Les Cinq Sœurs – Percy Kemp

Date de publication originale : 2023 – Seuil
Genres :
roman d’espionnage, sociétal
Personnage principal :
Harry Boone, agent secret britannique

Harry Boone, agent des services secrets britannique, se prélasse au soleil de l’Andalousie. Il est missionné pour superviser les recherches du Noble Reflet. C’est un miroir de bronze que la jeune Aïcha, l’épouse préférée du Prophète Mahomet, avait tendu à son époux dont le visage s’y est réfléchi, mais aussi imprimé sur le bronze à tout jamais. L’existence de cette relique sacrée est attestée par un manuscrit arabe vieux de cinq siècles. Boone est serein quant au résultat de ces recherches, mais d’autres évènements vont venir troubler sa quiétude : des attentats contre internet vont arrêter complètement l’activité des Big Tech[i]. Cette attaque est mondiale, mais il y a eu près de Grenade, où Boone est basé, un attentat contre une petite station de câbles sous-marins et Boone est fermement prié par son chef de sortir de sa douce torpeur et d’enquêter avec efficacité, sinon c’est le retour dans la grisaille de Londres si les résultats ne sont pas là. L’argument est de poids pour Harry Boone qui se trouve très bien en Andalousie. Il va devoir se bouger.

Percy Kemp met en scène un drôle d’agent secret : Harry Boone. Le plus important pour lui c’est sa tranquillité. Cet Irlandais a la confrontation en horreur, il n’aime pas brusquer les choses, il considère que son rôle est d’avant tout d’arrondir les angles. Sa spécialité : faire exécuter aux autres ce qu’il devrait réaliser lui-même. Il se plaît à Grenade en compagnie de son épouse Maria, sa mission ressemble à des vacances aux frais du gouvernement britannique. Jusqu’à ce qu’il y ait les attentats contre internet.

L’intrigue élaborée par l’auteur est solide. Une première partie est comme une parenthèse dans laquelle Kemp montre le genre de manipulation qu’affectionnent les services secrets. On rentre vraiment dans le cœur de l’intrigue avec l’attaque en règle contre les Big Tech qui va entraîner l’arrêt de leurs activités et la perte de milliards de dollars. Il y a une confrontation d’idées intéressante entre un leader charismatique des hackers qui ont provoqué le crash et Boone. Elle inclut une critique sévère des entreprises du web et de leur soif insatiable de super profits. Les cinq géants de la haute technologie, tous américains, sont devenus si puissants qu’ils sont incontrôlables par les États. Aussi experts à amasser des gains énormes qu’habiles à contourner toute législation contraignante. La seule façon de les maîtriser c’est de stopper leurs activités et de provoquer ainsi un manque à gagner colossal. C’est l’exploit réalisé par des super-hackers. La rançon demandée pour libérer l’internet ne manque pas d’originalité.

Plus qu’un roman d’espionnage, Les Cinq Sœurs est un avant tout un réquisitoire contre la puissance hors de contrôle des Big Tech (ou GAFAM). La réflexion et l’opposition des idées prennent souvent le pas sur l’action d’où l’impression d’un roman érudit, mais un peu trop discoureur.

Percy Kemp est un écrivain de nationalité britannique écrivant en français, né à Beyrouth le 20 juillet 1952, de père britannique et de mère libanaise. Il a écrit de nombreux romans, dont la série Harry Boone. Il est aussi l’auteur d’essais et d’articles de politique et géopolitique.

[i] Les Big Tech sont ce qu’on appelle aussi les GAFAM, les puissantes entreprises américaines du numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

Extrait :
– Google, Microsoft et Amazon sont les plus grosses plateformes cloud vers quoi ont migré les data de dizaines de millions d’entreprises et d’institutions publiques et privées qui sauvegardaient auparavant leurs données in situ, dans leurs propres data centres. Sans compter les milliards de particuliers. Or du fait de cette attaque en règle contre les Big Tech, toutes ces entreprises, toutes ces institutions et tous ces particuliers n’ont plus accès à leurs données. Tu imagines le bordel ? Et ce n’est pas tout. Avec Google qui se crashe, le déni de service aux utilisateurs touche aussi Gmail, YouTube, Google Drive, Google Maps, Google Cloud, les contacts, photos, calendrier Google, etc., etc. Avec Apple qui se crashe, le déni de service aux utilisateurs touche iTunes, Apple Music, Apple Photos, Apple TV, etc., etc. Avec Microsoft qui se crashe, le déni de service aux utilisateurs touche aussi Outlook, Microsoft Cloud, OneDrive, Skype, LinkedIn, GitHub, etc., etc. Avec Amazon qui se crashe, le déni de service aux utilisateurs touche Amazon Web Services, Amazon Ventes au détail, Amazon Prime, Amazon Cloud, Zoom, etc., etc. Et avec Facebook qui se crashe, le déni de service toucherait aussi semble-t-il les utilisateurs de WhatsApp, de Messenger, d’Instagram…

Les Big Tech (ou GAFAM)

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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Celle qui brûle – Paula Hawkins

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2021
(A Slow Fire Burning)
Date de publication française : 2021 (Sonatine)
Traduction (anglais) :
Corinne Daniellot et Pierre Szczeciner
Genre :
Thriller
Personnage principal :
Laura Kilbride, fille malchanceuse

Daniel Sutherland, un homme séduisant au passé difficile, est sauvagement poignardé sur sa péniche. C’est le fils d’une mère alcoolique, Angela, maintenant décédée, qui se reprochait de s’être mal occupée du fils de sa sœur Carla, dont elle avait la garde et qui est mort d’une vilaine chute. Carla, hautaine et troublée, de même que son mari, l’écrivain Theo Myerson, ne lui ont pas pardonné cette irresponsabilité. Le cadavre de Daniel a été découvert par Miriam, qui occupait la péniche voisine sur le Regent’s Canal; elle tente d’entretenir une relation qu’elle souhaiterait amicale avec Laura, qui a eu aussi un passé difficile, et qui a été vue revenir de la péniche de Daniel, avec qui elle avait passé la nuit, le matin de sa mort. Bien sûr, elle sera interrogée comme suspecte, de même que Carla qui est aussi passée voir Daniel ce matin-là; et Miriam, évidemment, qui a découvert le cadavre. Theo avouera le crime mais personne ne le croira !

