui-ci, la dimension sociale et politique de l’Italie en ce début du XXIe siècle.

Sombre hiver : Parme est inondée de pluie. Un jeune homme semble s’être pendu dans un hôtel abandonné : il est vêtu avec élégance, une valise luxueuse à ses côtés, mais n’a aucun papier d’identité. Puis, un ex-leader du mouvement Soixante-huit parmesan, Elmo Boselli, est assassiné, tailladé de  plusieurs coups de couteau. Soneri traversera souvent les Apennins jusqu’à Cinque Terre pour retrouver des personnes qui connaîtraient le supposé suicidé. Son équipe remontera dans le temps jusque dans les années 60 pour connaître et comprendre le destin des leaders des mouvements étudiants et ouvriers des années 60-70 qui, espérant créer une société plus égalitaire, ont fini par paver le chemin à la droite.

On voit bien que les humeurs de Soneri, déjà assombries par la mort de son enfant mort-né et de sa femme Ada, ne sont pas seulement dues au climat de Parme et aux déboires des enquêtes qu’il mène. Le climat politique (une extrême-droite en plein essor) contribue profondément à sa morosité. Ses repas et ses nuits avec Angela ne le délivrent pas de « ce sentiment de totale inutilité dont il était malheureusement devenu coutumier ».

Ses couraillages sans succès finissent par nous épuiser; le nombre d’individus interrogés et réinterrogés est aussi assez décourageant. L’analyse sociopolitique des 50 dernières années en Italie ne manque pas d’intérêt. Mais on risque  de perdre le fil de l’enquête. Et il est sans doute plus facile pour les habitants de Parme de sympathiser avec un commissaire qui reflète peut-être assez bien leur état d’âme.

Extrait :
Soneri n’avait jamais vu un enterrement aussi lugubre (…)
Franca Pezzani se mit en tête du petit cortège au moment de quitter la chapelle du cimetière. À ses côtés, Gabo et Lalo, puis le reste de l’assistance (…)
Soneri compta les présents et n’alla pas au-delà de trente. Il se demanda une fois encore ce qu’étaient devenus tous ceux qui remplissaient les places. Et une fois encore, un abattement profond l’entraîna loin de sa fonction de policier. La mort, comme seule réponse  aux illusions dans lesquelles chacun se débat pour se maintenir en vie, se manifestait à présent dans le trou noir où l’on introduisait une caisse avec Elmo à l’intérieur. Puis, un rituel le bouleversa : les quelques camarades présents posant sur le cercueil en bois les livres qui les avaient accompagnés : Kerouac, Pavese, Marcuse, Hesse, Camus, Sartre, Ferlinghetti, Ginsberg, Adorno, Benjamin, Gramsci, Korsch, Lukács… et Lalo murmurant que la guitare dormait entre les bras d’Elmo , cordes tendues sous des doigts qui ne bougeraient plus.

Rivière Parma

Niveau de satisfaction :
3.9 out of 5 stars (3,9 / 5)

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Ne réveille pas l’ours qui dort – Emelie Schepp

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Björnen Sover)
Date de publication française :
2023 (Harper Collins, Poche)
Traduction (suédois) :
Rémi Cassaigne
Genres : Enquête, thriller
Personnage principal :
Jane Berzelius, procureure

Erik Johansson est sauvagement assassiné dans une résidence perdue en forêt et bien protégée. Un ours parlant, en peluche, a été enfoncé dans son abdomen; il répète le nom : Filippa Falk. Un seul indice : Erik parlait au téléphone quand on l’a tué. Une hypothèse : Filippa Falk est peut-être la prochaine victime.

Johansson s’était emparé d’un pistolet avant d’être assommé; l’arme porte les empreintes d’un voisin, qui semble d’autant plus innocent que la victime a été attaquée au couteau !

Filippa Falk est une ancienne policière dont la fille et le mari ont été tués il y a cinq ans; blessée gravement, maintenant retraitée, elle vit secrètement. Aux policiers qui la retrouvent, elle confie qu’elle craint d’être tuée par Serkar, le criminel roumain qui a décimé sa famille et qui a probablement éventré Johansson, avec qui elle avait cherché à démanteler un réseau d’importations de jeunes femmes dirigé par Serkar. Filippa avait presque réussi à lui mettre la main dessus il y a deux ans, mais il s’était échappé.

Le défi des policiers est donc de retrouver Serkar avant que celui-ci ne retrouve Filippa. Mais, d’une part, ils ne brillent pas par leur intelligence et, d’autre part, ils sont empêtrés dans des problèmes personnels qui les perturbent : la procureure Berzélius a un passé trouble qu’elle ne peut révéler; le commissaire Levin est quasiment mis à la porte par sa femme; et l’inspectrice Bolander cherche le bon moment pour demander son amant en mariage. Enfin, la collaboration de Filippa n’est pas nette.

Ce n’est pas l’action qui manque et quelques rebondissements tiennent le lecteur éveillé. L’intrigue est bien imaginée et l’histoire se lit bien sans prendre trop de notes. Les dialogues ne sont pas très forts, mais c’est peut-être un problème de traduction. Ce qui m’a agacé, c’est la faiblesse des enquêteurs : on dirait que les policiers entendent parler pour la première fois du trafic des femmes et des hommes d’âge mûr qui aiment baiser des mineures ! Les émotions sont souvent exagérées comme pour rendre l’action plus dramatique. Et la concession aux éléments gore n’est vraiment pas nécessaire. Enfin, la procureure Berzélius semble plutôt naïve « n’ayant jamais pu se douter qu’une jeune fille qui habitait là (dans une élégante villa) se livrait éventuellement à la prostitution ».

