Les domaines du polar

Par Jacques Henry

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La nébuleuse du polar

Ce qu’il est convenu d’appeler roman policier ou polar constitue une nébuleuse bien plus qu’une constellation! En librairie, on range sous cette étiquette (avec la science-fiction) pas loin de la moitié de toute la production romanesque courante. Dans les librairies anglophones, on commence d’ailleurs à renoncer à maintenir des sections de Crime Novels ou de Mystery Fiction pour intégrer plutôt ces oeuvres à la littérature générale. Autrefois confiné à une niche étroite réservée aux aficionados (on l’appelait le roman de gare, par exemple), le polar a acquis une respectabilité qui le rend accessible à tous les publics, ce qui n’a pas toujours été le cas.

En revanche, ce nouveau statut fait qu’il est de plus en plus difficile de définir le genre de ce roman de genre. Non seulement les tendances sont multiples et diverses, mais, en plus, elles s’entrecroisent entre elles et se métissent même avec des genres demeurés plus marqués (science-fiction, fantastique, roman d’aventures ou d’espionnage).

Faites-vous donc à l’idée: à la question Qu’est-ce qu’un polar?, il y a autant de réponses que de répondants et il semble bien difficile de fournir une définition précise et bien balisée du genre. Mais il est au moins possible de placer les grands pans, les grands domaines du roman policier.


Les composantes du polar

Il y a six composantes essentielles au polar, et chacune doit être présente dans un roman pour que l’on puisse parler d’un polar de plein droit: un crime; une victime, un enquêteur, un coupable, un contexte et un mobile.