Ce roman a eu un certain succès et Lee Child y est allé d’un commentaire flatteur, mais j’avoue avoir eu du mal à embarquer. Parfois les retours en arrière sont utiles; ici, à part les trois qui ont pour fonction de nous présenter des moments importants et traumatisants du passé des trois personnages féminins principaux, les autres sont inutiles et donnent l’impression que l’auteure a voulu rendre complexe une intrigue autrement plutôt simple. J’ai eu la même impression que celle d’Irène quand elle a lu le roman de Theo : « Ce roman qui sautait sans cesse du coq-à-l’âne, où on changeait de point de vue à tout bout de champ pour passer de celui de la victime à celui du criminel, sans aucune attention pour la chronologie… Très déroutant … très agaçant ».

Et puis, personne n’est attachant dans ce roman : Theo est un looser, Carla est hystérique, Myriam complexée et Laura abracadabrante. Seule Irène, veuve bienveillante d’un certain âge, qui prend soin de Laura, est sympathique, ce qui ne l’empêche pas de gaffer à vouloir trop bien faire. L’inspecteur Barker (Crâne d’Oeuf) et l’inspectrice Chalmers (Monosourcil) ont peu d’importance. L’intérêt de l’auteure est plus psychologique que policier. C’est plus facile de faire du psychologique parce que, alors, n’importe quel personnage peut être poussé à faire n’importe quoi. On est loin de la structure rigoureuse d’un véritable roman policier. Mais bien des gens n’en demandent pas plus !

Extrait :
Certaines choses étaient identiques, d’autres étaient différentes. Laura se retrouvait de nouveau assise, la tête enfoncée entre ses bras croisés. La dernière fois c’était tard le soir, cette fois, tôt le matin, mais qui aurait pu faire la différence dans cette pièce sans éclairage naturel ? La pièce d’ailleurs n’était pas la même, bien qu’elle lui ressemblât pratiquement en tout point, des néons aveuglants à l’agencement du mobilier bas de gamme. Unique différence : il régnait dans l’ancienne salle d’interrogatoire une chaleur étouffante alors qu’ici il faisait très froid (…) Comme la dernière fois, Crâne d’Œuf et Monosourcil étaient assis en face d’elle, l’air grave. Plus grave que la fois précédente, songea-t-elle. Un autre détail lui faisait très peur : dès qu’elle croisait le regard de Crâne d’Œuf, celui-ci détournait les yeux.

Regent’s Canal

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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Le mouroir des anges – Geneviève Blouin

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Alire)
Genre :
Enquête
Personnage principal :
Miuri Mishima-Sauvé, policière

Historienne de formation, Geneviève Blouin a déjà publié des romans historiques pour un jeune public et plusieurs nouvelles dans Solaris. Le mouroir des anges est son premier roman policier. Au cœur du roman, la problématique de l’avortement et l’interaction entre trois personnages d’origine ethnique différente : l’enquêtrice japonaise Miuri Mishima-Sauvé, son collègue noir Jacques Deslondes, et la Québécoise (origine irlandaise) Nicole Aubry (O’Bree).

L’intrigue se développe à partir d’un crime : une femme, assommée, puis ligotée, meurt d’un avortement violent         et mal fait avec une simple tige métallique. Deux autres avortements semblables ont blessé d’autres femmes qui, cependant, n’en sont pas mortes. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que ces trois femmes avaient justement pris rendez-vous pour se faire avorter ! En pleine enquête, on apprend que Nicole, secrétaire au poste de police et professeure d’arts martiaux, est maintenant menacée. Elle aussi est enceinte et doit se faire avorter à l’insu de son amant Jacques, qui est contre l’avortement et qui est certain que Nicole finira par vouloir un enfant. D’une part, les policiers doivent découvrir qui est coupable de ces avortements; d’autre part, ils doivent protéger Nicole sans que Jacques s’en aperçoive.

L’enquête est laborieuse même avec le secours de Cédric, imposé par la SQ. Non seulement on ne trouve aucune trace sur les lieux du crime, mais aussi le mobile reste mystérieux : pourquoi avorter des femmes qui veulent, de toute façon, se faire avorter ?

Le personnage de Nicole est  bien décrit. Son ami Jacques est bien intégré : le fait qu’il soit Noir est moins évident que le fait d’avoir été élevé avec quatre sœurs par une mère plus catholique que le Pape. À cause d’une sensibilité excessive, son avenir dans la police ou avec Nicole n’est pas garanti. Miuri est très schématisée, conformément à une idée simplifiée qu’on se fait des Japonais. L’auteure a dit, dans une entrevue, qu’elle voulait montrer que les policiers n’étaient pas tous obsédés par leur travail et qu’il y avait d’autres choses qui comptaient dans leur vie. Ce qui apparaît, en effet, c’est qu’ils se comportent assez souvent comme des ados, soucieux de l’image qu’ils montrent à autrui et animés en grande partie par leurs relations avec les autres.

Les policiers, bien malgré eux, finiront par découvrir la personne responsable de ces avortements-boucheries. Et ils déduiront le mobile sans être très convaincants.

Bref, il y a place pour de l’amélioration, mais la capacité qu’a l’auteure de jouer avec les personnages et de créer une intrigue originale m’apparait comme des atouts prometteurs.

Extrait :
La porte de la salle à manger s’ouvre à la volée, interrompant la Japonaise. Nicole surgit dans la pièce, plonge vers Beaupré, attrape sa boîte de pizza, qui contient encore trois pointes non entamées, et se sauve en courant.
– Euh… commence Jacques, ébahi.
Il a déjà vu Nicole réagir avec excès lorsqu’elle est affamée, mais jamais au point de voler le repas d’un collègue !
– Qu’est-ce qui lui prend ? demande Cédric.
Beaupré se couvre le visage de ses mains, avec une exclamation de bête blessée.
– Oh non !
Miuri place vivement une main devant sa bouche et se met à rire sans retenue.
– Oh oui ! parvient-elle à prononcer.
Son hilarité est si grande qu’elle en a les larmes aux yeux. Jacques pouffe, car le rire de Miuri, rarement libéré, est communicatif. Elle est si mignonne, à se cacher derrière ses mains telle une petite fille !
– Arrête de rire, Mishima ! lui intime Beaupré, en vain (…)
Miuri, dont l’hilarité s’est calmée, s’essuie les yeux, puis ses traits semblent se lisser tandis qu’elle reprend son impassibilité habituelle.
– T’en fais pas, Beaupré, je vais t’aider, dit-elle.
– Tu vas m’acheter de la pizza sans lui dire ? demande Beaupré, plein d’espoir.
La Japonaise secoue la tête.
– Non, je vais appeler toutes les pizzérias du coin pour leur interdire de te servir afin que tu ne succombes pas à la tentation !
Devant l’air ahuri de son partenaire, Jacques ne peut s’empêcher d’éclater de rire.