Extrait :
− Allo ?
Erik se racla la gorge.
− Oui ?
− Tu es assez silencieux ce soir.
− Je sais, pardon…
Un nouveau bruit retentit. Cette fois, un grincement à l’intérieur de la maison. Erik baissa les yeux vers le bureau et tendit l’oreille, concentré. Peut-être était-ce seulement la porte de la véranda, à la cuisine, que le vent avait fait claquer ? Il n’aimait pas la laisser ouverte, mais la chaleur inhabituelle de ce soir de mai ne lui avait pas donné le choix.
− Tu sais quoi ? Je crois que c’est aussi bien qu’on arrête pour aujourd’hui.
Erik la regarda à nouveau.
− S’il-te-plaît, encore un moment, supplia-t-il. Ça fait longtemps.
− Mais je n’aime pas quand tu me mens.
Il fronça les sourcils.
− Te mentir ? Comment ça ?
− Tu m’as dit que tu vivais seul.
− Oui ? C’est la vérité.
− Alors qui c’était, à l’instant, derrière toi ?
Erik fit volte-face en fixant l’ouverture de la porte. Mais il n’y avait personne.
− Tu trouves ça drôle ? demanda-t-il à voix basse en la regardant dans les yeux. Tu trouves ça drôle, de me faire peur ?
Elle sourit, étonnée.

Forêt de Kolmarden

Niveau de satisfaction :
3.7 out of 5 stars (3,7 / 5)

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Les enfants loups – Vera Buck

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023 (Wolfskinder)
Date de publication française :
2024 – Gallmeister
Traduction (allemand) :
Brice Germain
Genre : Roman noir
Personnages principaux :
Smilla, stagiaire journaliste – Jesse, garçon de 17 ans – Edith, sauvageonne de 9 ans – Rebekka jeune femme enlevée

Au fond d’une profonde vallée se trouve le village d’Almenen. Au-dessus de ce village, dans les montagnes, il y a le hameau de Jakobsleiter. La vie y est rude et âpre, ses habitants sont méprisés et rejetés par ceux, plus civilisés, du village. Rebekka, jeune fille de 16 ans, rêvait d’une vie meilleure loin de ce triste hameau. Un jour elle a disparu. Smilla, stagiaire dans une chaîne de télévision locale, ne s’est jamais remise de la disparition de sa meilleure amie Rebekka car elle est convaincue que son amie a été enlevée alors que la police n’a même pas enquêté. Elle fait le rapprochement avec les 31 autres femmes qui se sont volatilisées de la même façon. De retour dans la région après 10 ans, Smilla va déterrer les secrets de Jakobsleiter.

Ce roman choral raconte l’histoire de six points de vue différents. Ceux d’une journaliste obsédée par la disparition de sa meilleure amie, d’un garçon amoureux de la disparue, d’une jeune sauvageonne qui connaît la montagne comme sa poche, d’une institutrice, d’un faux prêtre et enfin celui de la disparue elle-même. Cette grande diversité de façons de voir donne au roman de la vivacité et évite toute monotonie. Elle permet également de présenter toute une galerie de personnages aussi variés qu’attachants.

– Edith, fille de 9 ans, ne parle pas, elle est sauvage, dégourdie et très futée. Elle aime la montagne et le silence – Jesse est un adolescent qui a apprivoisé un loup. Petit à petit, il va comprendre l’histoire de son hameau et se rebeller – Smilla ne cesse de penser à son amie d’enfance disparue. Elle a une idée fixe sur la question et c’est elle qui va donner le coup de pied dans la fourmilière. D’autres personnages font aussi leur apparition : un prêtre pas très catholique qui entretient la phobie de l’antenne radio qu’on vient d’installer, une institutrice déterminée à régulariser l’enseignement dans ce coin perdu, un maire protecteur et un policier amical et compréhensif.

L’intrigue est consistante et relativement complexe, elle entretient un bon suspense avec un certain nombre de surprises qui pimentent le récit. Le dénouement paraîtra peut-être un peu téléphoné à ceux qui ont l’habitude de lire des polars. L’ambiance du hameau reculé de montagne avec ses mystères et ses secrets est particulièrement bien rendue. Des touches d’humour par-ci par-là éclairent la noirceur de l’histoire.

Les enfants loups est un excellent roman, noir et lumineux à la fois.

Extrait :
Je hoche la tête, hésitante. J’ai pas le temps en réalité. Mais je sais que Freigeist est très important pour Jesse. Et qu’en plus, ce ne serait pas une mauvaise chose du tout que quelqu’un le surveille et le dresse un peu pour qu’il ne mange pas tout le temps les chèvres du papa de Jesse.
— Ensuite, je vais seul en classe et je passe ici après les cours pour te récupérer, qu’est-ce que tu en dis ? Et les après-midi où mon père n’a pas besoin de moi, je te montre ce qu’on a étudié, pour que, toi aussi, tu aies école. Ici, sous les arbres.
Il montre du doigt autour de lui. La lumière du soleil tombe à travers les branches et sur son visage. Jesse a un beau visage. Tout y est doux et lisse. Tout le contraire de mon papa. Voilà qu’il m’offre carrément le loup, je me dis, et je me rapproche un peu de lui.
C’est toujours différent de recevoir un cadeau que de devoir le prendre soi-même. Quand on le prend soi-même, ça chatouille dans le ventre. Mais quand on le reçoit, ça chatouille le cœur.

Hameau de Jakobsleiter

Niveau de satisfaction :
4.4 out of 5 stars (4,4 / 5)

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Les Confessions d’Arsène Lupin – Frédéric Lenormand

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2024 (Éditions du Masque)
Genre : Enquête, humour
Personnage principal :
Arsène Lupin

Les romans de Lenormand sont d’agréables compagnons de vacances. Les pastiches d’Arsène Lupin, comme ceux du Juge Ti ou  de Voltaire, se parcourent avec le sourire.