  • Le crime est pratiquement toujours un meurtre ou une série de meurtres. Sinon, au moins un kidnapping, un viol ou une disparition. Bref, un crime majeur contre la personne. Il peut être commis avant même le début du roman (c’était parfois le cas dans les romans à énigme, où le roman commençait quand on découvrait le cadavre) ou constituer un point charnière ou même l’aboutisssement du roman. Quand il y a plusieurs meurtres, c’est habituellement l’oeuvre d’un tueur en série (ce qui donne lieu à un sous-genre bien spécifique – les psychopathes – et contribue généralement à donner une tension dynamique à la trame romanesque). Selon les genres, le meurtre peut être bien net (la balle dans la tête caractéristique des exécutions mafieuses, par exemple) ou démontrer divers degrés de violence sanglante allant jusqu’aux pires tortures et mutilations.
  • La victime est habituellement (mais pas toujours) une femme (et le coupable habituellement un homme, mais c’est une autre histoire). Non seulement cela reflète-t-il une réalité sociologique, mais le stéréotype de la femme jeune, jolie, faible et attirante permet de soulever de façon plus viscérale la colère du lecteur contre le meurtrier. Sans compter que, pour les nombreux crimes qui ont le sexe comme mobile, la dynamique homme-prédateur et femme-victime est la seule vraiment crédible. Dans le roman à énigme, la victime n’a aucune importance et ne sert qu’à lancer l’enquête. Dans le roman de suspense, au contraire, c’est le personnage principal et ses angoisses, même s’il est rarement tué à la fin, qui constituent le carburant romanesque. Mais, la plupart du temps, la victime se présente habituellement sous forme de cadavre – dont les médecins légistes et les policiers tirent souvent des indices précieux.
  • L’enquêteur appartient généralement à l’un des cinq types suivants:
    • Le policier officiel, l’inspecteur de police qui opère au sein d’un corps de police, avec les ressources humaines, matérielles et techniques considérables du service, mais que les romanciers se plaisent à camper comme un marginal au sein de son organisme, soit à cause de son recours à des techniques d’enquête peu orthodoxes, soit à cause d’un sens moral qui va à l’encontre de la culture du milieu. Harry Bosch, le héros de Michael Connelly, ou Lucas Davenport (de John Sandford) en sont des exemples bien connus.
    • Le consultant. Médecin légiste, profileur, psychologue, universitaire ou avocat criminaliste, il apporte une expertise professionnelle spécialisée et, habituellement, un point de vue différent de l’enquêteur de police – qui conserve habituellement la responsabilité administrative de l’enquête, mais joue alors un rôle mineur. Voir par exemple le spécialiste scientifique Lincoln Rhyme (une création de Jeffery Deaver), l’avocat Paul Madriani (Steve Martini), le médecin légiste Kay Scarpetta (Patricia Cornwell) ou le psychologue Alex Delaware (Jonathan Kellerman).
    • Le détective privé dur-à-cuire, icône du roman noir américain, qui travaille avec ses poings autant qu’avec sa tête, trinque allègrement et ne s’embarrasse pas des balises légales qui contraignent les policiers officiels. C’est le baroudeur mal dégrossi, mais diablement efficace! Dans le roman noir classique, Sam Spade (de Dashiell Hammett), Philip Marlowe (de Raymond Chandler) et Mike Hammer (de Mickey Spillane) sont devenus des légendes. Dans le roman contemporain, les privés Matt Scudder (de Lawrence Block), Jack Reacher (de Lee Child) et Elvis Cole (de Robert Crais), entre autres, poursuivent la tradition.
    • L’outsider. Ce personnage est entraîné dans l’enquête souvent malgré lui et sans qualifications professionnelles pour le faire. Il est parfois journaliste (comme le célèbre Mikael Blomkvist, de Stieg Larsson ou encore le Jack McEvoy, héros du roman Le poète, de Michael Connelly), mais souvent citoyen ordinaire pris dans une conspiration et contraint de mener l’enquête pour sauver sa peau ou pour venger un proche. Son enquête se mène presque toujours à côté de l’enquête policière officielle (qui s’enlise dans des fausses pistes) ou même carrément contre la police (qui lui attribue à tort la responsabilité du meurtre). La cavale d’un personnage qui doit se battre simultanément contre la police et contre le meurtrier véritable permet évidemment une tension romanesque considérable.
  • Le coupable. Son identité n’est souvent connue qu’à la fin du roman, quand il se fait pincer, mais ce n’est pas une règle absolue, ni même générale. Plusieurs romans révèlent l’identité du coupable dès le début et la progression romanesque se fait en mettant en scène, en narration croisée, le coupable et l’enquêteur dans un jeu de chat et de souris devenu classique. Le coupable peut également être le personnage principal du roman, l’intérêt consistant alors à savoir comment il va se faire prendre. La variété des coupables dans le polar est phénoménale, incluant des mères de famille, des tueurs à gages professionnels, des psychopathes, des mafiosi, des hommes d’affaires respectables, des citoyens ordinaires qui commettent leur crime presque par accident. Mais il y a une règle générale et presque absolue: le coupable finit par se faire prendre! Quand il ne finit pas sous les balles des policiers ou dans une prison à perpétuité (par exemple lorsqu’il disparaît et qu’on pense qu’il est mort mais qu’on ne retrouve pas son cadavre), ce n’est que partie remise: l’auteur s’était ménagé une suite (sequel) dans laquelle il réapparaît, parfois sous une autre identité, ou après s’être évadé de prison dans les autres cas. Une tendance marquée depuis plusieurs années consiste à introduire des policiers coupables. Quand Agatha Christie l’a fait pour la première fois, cela a pris tous les lecteurs par suprise, et pour cause. Mais le procédé est maintenant devenu recette. Quand, comme lecteur, vous cherchez un coupable, n’oubliez jamais de penser au policier lui-même ou à un des membres de son équipe. Et non, nous ne vous donnerons pas d’exemples, pour ne pas vous gâcher votre plaisir!
  • Le contexte dans lequel le crime s’est commis fournit une scène de crime et, souvent, un modus operandi du coupable.C’est là qu’entrent en jeu les variables qui fourniront les preuves circonstancielles du crime. Variables temporelles (heure du décès, alibi des suspects, etc.) ou spatiales (le corps a-t-il été transporté après sa mort ou non – distinction entre la scène du crime où on le découvre et le lieu du crime où il s’est commis). C’est là aussi que se déploie l’attirail de la police scientifique, à la recherche de traces d’ADN, d’empreintes digitales, de traces balistiques, de brins de tissu et tutti quanti. Interviennent aussi dans le contexte divers témoins directs ou indirects dont le témoignage permettra d’orienter l’enquête – ou de la lancer sur une fausse piste! Parfois – c’est souvent le cas avec les serial killers – le coupable ajoute à la scène de crime des éléments de sa signature, qu’il s’agisse de rituels, de mises en scène ou carrément d’indices ou de messages lancés comme des défis à la police.
  • Le mobile du meurtre est toujours un élément important de l’enquête, même s’il n’est pas essentiel pour obtenir la condamnation d’un suspect. C’est souvent le royaume des profileurs, psychiatres et autres spécialistes des sciences du comportement. Dans la logique de sens commun des policiers ordinaires, les mobiles sont au nombre de quatre: on tue pour l’argent, pour le sexe, pour le pouvoir ou par vengeance. Effectivement, cela explique la plupart des meurtres. Mais la vogue relativement moderne des psychopathes a élargi l’éventail des mobiles: des tueurs en série peuvent tuer par simple plaisir de faire souffrir, parce qu’ils se croient investis d’une mission ou même en croyant agir pour le bien de leur victime, voire par amour!

Quid de l’intrigue?