Niveau de satisfaction :
3.4 out of 5 stars (3,4 / 5)

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Billy Summers – Stephen King

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2021 (Billy Summers)
Date de publication française : 2022 – Albin Michel
Traduction (américain) :
Jean Esch
Genres :
Thriller, roman noir, récit de guerre
Personnages principaux :
Billy Summers, tueur à gages – Alice Maxwell, jeune femme violentée

Billy Summers est un tueur à gages particulier : il ne s’occupe que des méchants. Que des méchants le paient pour liquider d’autres méchants, lui paraît normal. Il se voit comme un éboueur armé d’un flingue. Même pour un contrat à deux millions de dollars, comme on vient de lui proposer, il s’assure que sa cible est bien un méchant. C’est bien le cas puisque c’est un autre tueur à gages. Billy est aussi un type prudent, il se méfie de ses commanditaires. Une fois son contrat rempli, il choisit sa propre solution de repli et non celle prévue par ses associés. Il se terre dans un petit appartement au cœur d’un quartier à l’abandon. C’est de là qu’il assiste à un évènement qui va le contrarier, car il risque d’amener la police dans les parages : une fille est jetée d’une voiture sur la route comme un vulgaire déchet. Billy recueille la fille, plus pour préserver sa tranquillité que par altruisme. La fille a été droguée et violée par trois sinistres individus. C’est ainsi qu’Alice entre dans la vie de Billy, ce qui n’était pas prévu dans le scénario imaginé par le tueur.

L’intrigue concoctée par Stephen King est consistante. Elle est composée d’une partie thriller qui montre Billy dans son activité de tueur à gages. Une autre partie est un récit de guerre : dans une période antérieure, Billy était dans les Marines et participait à la guerre en Irak. Dans une troisième partie, l’auteur aborde ici un des thèmes récurrents dans ses livres : la condition d’écrivain, l’envie de coucher sur le papier sa propre histoire et le désir d’être lu, ne serait-ce que d’une seule personne. Un moyen aussi d’évacuer des traumatismes, ceux laissés par la guerre par exemple. L’écriture devient ainsi une thérapie. Qui aurait pensé qu’un tueur à gages serait possédé par le démon de l’écriture ?

Les personnages, comme d’habitude chez Stephen King, sont hauts en couleur. Billy Summers, lorsqu’il était dans les Marines, était sniper. Il était capable d’atteindre une cible humaine à plus d’un kilomètre. Redevenu civil, c’est tout naturellement qu’il a continué à exploiter ses qualités de tireur d’élite en devenant tueur à gages, mais il exerce ses talents avec éthique : il n’accepte de liquider que ceux qui le méritent, les plus malfaisants d’entre nous. Et ils sont nombreux dans le milieu que fréquente Billy, il ne manque pas de boulot ! Billy aime jouer le personnage de Billy l’Idiot : il laisse penser qu’il est un peu demeuré, il affiche une débilité apparente qui rassure ses commanditaires qui voient en lui un tireur exceptionnel, mais aussi un gars pas très futé, donc facile à manipuler. Mais au contraire Billy est malin et prudent. Il est même cultivé. Alors qu’il fait croire qu’il ne lit que des bandes dessinées, il lit Thérèse Raquin d’Émile Zola. Il a lu Dickens, Faulkner, Daniel Keyes et d’autres.
Alice Maxwell, vingt et un ans, voulait voir du pays et acquérir son indépendance. Elle est tombée sur un type charmeur qui l’a faite rire. Mais la suite est moins agréable : elle a été droguée et violée par trois hommes, puis jetée dans le caniveau devant l’appartement où se terre Billy. Elle aurait pu mourir là si Billy ne l’avait secourue. Finalement Alice va remonter lentement la pente et se montrer résiliente, courageuse et même utile dans les projets de Billy.

L’écriture est claire et agréable. L’ironie habituelle de l’auteur et son humour sont aussi bien présents. Ainsi vous apprendrez un truc infaillible pour surmonter les crises de panique : il faut chanter la chanson enfantine le pique-nique des oursons. Ça marche à tous les coups d’après Billy.

Ce nouveau roman voit un changement notable par rapport aux livres précédents de l’auteur : ici pas de fantastique ou d’horreur, Billy Summers est un vrai thriller-roman noir. On y retrouve par contre l’art de raconter et de construire des personnages originaux et colorés qui sont la marque de Stephen King. Le seul petit reproche que je pourrais faire à l’auteur c’est le fait de se regarder un peu le nombril en incluant à ce récit une partie comment devient-on écrivain, pas forcément indispensable, mais pas non plus incongrue dans le contexte puisque le tueur se fait passer pour un écrivain lorsqu’il est installé à l’affût de sa prochaine victime.

Billy Summers est un thriller rythmé, avec de l’action et du suspense, mais il y a aussi une part de réflexion et beaucoup d’humanité dans ce livre.

Extrait :
– Je suppose que c’est plus compliqué que ça. 

Elle suppose bien, mais Billy n’a pas envie d’en dire plus ; il ne veut pas entrer dans les détails des contrats qu’il a effectués pour Nick ou d’autres. Il n’a jamais parlé de tout ça, à personne, et il est effrayé d’entendre cette partie de sa vie racontée à voix haute. C’est sordide et stupide. Alice Maxwell, élève d’une école de commerce ayant survécu à un viol, est assise à bord d’un vieux pick-up à côté d’un homme qui gagne sa vie en tuant des gens. C’est son putain de métier. Va-t-il tuer Nick Majarian maintenant ? Si l’occasion se présente, très certainement. D’où cette question : tuer pour l’honneur est-il plus respectable que tuer pour de l’argent ? Sans doute que non, mais ça ne l’arrêtera pas.