Lupin « se confesse » au sens où il met le grappin sur son psychologue pour lui raconter une histoire troublante dans laquelle il est impliqué; officiellement, c’est pour que le Dr Kloucke complète l’idée qu’il se fait de lui; officieusement, c’est pour le plaisir de se raconter.

Dans ce cas-ci, l’intérêt de Lupin est suscité par un article de journal traitant d’un meurtre survenu à l’hôtel Drouot lors d’une vente aux enchères : un amateur d’art, un certain Cherpoulet, s’était arrêté devant une vitrine et, pointant du doigt un objet, s’était écrié :
« C’est ça que je veux ! » Après quoi il s’était écroulé, poignardé.

Lupin rend visite à la veuve de Cherpoulet qui lui dit devant quelle vitrine son mari s’est arrêté mais qui est incapable de désigner l’objet convoité parce que, pour elle, il ne s’agissait que d’un tas de vieilleries sans intérêt. Le lendemain, Lupin se rend à l’hôtel Drouot : les objets exposés ne l’inspirent vraiment pas, mais il désire surtout observer les enchérisseurs. Tout est calme jusqu’au moment où l’encanteur présente le contenu de la fameuse vitrine : les enchères s’envolent alors avec fracas jusqu’à ce qu’une jeune femme (Eulalie) a l’audace de proposer une somme inégalable. L’inspecteur principal Ganimard confisque momentanément le lot tant convoité et le commissaire-priseur confirme qu’il n’y a là que matériaux vulgaires et artéfacts de bas de gamme.

Déguisé en Hippolyte Roubagnol-Durand, expert en inutilitémologie, Lupin rend visite aux dames qui ont acheté le lot de « vieilleries ». Or, au cours de la nuit, leur manoir a été victime d’un intrus mais rien n’a apparemment été volé. Les dames ne sont pas vraiment riches, mais Eulalie aura bientôt accès à son héritage.

C’est alors que les événements se précipitent : le serviteur disparaît. La plus âgée des dames semble avoir succombé à l’amour et suivi son amant éventuel à Istanbul, bien qu’il soit supposément mort. Puis, une jeune femme, Charlotte, se présente comme étant la fille légitime des propriétaires du manoir, donc l’héritière du manoir et de l’argent qui lui est lié. Quelle est donc la fille véritable qui a survécu à l’incendie qui fut fatal à la famille ? Des témoins susceptibles d’identifier la jeune femme en question sont éliminés. Lupin lui-même, longtemps abusé, vient près d’y laisser la peau.

Malgré le grand nombre de morts, le roman reste léger et amusant. On retrouve le Lupin spécialiste en déguisements et en évasions. Et on comprend pourquoi son psychologue le considère comme « un hypermimique cyclothymique maniaco-compulsif à tendances paraphréniques ».

Extrait :
Arsène Lupin estima qu’il importait de procurer à Eulalie un refuge où elle serait en sécurité, catégorie dans laquelle son manoir n’entrait pas. Quelqu’un avait tenté de la tuer, et les manigances de Mlle Maloches avec son détective n’avaient rien de rassurant.

Il lui avait donné rendez-vous pour déjeuner dans un restaurant italien, De Lupo. C’était un endroit sûr. De là, ils fileraient dans un endroit où nul ne pourrait l’atteindre (…)
− Depuis que vous êtes entré dans ma vie, je n’ai plus que cela, des soucis. On m’espionne, ma gouvernante s’enfuit, on cherche à me ruiner, et maintenant on me tire dessus.
Il resta silencieux quelques minutes pour la laisser refroidir.
− Pardonnez-moi, reprit-elle. Tout dans cette affaire est agaçant. Mon avocat a une audience au Palais tout à l’heure, le juge d’instruction l’a convoqué pour une confrontation avec la traînée qui voudrait se faire passer pour ma pauvre sœur. Il m’a déconseillé de m’y montrer. Du coup, je reste assise entre deux chaises.

Hôtel Drouot

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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La chambre du fils – Jorn Lier Horst

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2018
(Det Innerste Rommet)
Date de publication française :
2022 (Gallimard)
Traduction (norvégien) :
Aude Pasquier
Genre : Enquête
Personnage principal :
Inspecteur William Wisting

L’inspecteur William Wisting est le personnage fétiche de J. L. Horst. C’est mon troisième roman de la série et j’avais bien aimé les deux autres, complexes et bien faits. Horst est un ancien policier et il n’hésite pas à s’attarder sur le travail minutieux de l’enquêteur et sur la collaboration entre les divers paliers de la hiérarchie, du simple flic au procureur.

C’est justement le procureur général de Norvège qui confie à Wisting une mission confidentielle, parce qu’elle touche un ancien ministre important du gouvernement travailliste, Bernhard Clausen, qui vient de mourir d’une crise cardiaque. Or, on a découvert dans une chambre de son chalet plusieurs dizaines de millions de couronnes norvégiennes en euros, livres sterling et dollars. Qu’est-ce que ça fait là ? Wisting et Mortensen réussissent à sortir l’argent de là avant que, le lendemain, le chalet passe au feu en totalité.

Ces billets datent du début des années 2000, et on finit par établir un lien entre cet argent et un braquage qui a eu lieu en 2003 à l’aéroport de Gardenmoen lors d’un transport de fonds destinés aux coffres-forts de la banque de DNB et de la Poste à Oslo.