Tout roman digne de ce nom fait progresser ses personnages d’une situation de départ à une situation finale différente. Entre ces deux points, c’est l’intrigue qui assure la progression, par un enchaînement logique d’événements et en construisant chez le lecteur une tension psychologique qui se résout à la fin. Mais, au-delà de cette base, c’est la diversité la plus totale.

La résolution de tension peut provenir de la satisfaction d’une curiosité intellectuelle (une énigme résolue); de la victoire des bons contre les méchants; de l’élimination d’une menace; d’une punition ou d’une vengeance; de la restauration d’un ordre ou d’un équilibre perturbé.

Le rythme (vitesse à laquelle les événements se succèdent) est variable selon les styles et les genres: cela va de l’intrigue échevelée menée tambour battant fertile en rebondissements à l’intrigue implacable qui se déroule à petits pas, mais en accroissant la tension à chaque chapitre.

Le point de vue varie également: le personnage principal est-il l’enquêteur, le criminel ou la victime? Il arrive souvent aussi que, d’un chapitre à l’autre, le point de vue change, en narrations croisées.

Enfin, la complexité varie. L’intrigue classique est linéaire: on suit toujours le même personnage et les événements s’enchaînent en ordre chronologique. Mais les romans modernes (notamment sous l’influence du cinéma) se plaisent souvent à croiser des intrigues multiples, nous montrant en parallèle des personnages qui n’ont au point de départ aucun rapport entre eux mais que l’intrigue, précisément, va faire se rencontrer (parfois seulement à la fin du roman).Ou encore à faire des sauts dans le temps, qu’il s’agisse de flashbacks dans l’histoire personnelle des personnages ou même de sauts d’une période historique à l’autre et au temps présent.


L’évolution du genre

Les racines

Le polar n’ayant pas été fondé par un quelconque décret royal, on peut discuter longtemps des ancêtres et précurseurs et étirer la sauce longtemps: on pourrait arguer, par exemple que Les misérables de Victor Hugo ou Crime et châtiment de Dostoievski sont des ancêtres du polar! Bof!

Pour faire simple, consacrons comme arrière-grand père du polar Edgar Allan Poe (1809-1849). Et encore, pas l’ensemble de son oeuvre, loin de là, mais seulement les trois histoires mettant en scène son enquêteur, le chevalier Dupin.

Et comme grand-père incontournable, Arthur Conan Doyle (1859-1930) et son légendaire Sherlock Holmes.

Ils ont tous deux mis en place les ingrédients essentiels de ce qui sera la première génération des authentiques romans policiers, les romans à énigme – nous y revenons dans un instant. Le premier ingrédient est: la nécessité de faire entrer le crime dans un cadre rationnel, voire scientifique, et donc d’en faire un objet maîtrisable par l’observation, la déduction et la méfiance envers les intuitions et les apparences. Le second ingrédient est l’importance des indices matériels et de leur interprétation correcte. Le troisième est l’implication du lecteur dans une énigme à résoudre, un défi intellectuel à relever. Et finalement, un héros supérieurement intelligent et efficace auquel le lecteur pourra s’identifier.

En France, ce tournant du XXe siècle a été marqué particulièrement par Gaston Leroux (1868-1927) et son héros Joseph Rouletabille ainsi que par Maurice Leblanc (1864-1941), créateur du célèbre Arsène Lupin. Le courant du roman cérébral anglo-saxon est ici fécondé par la vieille tradition du roman populaire d’aventures (Alexandre Dumas, Restif de la Bretonne, Eugène Sue, Paul Féval) qui s’incarne, à la même époque mais dans un autre registre, par le célèbre Fantomas, de Souvestre et Allain. Pendant ce temps, un franc-tireur belge prolifique, Georges Simenon (avec son fameux commissaire Maigret), se spécialise dans les romans psychologiques et d’atmosphère où l’intrigue policière sert de cadre et de support plutôt que d’être le moteur du roman.

Dans l’univers anglo-saxon (beaucoup plus considérable et qui demeure encore aujourd’hui la pépinière du genre, au point que plusieurs auteurs français contemporains comme Andrea Japp ou Maxime Chattam situent leurs intrigues aux États-Unis!), le genre s’est d’abord stabilisé, pendant la première moitié du XXe siècle, dans le roman à énigme.


Le roman à énigme

C’est le roman policier classique, dit de l’âge d’or, conçu comme un jeu cérébral aux règles rigides, d’ailleurs codifiées en 1928 par S.S. Van Dine, Ces 20 règles l’ont d’ailleurs fait passer à l’histoire, bien plus que sa production personnelle de romans, aujourd’hui oubliée. Allez y jeter un coup d’oeil: nous n’aurons presque plus rien à écrire!