Le temps que Billy gravisse les marches qui mènent à la terrasse, Metallica a été remplacé par Tom Waits qui croasse « Sixteen Shells from a Thirty-Ought-Six ». Il s’arrête sur le seuil. Bucky et Alice sont en train de danser dans la grande pièce.

Tom Waits – Sixteen Shells from a Thirty-Ought-Six

Niveau de satisfaction :
4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

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Opération Barbarossa – Julian Semenov

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2015 (Tretya karta)
Date de publication française : 2022 (Éd du Canoë)
Traduction (russe) :
Monique Slodzian
Genre :
Espionnage
Personnage principal :
Max von Sterlitz, espion russe infiltré

Opération Barbarossa est le nom de code correspondant à l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie en 1941. L’Ukraine est au cœur de cette invasion parce que c’est par là qu’il faut passer pour attaquer l’URSS sur bien des fronts simultanément. Or, depuis bien des siècles, l’Ukraine se bat pour son indépendance. L’idée du Fuhrer c’est d’utiliser les mouvements nationalistes de Bandera et de Melnyk pour combattre les Russes au nom de l’indépendance de l’Ukraine pour, dans un deuxième temps, soumettre les Ukrainiens et annexer le pays.

En Europe comme aux Amériques, on ne connaît pas beaucoup Julian Semenov (1931-1993), né et décédé à Moscou, parce que ce n’est pas un écrivain dissident. En 1953, il refuse de signer un document qui condamnait son père pour calomnie du pouvoir soviétique, ce qui limitera ses possibilités dans l’enseignement universitaire et dans le journalisme. Dans les années 60, correspondant à l’étranger pour la Pravda, peut-être aussi informateur pour le KGB, il assiste à la chasse aux nazis et aux dirigeants de la mafia sicilienne, se mêle aux chasseurs de tigres en Asie et aux guérilleros du Laos, parcourt le Japon, l’Afghanistan et le Vietnam. Ces expériences multiples et diversifiées lui serviront dans son œuvre de romancier qui se développe à partir de 1960 et, surtout, de 1968 où il crée l’agent double le Standartenführer SS Von Stierlitz, si réaliste et si populaire que Brejnev voudra le décorer de l’ordre de l’Union soviétique, ignorant qu’il est un personnage de fiction.

C’est ce même von Stierlitz qu’on retrouve dans Opération Barbarossa. Le fait qu’il soit haut placé dans la hiérarchie politique allemande lui permet de se mettre le nez partout où il importe de savoir qui est responsable de quoi, et d’expédier ses informations au KGB. On est loin d’un James Bond. Plus près d’un fonctionnaire, ce pour quoi plusieurs l’ont comparé aux agents secrets créés par John Le Carré. Les romans de Le Carré se lisent quand même plus facilement.

La composition du roman est originale. Semenov joue sur l’alternance entre des considérations générales très détaillées, par exemple les diverses nations qui ont dominé l’Ukraine depuis le XVIIIe siècle, ou encore une étude des relations entre la politique et l’armée, et une série de cas particuliers (l’évolution de certains  personnages en 1941), comme l’architecte Hannah Prokoptchuk qui cogne à toutes les portes pour essayer de retourner en Pologne auprès de ses enfants; ou encore le jeune aristocrate allemand Kurt Stramm, détenu pour avoir fait partie d’un mouvement de résistance au nazisme, torturé au point où il envisage le suicide comme son avenir le plus souhaitable; ou encore, Mykola Chapoval, fils naïf d’un paysan ukrainien, séduit et manipulé par le parti nationaliste de Bandera, puis éliminé.

L’idée d’alterner des considérations générales et des cas particuliers n’est pas mauvaise. Elle permet à la fois de comprendre et de sentir. On a souvent l’impression de lire un livre d’histoire; parfois, au contraire, on sympathise avec des cas particuliers. Des commentateurs ont dit que Semenov s’efforçait d’être objectif, et c’est vrai que son agent double n’est pas vu comme un héros. Mais la barbarie des nazis, le sadisme des jeunes disciples qui tuent des enfants avec plaisir, la trahison érigée en culte, l’ambition démesurée et l’obéissance aveugle, bref tous ces éléments tracent une image de l’hitlérisme plus horrible que flatteuse. Et probablement réelle.

Ce n’est pas ça qui a rendu ma lecture difficile. Malgré l’intéressante préface de la traductrice Monique Slodzian et l’indispensable index des personnages principaux du roman, réels et fictifs, j’ai failli laisser tomber le roman à quelques reprises. Bien sûr le grand nombre de personnages au nom allemand ou russe constitue un certain obstacle. Mais j’avais l’impression d’avoir affaire à un professeur compétent dans sa matière mais incapable d’enseigner efficacement : l’effort demandé au lecteur est alors quasi insupportable.

Extrait :
« Embobinez les galopins ukrainiens, recommandait aux SS le Standartenführer Ritche, promettez-leur Kiev comme capitale, la création d’une Ukraine indépendante. Lorsque vous rencontrerez des émigrés cosaques, proposez-leur de constituer un magnifique État du Zaporojie à la Volga : peu importe, lorsque triomphera la grande idée d’une race germanique à l’échelle mondiale, nous déchirerons les accords passés. La Providence nous pardonnera ce mensonge car qu’ils soient biélorusses, ukrainiens ou russes, nous ne trompons que des sous-hommes peuplant des terres très fertiles et possédant des réserves infinies de minerais et de houille. Tout est bon pour arracher l’Ukraine à la Russie. Il faut qu’ils nous croient, c’est tout. Qu’ils fassent tout ce qui sert l’intérêt de la race germanique élue par Dieu. L’Histoire nous pardonnera tout dès lors que nous aurons accompli notre dessein. »

Niveau de satisfaction :
3.5 out of 5 stars (3,5 / 5)

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La forêt des assassins – Mathieu Bertrand

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – M+ ÉDITIONS
Genres :
Enquête policière, thriller, ésotérisme
Personnage principal :
La commandante Patricia Lagazzi, officier de la section Alésani, spécialisée dans les phénomènes étranges

1982, Périgord.
Un groupe de soixante-huitards qui s’est installé dans un village isolé du Périgord, dégénère en une secte religieuse dirigée par un petit groupe, les Dignitaires, qui provoque la mort d’une femme après un viol collectif.
2022, Paris.
Patricia Lagazzi, commandante de police et membre de la section spéciale Alésani du Ministère de l’Intérieur, spécialisée dans les phénomènes paranormaux, est envoyée pour enquêter sur des meurtres étranges perpétrés dans un village reculé du fin fond de la Dordogne.