Cet événement s’est produit en même temps que la disparition du jeune Simon Meier qui était allé pêcher près du lac Gjersjoen. L’hypothèse retenue par la police est qu’il se serait noyé mais on n’a jamais retrouvé le corps. Par ailleurs, il semble qu’il ait été témoin de quelque chose de compromettant. Et un message anonyme parvient au procureur, selon lequel Bernhard Clausen aurait été vu sur les lieux. On apprend, enfin, que c’est dans une station de pompage près du lac que l’argent volé aurait été entreposé.

Wisting travaille en équipe avec Mortensen, sa fille Line qui est journaliste, Audun Thule qui a mené l’enquête sur le braquage et Adrian Stiller, responsable des affaires classées. L’inspecteur coordonne l’ensemble comme un chef d’orchestre. Chaque personnage est décrit avec minutie; ça serait facile de déterminer les comédiens et comédiennes qui les incarneraient dans une série. L’action est complexe et les rebondissements ne manquent pas, mais la trame est habilement structurée de sorte que l’intérêt est maintenu tout du long.

Bref, un roman policier très classique et de grande classe.

Extrait :
Ton double jeu a rendu toute cette histoire personnelle, poursuivit l’homme cagoulé. J’ai un message à faire passer à ton père.
Il poussa Line vers la chaise de bureau.
− Et c’est toi qui vas lui écrire, dit-il en relâchant la prise sur son cou.
Il posa une feuille devant elle et lui fit signe de prendre un stylo. Elle obéit.
− Laisse tomber, dit-il.
− Comment ça ? bégaya Line.
− C’est le message pour ton père : « Laisse tomber. » C’est assez clair pour qu’il comprenne ? Il doit laisser tomber cette affaire. Ça va très mal finir s’il s’obstine (…) Tiens, et puis tu peux dessiner un chat, toi qui es tellement douée pour ça, ajouta-t-il. Ton père sait comment il a fini ton chat, j’imagine.
La main de Line se mit à trembler de manière incontrôlable et à raturer le dessin qu’elle venait d’entamer.
Elle fit tout de même au chat des oreilles, puis une queue, et s’immobilisa soudain, pointe du stylo contre la feuille, ne sachant pas si l’homme cagoulé avait entendu la même chose qu’elle.
− Maman ! s’écria une nouvelle fois Amalie depuis sa chambre.

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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Le dernier roi de Californie – Jordan Harper

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022
(The Last King of California)
Date de publication française :
2024 – Actes Sud
Traduction (américain) :
Laure Manceau
Genre : Roman noir
Personnage principal :
Luke Crosswhite, fils d’un chef de gang

Luke Crosswhite, 19 ans, revient à Devore en Californie après 12 ans d’absence. Ce retour a un goût de défaite : il a laissé tomber l’université et abandonné son appartement de Colorado Springs avec deux mois de loyer impayés. Ses maigres possessions sont empilées sur la banquette arrière de sa voiture. Il revient dans la maison familiale alors que son père est en prison et que son oncle gère les affaires. Les affaires, ce sont les activités illégales du Combine de Devore : trafics de drogue, de médicaments, d’alcool, vols de voitures, revente de pièces détachées volées … Luke est angoissé de revenir dans cette maison, mais il n’a pas d’autre endroit où aller. Il se sent un étranger, il est admis uniquement parce que c’est le fils du chef emprisonné. Son ancienne chambre est occupée par un colosse tout en muscles et en tatouages, lui, on l’a logé dans un mobil homme à côté de la maison. Il ne fait pas partie du gang dont la devise est Sang et amour, jusqu’à ce qu’un incident le révèle à lui-même et aux autres.

Ce roman est l’histoire de la transformation d’un homme. Luke est grand, maigre, dégingandé, craintif et sujet à des crises d’angoisse. Il détonne par sa fragilité parmi les mâles du Combine pleins de testostérone. Ils ont tous un cœur noir tatoué à l’encre de macchabée sur la poitrine. C’est un mélange de cendres tirées de l’incinération d’un mort et d’encre, elle sert à graver le cœur noir qui est le signe d’appartenance à la famille mafieuse. Mais un jour Luke va trouver le courage de s’opposer au grand costaud de l’équipe. Il va prendre une raclée mémorable, mais son entêtement va impressionner. Il va être admis, il aura son cœur noir tatoué sur la poitrine et il criera Sang et amour à tout bout de champ. Le garçon faible, discret, pas sûr de lui, va devenir un criminel endurci, drogué et violent.

Mais dans ce qui est devenu sa famille, Luke va s’apercevoir que le mensonge et la lâcheté existent et que pour se protéger certains n’hésitent pas à en sacrifier d’autres pourtant très proches. C’est la désillusion. La dernière partie prend des airs d’apocalypse avec une sauvage guerre des gangs dans un pays ravagé par les incendies.

Le dernier roi de Californie est un roman noir corsé comme savent les faire les Américains. Il est déconseillé aux âmes sensibles, il est violent et plein de fureur, mais heureusement l’auteur a réussi à inclure une dose non négligeable d’humanité.

Extrait :
Luke regarde le cœur noir tatoué sur son torse. Les cendres de John mêlées à l’encre. Tout ce qu’il voulait à une époque, c’était avoir ce cœur tatoué dans la peau. Voir son père, mais pas avant de s’en sentir digne. Pas avant d’arborer le cœur noir familial, d’avoir fait ses preuves. Maintenant, tout ce qu’il voit, c’est le mensonge mêlé aux cendres et à l’encre. Tout ce qu’il voit, c’est la lâcheté de sa famille.

Niveau de satisfaction :
4.1 out of 5 stars (4,1 / 5)

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La baignoire de Staline – Renaud S. Lyautey

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Seuil)
Genres : Enquête, historique
Personnage principal :
René Turpin, diplomate

Lyautey est mort prématurément dans la jeune cinquantaine. Il était d’abord un diplomate et son travail en Géorgie de 2012 à 2016 lui a inspiré deux romans policiers : Les saisons inversées (2018, au Seuil) et La baignoire de Staline dont il est question aujourd’hui. C’est « un modeste hommage au peuple indocile et bagarreur de Géorgie », confie-t-il, mais la trame policière n’est pas à dédaigner, même si elle sert surtout à exposer la relation ambigüe entre la Russie et la Géorgie.

Un ressortissant français, Sébastien Rouvre, vingt-six ans, qui se livrait à des recherches universitaires sur la période de la guerre froide en Russie, est retrouvé mort à l’hôtel Marriott de Tbilissi, la capitale de la Géorgie. Suicide ou meurtre sexuel ? Les circonstances ne sont pas claires. L’ambassade de France, pour prévenir un éventuel scandale, délègue le diplomate René Turpin pour assister les inspecteurs locaux, Nougo Shenguelia et Lacha Bregvadze. La légiste Lika Batiachvili confirme qu’il s’agit d’un meurtre par strangulation. Et, même si la victime était nue, rien n’indique un crime sexuel. Par ailleurs, son ordinateur et son cellulaire sont disparus.

Quelques interrogatoires ne mènent nulle part. L’enquête prend une nouvelle tournure quand un ancien chef du KGB de Géorgie (1967-1972), Levan Rapava, est retrouvé dans son garage asphyxié par les gaz d’échappement de sa Mercedes. Comme dans le cas de Rouvre, on a tenté de faire croire à un suicide mais la légiste n’a pratiquement trouvé aucune trace de monoxyde de carbone dans les poumons; de plus, elle a encore détecté des marques de strangulation. L’appartement de Rapava n’a cependant pas été fouillé, contrairement à celui de Rouvre. Turpin ne voit vraiment pas le rapport entre le sort d’un étudiant français de vingt-six ans et celui d’un tchékiste octogénaire.

Pour compliquer encore la situation, la traductrice-interprète Natela Grigorichvili est assassinée à son tour, apparemment de la même façon que Rouvre et Rapava. Turpin peine à s’en remettre et, ce qui l’achève, un message de ses amis Kartadze lui annonce qu’ils partent à Gorki pour un certain temps. Or, Nina Sergueïvna est l’amie de Natela, et son conjoint Irakli initie régulièrement son jeune ami Turpin aux joies de la gastronomie géorgienne. Serait-ce possible qu’ils craignent pour leur vie ? Quel est le lien entre Rouvre, Rapava, Natela et Nina ? Leur nom n’apparaît-il pas dans la banque du cellulaire de Rouvre ? Et que vient faire dans cette galère le personnage de Kim Philby, cet espion britannique devenu agent double et, peut-être, triple ?

C’est certain que cette histoire peut paraître un peu tarabiscotée. Et Turpin joue plus le rôle d’un témoin des drames qui l’entourent que d’un grand enquêteur qui va éclairer et régler les problèmes. Mais l’intrigue est intéressante et la gastronomie géorgienne séduisante. L’hommage aux Géorgiens est réussi. On serait tenté de visiter Tbilissi, si la Russie n’était pas si près.

Extrait :
Quand les Russes ont entamé la conquête des nations du Caucase aux dépens des Persans, au début du XIXe siècle, ils ont, en quelque sorte, découvert le Sud… Oui. C’était ça. Le Midi. Des pays ensoleillés, où poussaient la vigne et les arbres fruitiers. Des contrées aux coutumes ancestrales, où l’on cachait les jeunes filles, la nuit, de peur qu’elles ne soient enlevées par des guerriers à cheval. Des forteresses crénelées. Des terres habitées par des brigands. On retrouve des traces de ces récits folkloriques dans toute la littérature russe, au siècle de Pouchkine et de Tolstoï. Les artistes de Saint-Pétersbourg venaient ici pour s’initier à la lumière du Sud, comme vos peintres célèbres, qui allaient en Provence, en Algérie, ou en Toscane… Dans l’imaginaire collectif des Russes, la Géorgie, c’est un peu tout cela à la fois. À l’époque soviétique, ce fut une destination de vacances. La mer Noire. Les plages d’Abkhazie, de Batoumi. Les sources d’eau chaude…

Tbilissi

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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Pirate de lumière – Lily Brooks-Dalton

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 (The Light Pirate)
Date de publication française :
2024 – Gallmeister
Traduction (américain) :
Juliane Nivelt
Genres : Écologie, dystopie, utopie
Personnage principal :
Wanda, fille née pendant un ouragan du même nom

À Rudder, sur la côte est de la Floride, un terrible ouragan se prépare. Alors que Frida, enceinte, est terrorisée et voudrait fuir, son mari, Kirby, refuse et barricade la maison. Quand l’ouragan déferle, Frida accouche d’une petite fille et y laisse la vie. Le dernier souhait de Frida a été que le prénom de la petite fille qui vient de naître soit le même que celui de l’ouragan qui vient de frapper la région : Wanda. Alors que naissait Wanda, ce même jour, sa mère et son frère de huit ans mouraient. Wanda grandit en compagnie de son père et de son frère. Leur voisine, Phyllis, une ancienne professeure, est une survivaliste qui s’organise pour résister au dérèglement climatique. Elle apprend à Wanda les techniques pour s’adapter aux changements à venir. Cela leur sera bien utile alors que l’eau ne cesse de monter et la température de grimper.