Arrivée sur place, Patricia Lagazzi, s’installe à Brélac-sur-Vézère et entre en contact avec les gendarmes locaux. Les faits se sont déroulés dans un patelin, appelé Anarchia, accessible qu’en véhicule tout-terrain ou à pied, bordé d’une forêt sombre et dense. Ce lieu est maudit, il est bercé de légendes fondées sur des évènements mystérieux, voire démoniaques. Il ne faut jamais s’y aventurer seul. Patricia, habituée à intervenir sur des affaires impliquant des phénomènes inexpliqués, ne croit pas à ces légendes, cependant son enquête mouvementée va la confronter aux présences hostiles, mais bien réelles, qui hantent la forêt.

L’auteur nous plonge dans une enquête pas ordinaire où la réalité et les forces occultes agissent ensemble pour former une ambiance oppressante, hors du temps. La forêt de Brélac est l’endroit où se concentrent tous les dangers. Ce lieu a de quoi inquiéter : en plein milieu de la forêt se trouvent les ruines du sinistre château des Rais, les descendants de Gilles de Rais[1]. À proximité, d’autres ruines tout aussi angoissantes, celles d’un monastère du XIIe siècle, érigé pour lutter contre les forces démoniaques qui régnaient déjà dans la région. Moins de trente ans après la fin de la construction, le monastère s’est entièrement effondré, tuant la totalité des vingt-quatre moines qui l’occupaient. Les forces du mal ont gagné. Dans cette forêt sévissent également des sorciers qui se livrent à des rites démoniques.

La commandante Patricia Lagazzi n’est impressionnée ni par le cadre ni par le contexte. Elle a l’habitude de ces enquêtes où le paranormal intervient et complexifie les investigations. Elle sait que les assassins sont des hommes ou des femmes, pas des fantômes ou des démons. Lagazzi est présentée comme une professionnelle aguerrie, alors il est vraiment énervant de la voir se conduire comme la pire des débutantes : elle va seule dans la forêt interdite alors qu’on lui a bien recommandé de ne jamais le faire, pire elle se laisse prendre par la nuit parce qu’elle a commencé son intervention trop tard, elle trébuche et s’assomme en tombant, elle perd son arme dans sa chute, elle intervient seule dans une cérémonie de trente sorcières, elle se fait courser par la meute des sorcières… On comprend que l’auteur a besoin de mettre en danger son héroïne pour provoquer la tension du lecteur, mais le fait qu’elle se mette seule dans des situations délicates la fait passer pour une gourde plutôt que pour un officier de police éprouvé. Ça devient alors Les Blondes[2] dans la police !

Tous les composants du thriller ésotérique sont ici réunis et l’auteur nous sort le grand jeu pour provoquer le frisson : l’ombre de Gilles de Rais, les sorciers, les ruines lugubres, les cérémonies macabres, la secte des Ghjuvannali, les arcanes du tarot divinatoire, les crucifixions sataniques, les ordalies … N’est-ce pas un peu trop ? C’est comme un cuisinier qui aurait mis trop d’ingrédients dans son plat et finirait par le rendre indigeste.

Ce roman, rythmé et intense, se lit bien, c’est une lecture agréable et une bonne distraction, mais un peu plus de rigueur et de sobriété n’auraient pas fait de mal.

[1] Gilles de Montmorency-Laval, plus connu sous le nom de Gilles de Rais, maréchal de France, vécut au XVe siècle. Il fut l’un des plus fidèles compagnons d’armes de Jeanne d’Arc avant qu’on ne découvre qu’il s’adonnait à des pratiques alchimiques et surtout démoniaques qui pourraient avoir fait de lui le plus grand tueur en série de toute l’histoire de France.

 [2] Les Blondes est une série de bandes dessinées humoristiques, retranscrivant la majorité des blagues connues sur les femmes blondes, souvent relatives à leur prétendue stupidité.

Extrait :
Patricia réalisa soudainement l’étrangeté de son enquête. La section Alésani était spécialisée dans les affaires peu classiques mais enquêter dans un village tel que celui-ci, coupé de toute civilisation et qui, apparemment, faisait sa propre loi depuis bien longtemps avait quelque chose d’irréel. Presque de chimérique.

«  J’ai l’impression d’être dans une autre dimension, soupira-t-elle.  »

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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Le mistral meurtrier – Cay Rademacher

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2014 (Mörderischer mistral)
Date de publication française : 2022 (Lattès, Masque)
Traduction (allemand) :
Georges Sturm
Genre :
Enquête
Personnage principal :
Roger Blanc, capitaine de gendarmerie

J’avais déjà lu le premier tome de la Trilogie hambourgeoise (L’Assassin des ruines), qui se passe en 1947 dans la ville dévastée de Hambourg. Rien à voir avec ce Mistral meurtrier qui, comme son nom l’indique, se passe en Provence. C’est ici, en effet, que Rademacher et sa famille se sont installés depuis quelques années. Ce roman appartient à la série des Roger Blanc : de 2014 à 2018, Rademacher en a publié un par année; celui-ci est le premier traduit en français. L’action se passe dans le coin de Sainte-Françoise-la-Vallée, 800 kilomètres au sud de Paris, mais à quelques kilomètres de Marseille. Blanc, jeune quarantaine, séparé depuis peu, incorruptible, y a été muté parce que, en enquêtant sur des opérations financières pas très catholiques, il avait contrarié la haute gomme économique et politique de la capitale.