L’autrice situe son roman dans un avenir indéterminé, qu’on devine assez proche. Le monde a commencé à sombrer : les océans montent, les températures deviennent caniculaires. Les tempêtes détruisent les lignes électriques que les lignards, comme Kirby le père de Wanda, s’efforcent chaque jour de réparer. Mais la lutte contre les éléments devient de plus en plus difficile, des régions entières sont abandonnées, les gens fuient vers le nord où ils espèrent trouver des conditions meilleures. La Floride tout entière est inondée et devient inhabitable. Wanda et Phyllis ne partent pas, elles vont s’adapter. Une autre vie commence pour elles, très différente de la précédente.

Au fil du récit, l’autrice montre comment Wanda finit par se retrouver seule et devient une sauvageonne, parfaitement adaptée à son environnement. Elle a un don extraordinaire : quand elle touche l’eau, celle-ci s’éclaire. C’est un phénomène de bioluminescence que Phyllis, en tant que scientifique, a essayé d’expliquer, mais n’y est pas parvenue. C’est comme si Wanda était une élue. La rencontre avec d’autres survivants est pour elle synonyme de danger, elle est extrêmement méfiante, mais elle est aussi attirée et fascinée par la façon dont les membres d’une communauté vivent et s’entraident. Elle va même découvrir des sentiments qu’elle n’avait encore jamais éprouvés. Le début d’une vie meilleure ?

Dans Pirate de lumière, Lily Brooks-Dalton nous montre dans un premier temps l’effondrement de la civilisation actuelle, c’est la partie dystopie du roman. Cependant, elle termine avec la note d’espoir d’une vie plus apaisée. C’est la partie utopie de ce roman à la fois inquiétant et réconfortant.

Extrait :
Les infrastructures de la Floride continuèrent à fonctionner tant bien que mal. Rudder était ruinée, Miami en cours d’évacuation, néanmoins certaines municipalités s’accrochaient. C’était une époque charnière. L’inondation provoquée par le lac Okeechobee avait précipité des changements qui, dans d’autres circonstances, auraient mis plusieurs décennies à survenir. Désormais, ils se succédaient plus vite qu’on ne l’avait anticipé. La Floride retournait à son état primal. Les marais qui avaient été asséchés puis cultivés réapparurent, remontant à la surface des parkings, des autoroutes et des résidences privées. Des sables mouvants engloutirent des quartiers entiers. Les maisons, les routes et les champs furent envahis par la nature, qui reprenait ses droits.

Niveau de satisfaction :
4.1 out of 5 stars (4,1 / 5)

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L’agent Seventeen – John Brownlow

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Seventeen)
Date de publication française :
2023 (Gallimard)
Traduction (anglais) :
Laurent Boscq
Genres : Thriller, espionnage
Personnage principal :
agent Seventeen

 

Prix Ian Fleming du meilleur thriller 2023

C’est un roman d’espionnage (les commentateurs ont parlé de James Bond et de Jason Bourne) plutôt déconcertant par son sujet et par sa forme. D’abord, l’histoire nous est racontée, au fur et à mesure qu’elle se déroule, par l’agent Seventeen lui-même, comme s’il se confiait à nous. Puis, beaucoup d’action sans doute, mais ce qui se regarde bien ne veut pas dire que ça se lit bien. Un roman de Ian Fleming ne vaut pas un bon film de James Bond. Comme je n’ai pas d’aptitude particulière à visualiser ce que je lis, je n’étais pas certain d’embarquer. Et pourtant…

Au départ, Seventeen est sur le point d’accomplir une mission : quelques personnes à tuer à Berlin dans un immeuble d’analystes financiers. Ça se passe rondement, mais ce qui fait que j’ai accroché c’est que, pour déjouer l’enquête policière, il abandonne sur place son attaché-case qui contient un exemplaire de De la grammatologie de Derrida « parce que tant qu’à laisser un indice autant qu’il soit le plus déroutant et absurde possible ». Un agent secret à l’esprit si tordu doit être digne d’intérêt.

Cette tâche à peine terminée, on lui demande d’intercepter l’échange d’une carte mémoire entre deux espions, qui contiendrait des documents montrant que l’Iran projette une attaque nucléaire contre les États-Unis. Documents sans doute importants parce que, à peine confisqués par Seventeen, ils doivent être récupérés par une jolie espionne qui tente de le tuer.

Après quoi, Seventeen hérite de sa plus dangereuse mission qui est de tuer l’agent Sixteen, mystérieusement disparu de la circulation et qui, au cours de ses années de travail, a accumulé trop d’informations cruciales. Commence alors un impitoyable jeu de chat et de la souris, où on finit par ne plus trop savoir qui est le chat et qui est la souris. Et, à cause de l’intelligence de la composition, on ne sait plus très bien non plus quelle est la cible véritable. Le récit nous captive à cause de plusieurs problèmes inattendus qui font que le lecteur devient un peu perdu. Outre le fait de savoir qui va gagner entre les deux agents secrets, plusieurs rebondissements ont remis en question les premières données, et la situation exige d’être clarifiée.

Le suspense est réussi, et c’est donc plus qu’un roman d’action. On s’attache à Seventeen même si c’est un tueur parce que, en principe, il ne tue que des gens qui le méritent. Après tout, son patron, Handler, est un ancien de la CIA, qui protège les intérêts des États-Unis, donc les nôtres ?!   Et si ce n’était pas le cas. La ruse mensongère de Colin Powell[1] continue de hanter les consciences.  Et quels sont les véritables objectifs de la CIA ? Et un ancien de la CIA travaille pour qui maintenant ?  Seventeen  finit par se poser ces questions auxquelles le lecteur n’échappe pas.

Bref, c’est un roman intelligent, bien informé, agrémenté d’un humour discret.

[1] Le 5 février 2003, pour justifier l’intervention militaire des États-Unis en Irak, Colin Powell, secrétaire d’État américain parle, à la tribune de l’ONU, d’armes de destruction massive et d’armes bactériologiques présentes en Irak. Ce qui s’avèrera par la suite être un mensonge éhonté.

Extrait :
Tommy reconnut le tueur mort en deux secondes, et je vis bien que ça lui mettait un coup. Il s’appelait Zhuk et avait été formé par le renseignement militaire russe avant de faire cavalier seul. C’était la meilleure gâchette de Handler, et celui qui se rapprochait le plus d’un rival de Sixteen.
Que la mise à prix sur sa tête soit suffisante pour attirer un homme du calibre de Zhuk montrait clairement que la CIA était très, très sérieuse, dans son désir de voir Tommy passer de vie à trépas. Je pense que ce fut à ce moment-là qu’il comprit pour la première fois que, sans moi, il était un cadavre en sursis. Mais il y avait aussi autre chose.
« Tu sais ce que ça veut dire ? demanda-t-il en tapotant du pied le cadavre de Zhuk, dont le sang continuait de suinter de la jolie grappe d’impacts groupés sur sa poitrine.
Non.
− Ça veut dire que tu as pris la tête du peloton. »

Berlin

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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Sarek – Ulf Kvensler

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Sarek)
Date de publication française :
2023 (La Martinière)
Traduction (suédois) :
Rémi Cassaigne
Genres : Thriller, géographique
Personnage principal :
Anna Samuelsson, randonneuse

Prix du meilleur premier roman policier  (Académie suédoise)

Quatre jeunes gens dans la trentaine se lancent à l’assaut du parc sauvage du Sarek, un des plus hauts massifs du nord de la Suède. Peu de gens s’y risquent : c’est loin, c’est haut, c’est désert, peu de centres de dépannage, pas de réseau pour les cellulaires. La température change rapidement : de la pluie, de la neige, toujours l’humidité, toujours le froid. Sans parler des montées à pic et des crevasses profondes. Kvensler est lui-même un randonneur expérimenté; son récit est illustré de paysages à couper le souffle, de couleurs inédites, de contrastes entre plusieurs sortes de bleu (le ciel, les torrents, les étendues de neige…), mais il ne conseille pas l’excursion dans le Sarek : « Entrés cinquantenaires au Sarek nous en étions sortis quelques jours plus tard septuagénaires ».

C’est sans doute pourquoi Anna et Henrik hésitent à accepter la proposition de Jacob, le nouvel ami de Milena. Les trois vieux amis avaient planifié d’aller plutôt du côté d’Abisko, mais Jacob leur répète que le Sarek est le nec plus ultra des vrais randonneurs. Très entreprenant, Jacob semble les convaincre, mais il suscite en même temps une certaine méfiance : arrivé à la dernière minute dans la vie de Milena, confiant en ses initiatives sans trop tenir compte du point de vue des autres, peut-être impliqué dans des procès pour violence selon la mémoire incertaine d’Anna, en tout cas aux tendances nettement dominatrices. L’expédition semble donc s’engager du mauvais pied.

Au début du roman, un hélicoptère vient d’ailleurs de rescaper Anna à peine consciente, en hypothermie, le corps meurtri, un bras cassé, et des marques de strangulation au cou. Transportée à l’hôpital, elle est interrogée par l’inspecteur Anders Suhonen. Au cours de nombreuses séances, Anna racontera ses souvenirs de cette terrible excursion dont plusieurs ne reviendront pas vivants.

Tout le talent de l’auteur consiste à nous faire vivre un huis clos en plein air. Réplique après réplique, incident après incident, l’atmosphère devient inquiétante, puis nettement étouffante. Le problème pour le lecteur est de savoir comment Anna est arrivée là; et que sont devenus les autres ? Par une description précise de la façon d’agir des personnages, l’auteur parvient à nous faire partager leur angoisse. La lourdeur des sacs à dos, l’humidité des vêtements, l’épuisement du corps, l’esprit brouillé et les sautes d’humeur, tout ça prend le dessus et il n’est pas possible de revenir en arrière. Eux aussi savent bien que ça va mal finir, mais ignorent comment et pourquoi. Et nous, comme eux, nous avons hâte de nous en sortir.

C’est un roman qui peut causer des insomnies. Pourtant, les personnages ne sont pas si sympathiques et le dénouement nous est en partie connu. Mais c’est comme une partie d’échecs entre Fischer et Spassky qu’on suivrait jusqu’au quarantième coup mais qu’il faudrait interrompre parce que la page suivante s’est perdue ! Bref : très difficile à lâcher. Et un final inattendu et subtil.

Extrait :
J’ai été réveillée par du bruit en provenance de l’autre tente. Je n’ai pas tout de suite compris ce que j’entendais, mais j’ai bientôt deviné que c’était Milena qui sanglotait et geignait. J’entendais aussi des bruits rythmiques de tissus frottés les uns contre les autres. Des gémissements et des grognements.
Ils avaient un rapport sexuel.
Je me suis redressée sur un coude et j’ai tendu l’oreille, à nouveau sur le qui-vive. Henrik dormait à côté de moi.
Oui, un rapport sexuel. Mais on aurait plutôt dit qu’il la brutalisait. Les bruits produits par Milena étaient étouffés, comme si on pressait une main sur sa bouche. Ils n’exprimaient pas la jouissance, mais la douleur. Des appels et des cris à travers la main de Jacob, plaintifs et hoquetants. Jacob gémissait et râlait de plus en plus fort.
Maudit animal !
J’ai secoué Henrik, qui semblait lui aussi se trouver inconsciemment sur la défensive (…)
« Écoute, ai-je murmuré. Tu entends ? » (…)
« Avant, on aurait dit qu’elle pleurait et criait, mais qu’il lui fermait la bouche. » (…)
Quelqu’un est sorti de la tente avant de s’éloigner. Je n’en étais pas certaine, mais ça ressemblait plutôt à Jacob.
« Milena ? » ai-je appelé tout bas (…)
« Oui ? », a fait la voix de Milena. Elle semblait provenir de loin,très loin. Elle avait une intonation curieuse, absente.
« Ca va ? ai-je demandé.
Oui. Tout va bien.
− Sûre ?
− Oui. Bonne nuit. »