Blanc avait hérité il y a une dizaine d’années d’une vieille maison délabrée (un ancien moulin à huile) de la part de son oncle, pas loin de la gendarmerie de Gadet. Il y aménage et compte bien restaurer cette maison en pierre de deux étages. Atmosphère apparemment sereine : soleil en abondance, jolis boisés, un vignoble perdu dans la forêt, la rivière Touloubre qui traverse la vallée, cafés sous les platanes : la punition aurait pu être pire.

Il faut toutefois compter aussi avec le mistral, vent frais mais dont les rafales (100 km/heure) peuvent être gênantes. Et il faut aussi tenir compte du cadavre de Charles Moréas, un malfrat particulièrement antipathique mais assez rusé, spécialisé dans les abordages de voitures sur la voie publique; il a toujours échappé à Marius Tonon, le nouvel adjoint du capitaine Blanc. Sauf que là, dans une décharge publique bien remplie,  transpercé d’une dizaine de balles de kalachnikov et brûlé au troisième degré, il n’inquiétera plus Tonon ni ses voisins qu’il avait l’habitude de menacer avec une carabine. « Sans lui, la Provence sera encore plus belle », dixit Tonon.

Est-ce un règlement de comptes entre truands dans une affaire de drogues ou de trafic d’armes ? Est-ce l’architecte Lucien Le Bruchec qui a vu Moréas rôder sur son terrain à quelques reprises et qui le soupçonne de lui avoir volé quelques raquettes de tennis et des cannes à pêche dispendieuses ? Ou plutôt le peintre d’origine allemande Lukas Rheinbach qui avait de bonnes raisons pour en vouloir à Moréas ? Ou encore l’armateur Pascal Fuligni, qui vient justement d’avoir une altercation avec Moréas ? Sauf qu’il se fait assassiner lui aussi.

De la même façon que Rademacher avait décrit la ville de Hambourg dévastée par les bombes, il se plaît à peindre une Provence magnifique et accueillante, avec ses cafés sous les platanes, ses forêts riches traversées par une rivière discrète, ses fleurs attrayantes, ses paysages magnifiques bordés de montagnes qui avaient attiré tant de peintres fin XIXe. Pour l’auteur, c’est plus qu’un décor. La trame policière est presque un prétexte pour nous présenter cette région superbe où Blanc finit quasiment par se sentir à l’aise. Mais l’histoire policière n’est pas négligée, construite un peu comme un Agatha Christie : on se penche lentement sur chaque suspect pour les éliminer l’un après l’autre. Puis, quand toutes les possibilités se sont avérées insatisfaisantes, celle qui reste, même si elle peut paraître inadéquate et surprenante, est la bonne, aurait dit Sherlock.

L’action est un peu lente, mais n’oublions pas que nous sommes dans le sud de la France. Blanc est toujours surpris de voir Tonon arriver si tard au travail et il se fait souvent dire de relaxer, qu’on n’est pas en Scandinavie : « Pour nous, tout ce qui est au nord de Lyon, c’est la Scandinavie ». Lente, mais rigoureuse. Et même les personnages secondaires sont attachants. Bien des lecteurs auront le goût de prendre leur retraite en Provence et on comprend que l’auteur ait décidé d’y passer sa vie.

Extrait :
Ils goutèrent les melons de Carpentras avec leur jambon cru, accompagnés d’un muscat vendanges tardives qui égayait leurs verres. Puis Bruno sortit du four un plat en céramique avec une viande de couleur sombre.
Du sanglier. Je l’ai tiré moi-même. Nous avons une harde qui laboure toutes les nuits la moitié de la forêt.
Une daube au vin rouge ? questionna Blanc, qui se rappelait vaguement une recette.
Le vin rouge, ça se boit, c’est pas une sauce ! s’écria son hôte. Un peu d’huile d’olive, un peu de thym, un four bien chaud – et voilà !
Sylvie servit du couscous et de la ratatouille froide. On en était au rosé. Le soleil avait depuis longtemps disparu derrière les cimes quand ils brisèrent une baguette de pain de la grosseur d’un bras, et firent passer une planche avec dix sortes de fromages différents. Accompagnés d’un côtes-de-Provence (…)
Quand ils quittèrent la table vers minuit, rassasiés et lourds de vins, Blanc se sentit heureux comme il ne l’avait pas été depuis longtemps.

La Touloubre

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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Le Grand Soir – Gwenaël Bulteau

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – La Manufacture de livres
Genres :
Roman social, historique, roman noir
Personnages principaux :
Lucie, jeune femme issue d’une famille riche – Sorgue, militante révolutionnaire – Leroy secrétaire et garde du corps de Sorgue

Le 22 janvier 1905 une foule d’ouvriers et de prolétaires assiste aux funérailles de la Louve. Elle accompagne le modeste cercueil recouvert d’un linceul rouge de Louise Michel, figure majeure de la Commune de Paris. Jeanne, jeune femme de bonne famille, se mêle au cortège. C’est là qu’on la verra pour la dernière fois. Personne ne sait où elle est passée, ni sa famille, ni la police. Sa cousine Lucie n’accepte pas cette disparition inexpliquée, elle se lance à sa recherche dans les quartiers populaires de Paris. Pendant ce temps, un peu partout en France éclatent des grèves. Des mouvements de revendication pour de meilleures conditions de travail agitent aussi le monde des ouvriers et des mineurs. Les femmes, elles aussi, entrent dans le mouvement. Sous le conduite de Sorgue, une militante qui est de toutes les batailles, elles obtiennent des succès retentissants, notamment aux caves de Roquefort. Les syndicats prévoient une convergence des manifestations le 1er mai à Paris. Ce sera le Grand Soir.

L’auteur place son intrigue dans la période qu’on appelle la Belle Époque qui va en France de 1890 à 1914. Cette période est souvent vue comme un âge d’or. C’était peut-être le cas pour le patronat et la bourgeoisie mais l’auteur montre que pour les prolétaires exploités jusqu’à l’os, c’est une période de luttes pour acquérir de meilleures conditions de travail. Quand, à Courrières dans le Nord, plus de mille mineurs sont tués dans une explosion, la grève se répand et les affrontements avec la police et l’armée deviennent fréquents. Partout en France se déroulent des manifestations de soutien aux mineurs et un mot d’ordre s’impose : pas plus de huit heures ! Après huit heures, je quitte l’atelier ! Au bout de huit heures, je dis merde à mon chef ! Huit heures ! Chez les femmes des meneuses réclament l’égalité entre les hommes et les femmes et pour y arriver la première mesure à prendre est d’accorder le droit de vote aux femmes. Mais les grèves et les manifestations sont sévèrement réprimées et les leaders surveillés et arrêtés. Le Grand Soir est un rêve difficile à réaliser.