Sarek

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

 

 

 

 

À noter que ce roman a déjà fait l’objet d’une chronique de la part de Raymond Pédoussaut: Sarek d’Ulf Kvensler

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Point de rupture – Kevin Powers

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023
(A Line in the Sand)
Date de publication française :
2024 – Éditions Stock
Traduction (américain) :
Emmanuelle et Philippe Aronson
Genres : Enquête, thriller
Personnages principaux :
Catherine Wheel, lieutenante de police – Sally Ewell, journaliste – Arman Bajalan, ancien interprète de l’armée américaine en Irak

Arman Bajalan, agent d’entretien dans un motel de Norfolk, a l’habitude tous les matins, d’aller nager dans l’océan. Un matin, sur la plage, il croise deux hommes à l’air à la fois détendu et menaçant. Peu de temps après, il découvre un homme mort. La lieutenante Catherine Wheel et son équipier, Amar Adams, appelés sur place, constatent que curieusement le mort n’est pas identifiable : pas de portefeuille, pas de pièce d’identité, pas d’argent, aucune étiquette à ses vêtements. Il n’avait sur lui qu’un billet d’autocar. Pendant ce temps, Sally Ewell, journaliste, reçoit à son journal une clé USB accompagnée d’un message sibyllin. Cet envoi est lié au fait que Sally enquête sur une armée privée intervenant en Irak et en Afghanistan, en passe actuellement de signer avec le gouvernement un contrat de plus de deux milliards de dollars. Suite à ces évènements, les cadavres vont s’accumuler et la lieutenante Catherine Wheel va avoir beaucoup de travail.

Ancien soldat qui a combattu en Irak, Kevin Powers, élabore dans ce roman une intrigue où il est souvent question de militaires, notamment les armées privées intervenant sur les lieux de conflit. Les contrats qui lient ces armées privées au gouvernement américain concernent des sommes très importantes. Il serait dommageable pour elles qu’une vidéo montrant des exactions commises en Irak mette en péril de nouveaux contrats actuellement en négociation. Mais une telle vidéo existe bel et bien, elle a été tournée par l’ancien interprète Arman Bajalan. Les dirigeants de Decision Tree International, armée privée mise en cause, vont tout faire pour récupérer cette vidéo et éliminer ceux qui la connaissent. D’autant plus que si les méthodes violentes de cette armée sont connues, aucune preuve autre que cette vidéo ne l’atteste. La traque et la protection des témoins donnent alors lieu à un thriller rythmé et tendu, tout à fait prenant.

Concernant les personnages, l’auteur essaie de leur donner de la profondeur en montrant non seulement leur rôle, mais aussi leurs problèmes, leurs failles : la solitude de l’interprète Arman Bajalan, l’alcoolisme de la journaliste Sally, les doutes de la lieutenante Wheel. Parfois certains personnages se laissent aller à des états d’âme et donnent des leçons de vie qui m’ont paru un peu barbantes et superflues.

Au chapitre des critiques, on peut reprocher à l’auteur d’être resté en surface, de ne pas avoir davantage creusé le problème des armées privées qui se substituent à l’armée nationale, de ne pas avoir analysé les raisons qui poussent les gouvernements à passer des contrats avec ces sociétés. D’autre part, le passé militaire de l’auteur l’incite à mettre en avant des personnages qui ont un comportement de soldat héroïque alors qu’ils ne sont que de simples civils : le vieillard, propriétaire de l’hôtel où travaille Arman, est armé jusqu’aux dents, il attend de pied ferme l’agresseur et il a la gâchette facile. De même le père de la journaliste Sally comprend en un clin d’œil la menace, il s’organise pour y faire face, il sera capable tout seul de dégommer un ancien des forces spéciales supérieurement armé et entraîné. D’autre part, la solution adoptée par la lieutenante Wheel pour mettre fin à l’engrenage des morts violentes est limite sur la vraisemblance, surtout venant d’un officier de police intègre et expérimenté.

Point de rupture a le mérite d’aborder un sujet original, celui des armées privées, de leur comportement sur les zones de conflit, des sommes colossales qui sont en jeu. Le thriller qui en découle n’est pas exempt de défauts, mais il réussit à bien capter l’attention du lecteur.

Extrait :
— Et si le contrat en cours de négociation est signé, quelle sera la valeur totale des contrats que Decision Tree International aura passés avec le gouvernement ?
Graves se pencha de nouveau vers l’arrière lentement et délibérément. Il gagnait du temps, remarqua Sally. Le contrat n’est pas encore signé.
— Seriez-vous d’accord pour dire que la valeur de ce contrat en cours de négociation avec le département de la Défense et le département d’État s’élève à plus de deux milliards de dollars ?
— Comme je l’ai dit, monsieur, les négociations sont en cours.
Le président de la commission croisa les bras et détourna les yeux. Il voulait que les caméras dans la salle saisissent ce geste d’indignation sous son meilleur profil.
Sally trouvait cet échange aussi crédible qu’un spectacle de marionnettes pour enfants. Ils savaient quels personnages ils incarnaient et les interprétaient plutôt bien. Ils avaient répété toute leur vie pour ces rôles.

 Niveau de satisfaction :
4.1 out of 5 stars (4,1 / 5)

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