Bulteau fait la part belle aux femmes, déterminées et courageuses, elles sont souvent sur le devant de la scène : – Louise Michel, l’icône de la Commune qu’on enterre – Jeanne et Lucie Desroselles issues de riches familles mais séduites par les idées de justice et de liberté – Sorgue, activiste révolutionnaire, au soutien de toutes les luttes – Madeleine Pelletier, médecin et féministe, milite pour le droit des femmes.

L’auteur développe aussi une enquête, il y en a même deux : une sur la mystérieuse disparition de Jeanne, la fille d’un riche industriel et une autre sur l’assassinat d’un mineur à Courrières, mais elles passent au second plan par rapport à la description du contexte historique et social.

Gwenaël Bulteau fait revivre une Belle Époque bien différente de l’image qu’on en a en général : une période de modernité et d’insouciance. Ce roman montre qu’au contraire cela été une période d’âpres luttes pour le progrès social des prolétaires.

Extrait :
Le Grand Soir n’avait aucune chance d’arriver, il l’avait compris depuis longtemps. Les ouvriers s’illusionnaient d’un avenir meilleur avant de retomber dans le néant du quotidien. C’était peut-être ce dont ils avaient besoin pour survivre, une aspiration commune, ouvrir une parenthèse d’espoir même si le pouvoir la refermerait les armes à la main. Leroy ne participerait pas à la répression. Il laissa la préfecture derrière lui et pour la première fois depuis longtemps, une sensation de légèreté s’empara de lui.

Catastrophe minière de Courrières, 10 mars 1906

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

Publié dans Français, Historique, Remarquable, Roman noir, Social | Laisser un commentaire

Le mystère Sammy Went – Christian White

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2018
(The Nowhere Child)
Date de publication française : 2019 (Denoël)
Traduction (anglais Australie) :

Simone Davy
Genre :
Thriller
Personnage principal :
Kimberley Leamy, enseignante

Kimberley Leamy, début trentaine, célibataire, mène une petite vie tranquille et enseigne la photographie au Tafe (Technical and further education [1]) de la ville de Northampton en Australie-Occidentale. Elle a une demi-sœur, Amy, de cinq ans plus jeune, que sa mère Carol, maintenant décédée, a eue avec le beau-père de Kim, Dean. C’est une femme tranquille qui ne craint pas la solitude et qui aime la lecture.

Alors qu’elle prenait une pause entre deux cours à la cafétéria, un inconnu se présente et lui révèle qu’il la cherche depuis longtemps, qu’elle s’appelle, en réalité, Sammy Went, et qu’elle a été enlevée vingt-huit ans auparavant dans sa famille américaine de Manson au Kentucky. Kim n’en croit pas un mot. Sur internet, elle découvre des articles de journaux qui rapportent l’événement. Ça ne prouve pas le rapport entre elle et cette Sammy Went. Dans les albums de famille que garde sa sœur, elle ne trouve aucune photo d’elle avant l’âge de deux ans. Un peu troublée, elle revoit celui qui a dit s’appeler James Finn. Il lui montre alors les résultats d’une analyse d’ADN qui associe A et B : Kim est l’échantillon B. Mais qui est l’échantillon A ?

« C’est moi. Je m’appelle Stuart Went. Je suis votre frère ».

Le doute est insupportable. Pour en avoir le cœur net, Kim s’envole vers le Kentucky. Elle devra alors affronter une famille dysfonctionnelle : la mère de Sammy est maniaco-dépressive; elle assure Kim que Sammy est morte et enterrée; le père Jack est du genre absent; la sœur Emma est chaleureuse mais alcoolique; et surtout l’Église de la Lumière Intérieure dont les membres n’hésitent pas à pratiquer des exorcismes violents. Et, en supposant qu’elle soit Sammy, comment aurait-elle pu se retrouver en Australie ? Sa mère (Carol) n’avait vraiment pas le profil d’une kidnappeuse.

Plus tard, Amy et Dean décideront de franchir l’océan. Ils la retrouveront à l’hôpital, où veillent déjà sur elle Jack et Travis. Et c’est à ce moment-là que la dernière carte sera jouée.

Pour commenter un coup inattendu et décisif aux échecs, Tartakover commente : «  Un coup de tonnerre dans un ciel serein! » C’est vraiment l’effet que White parvient à créer. Comment supporter de se faire dire à trente ans que nous ne sommes pas qui nous croyons que nous sommes ? L’odyssée qui s’ensuit est pleine de problèmes et de pièges et Kim (ou Sammy) n’est vraiment pas équipée pour y faire face. Le récit est composé pour être doublement stressant : un  chapitre raconte les difficultés éprouvées par Kim aujourd’hui (la plupart du temps, c’est elle la narratrice); le chapitre suivant nous ramène vingt-huit ans en arrière à Manson, où on assiste à la disparition de Sammy et aux recherches entreprises pour la retrouver en vain. On revient aujourd’hui et on repart en arrière. Et ainsi de suite. D’un côté comme de l’autre, les rebondissements nous déconcertent et nous enchantent.

Bref, c’est un thriller de qualité, bien écrit et astucieusement pensé. Pour un premier roman, c’est « un coup de maître ».

[1] Enseignement technique et complémentaire.

Extrait :
À ma grande surprise, le café du commissariat de police de Manson était excellent. Je m’attendais à un truc noir, fade et tiède, mais Burkhart avait rapporté d’une étincelante machine deux cappuccinos couverts de crème fouettée.
Nous nous assîmes dans la salle de repos. Je m’adossai à un distributeur automatique, et Burkhart à un tableau d’affichage couvert non pas de portraits de criminels, mais de publicités pour des restaurants, d’un calendrier de Game of Thrones et d’une affiche rouge et bleu qui conseillait : Ne laissez pas une minute de colère vous envoyer en prison pour votre vie entière.
Burkhart sortit un petit magnétophone de sa poche intérieure et le posa entre nous sur la table.
« Ça vous dérange ? s’enquit-il.
Pas du tout ».
Il appuya sur un bouton rouge et l’appareil se mit en marche.
« Je vous écoute », me dit-il.
Je lui racontai tout, depuis le début. Je lui parlai de Carol Leamy, de Dean, de ma sœur, de mon enfance. Il n’y avait pas la moindre piste là-dedans, aucune révélation susceptible de lui venir en aide, mais cela ne semblait pas le décourager. Il m’écoutait patiemment, en silence, ne prenant la parole que pour m’encourager à poursuivre ou renvoyer un policier venu se servir au distributeur.

Northampton

Niveau de satisfaction :
4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

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Le Grand Monde – Pierre Lemaitre

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 – Calmann-Lévy
Genres :
Aventures, saga familiale
Personnages principaux :
Les membres de la famille Pelletier

La famille Pelletier possède une savonnerie à Beyrouth, acquise dans les années 1920  par le père Louis qui l’a fait prospérer. Louis et son épouse, Angèle, ont eu quatre enfants qui sont maintenant dispersés : le fils aîné, Jean, dit Bouboule et son épouse Geneviève se sont établis à Paris ainsi que François, qui est apprenti journaliste. Étienne est parti au Vietnam, à Saigon, pour retrouver son amour Raymond qui s’est engagé dans la Légion étrangère. La fille Hélène n’est pas encore partie de la maison familiale en mars 1948, mais elle en rêve.

L’auteur nous décrit la vie plutôt agitée des membres de la famille Pelletier durant les six mois de l’année 1948, de mars à octobre. L’action se développe essentiellement dans trois lieux : Beyrouth, Paris, Saigon. En utilisant de nombreux personnages et en répartissant l’action sur trois endroits du globe, Lemaitre construit avec beaucoup de maîtrise une intrigue consistante.

Les personnages sont finement observés, ils sont dépeints avec ironie et humour. Certains nous réservent de sacrées surprises. Louis, le père, est un homme débonnaire, très fier de sa savonnerie, il en a fait un fleuron de l’industrie libanaise – Angèle, la mère, reste dans l’ombre de son mari, mais c’est elle qui veille sur toute la famille. Elle sait prendre des initiatives quand elle le juge nécessaire – Jean, Bouboule, le fils aîné rate tout ce qu’il entreprend. Il est sous la férule de Geneviève, son impitoyable épouse qui ne manque pas une occasion de l’humilier – François est un apprenti journaliste opportuniste qui trouve rapidement sa place dans son journal, mais il lui faudra avaler quelques couleuvres dans son apprentissage – Étienne est follement amoureux de Raymond qui s’est engagé dans la Légion avant de partir faire la guerre d’Indochine. Étienne part pour Saigon, espérant retrouver son amant dont il n’a plus de nouvelles. La petite dernière, Hélène, est incontrôlable, elle a des désirs d’émancipation, mais n’a pas les moyens de les réaliser, heureusement que papa est là pour la tirer d’une mauvaise situation. Le chat Joseph, imperturbable, observe tout du haut d’un gros réfrigérateur américain.

Des détails pittoresques de l’histoire sont aussi évoqués, notamment, dans la guerre d’Indochine, le trafic des piastres qui a permis à beaucoup de gens de s’enrichir et au Viêt-minh de financer la guerre sur le dos du gouvernement français.

Malgré toutes ces qualités, je dois avouer que j’ai eu du mal à entrer dans ce roman. C’est seulement dans le dernier quart du livre que j’ai été vraiment intéressé par cette histoire, au moment où le rythme s’accélère, que les rebondissements se succèdent et que la saga familiale devient roman d’aventures. Je crois que les raisons pour lesquelles je suis souvent resté en dehors des péripéties de la famille Pelletier tiennent au fait que je n’ai ressenti aucune proximité pour les personnages. Ces derniers sont sympathiques, énervants ou pathétiques, mais jamais proches et pas vraiment attachants. Et aussi cette impression que ce roman est parfaitement maîtrisé, qu’il est très bien réalisé, mais que ça manque de profondeur, de sang, de tripes. La technique est parfaite, mais il y a un manque d’émotion et d’âme qui m’a laissé en dehors de cette histoire. J’ai avancé lentement dans la lecture de ce livre, n’arrivant pas réellement à accrocher à l’intrigue. Pendant les trois quarts du livre je me suis réellement ennuyé. Les 590 pages m’ont paru bien longues et le roman décevant par rapport aux autres ouvrages de cet auteur que j’apprécie.

La quatrième de couverture qui présente le livre m’a paru assez irritante. C’est une énumération hétéroclite d’éléments qu’on trouve dans le roman, façon inventaire à la Prévert, qui ne dit pas grand-chose sur le contenu de l’œuvre : « la famille Pelletier, trois histoires d’amour, un lanceur d’alerte, une adolescente égarée, deux processions, Bouddha et Confucius, un journaliste ambitieux, une mort tragique … » La facilité du procédé semble avoir plu à l’éditeur qui l’a reconduit dans le deuxième tome de la trilogie : Le Silence et la Colère. Le troisième volet suivra probablement la même méthode économique qui évite de devoir faire des phrases, un comble pour une œuvre littéraire.

Ce premier tome de la nouvelle trilogie de Lemaitre a été salué par la critique professionnelle, mais pour ma part je n’ai pas été emballé par ce roman, tout en reconnaissant l’excellence de la technique du conteur qu’est Pierre Lemaitre.

Extrait :
Il régnait un silence étrange. Ce n’était plus un agent des services de renseignement qui leur assenait un récit abracadabrant en les menaçant des foudres de la justice, c’était leur histoire que leur père racontait, leur origine. Chacun écoutait et voyait se dérouler un roman auquel, chez quelqu’un d’autre, ils n’auraient pas cru, avec des personnages dont ils connaissaient le physique, mais pas le rôle.

Le plus secrètement satisfait était sans doute Jean. Son père étalait aux yeux de tous une affaire honteuse, c’était son tour, ça faisait du bien d’entendre ça.

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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