Le roman à énigme de ce type (que les Américains appellent le Whodunit – littéralement, qui a fait le coup?) n’existe plus aujourd’hui et les seuls auteurs de cette glorieuse époque que l’on peut relire avec un certain plaisir sont Agatha Christie, évidemment, la mère et l’incarnation du genre (et qui s’est d’ailleurs amusée à en transgresser successivement toutes les règles!), mais aussi John Dickson Carr (le spécialiste du crime impossible ou du meurtre en chambre close) et Ellery Queen, auteur intelligent et rigoureux qui a poussé le genre à ses limites extrêmes avec son fameux Défi au lecteur, où il attire l’attention du lecteur sur les indices semés jusque là et le met au défi de résoudre l’énigme avant le dernier chapitre, consacré évidemment, comme dans tous les romans de ce genre, à la résolution de l’énigme sous forme de cours magistral de l’enquêteur. Un créneau particulier est inventé, puis exploité, par Erle Stanley Gardner, le créateur de l’avocat criminaliste Perry Mason, qui situe l’énigme dans le cadre plus dynamique du procès et sème les graines du thriller juridique ou courtroom drama que développeront plus tard John Grisham, Scott Turow, Richard North Patterson, Philip Margolin et autres Steve Martini.

Le roman à énigme est essentiellement anglo-saxon. Dans le domaine francophone, le seul auteur important de ce courant est le belge Stanislas-André Steeman, créateur du détective M. Wens. Et encore, seulement pendant la première partie de sa carrière.

Le succès du genre, à l’époque, s’explique par le fait qu’on s’adresse à l’intelligence purement cérébrale du lecteur, que l’on convie à un jeu comparable à un méga-problème d’échecs ou de mots croisés. Et les auteurs y ont révélé une ingéniosité rare à concocter des intrigues plus tordues les unes que les autres visant toutes, au dernier chapitre, à confondre le lecteur avec un coupable qu’il ne soupçonnait pas, mais qu’il aurait pu deviner s’il avait été assez perspicace pour glaner, décoder et rassembler tous les indices que l’auteur avait semés, comme le Petit Poucet ses cailloux, tout au long du roman.

Mais le genre était trop limité pour s’installer dans la pérennité. La priorité absolue accordée à l’intrigue intellectuelle et au jeu de cache-cache avec le lecteur stérilise rapidement la dynamique romanesque. Personnages unidimensionnels, voire caricaturaux; décors convenus (le château aristocratique de la campagne anglaise!), variations sur un même thème, mobiles et psychologie sans importance. Bref, tout ce qui fait qu’un roman est habituellement un roman est éliminé parce que cela distrait de la stricte résolution de l’énigme. Il reste, comme dans le jeu Clue, le colonel Moutarde dans la bibliothèque avec le chandelier…!

Cela explique d’ailleurs qu’aucun de ces romans (dont certains sont devenus des classiques et ont eu un succès considérable) n’ait été adapté au cinéma. Ce genre de roman qui n’en est pas un est tout sauf cinématographique. Bien souvent, le seul élément d’action (le meurtre) s’est passé avant même que l’histoire ne commence. Et un détective qui réfléchit et raisonne, même brillamment, ça ne fait pas de très bonnes images!

Pour un excellent pastiche contemporain de ce genre suranné (doublé d’une féroce satire des émissions de télé-réalité), il faut absolument lire Devine qui vient mourir ce soir? de Ben Elton.

Le roman à énigme est mort depuis belle lurette. Dans sa descendance illégitime contemporaine, deux niches qui en conservent l’esprit: le roman de procédure policière (que les Américains appellent le police procedural) et le cozy mystery. Mais, infiniment plus complexes, riches et humains que les romans à énigme, ils seraient tous recalés au test de Van Dine. Et heureusement!

Dans le premier cas, le roman de procédure policière est devenu le courant dominant du polar contemporain. Pour son insistance sur l’énigme proprement dite Jeffery Deaver, avec son tandem d’enquêteurs Lincoln Rhyme et Amelia Sachs, est un excellent représentant de cette tendance renouvelée. Voir mon topo sur le police procedural, et ici mon autre topo, plus sarcastique, sur ses dérives. Le cozy mystery (roman policier sage et sans violence, pour jeunes filles, quoi!) est une autre tendance qui renouvelle la même tradition, dans une version plus féministe. Dans cette veine, voir l’excellent topo de mon copain Michel sur Martha Grimes, digne représentante de cette niche.


Le roman noir

Le roman à énigme était le roman du cerveau; le roman noir est le roman des tripes. Les six composantes essentielles du polar sont toujours là, mais s’y ajoute un nouvel ingrédient qui constitue la signature spécifique du roman noir: la violence. Le contexte n’est plus celui de l’aristocratie anglaise, mais celui des quartiers populaires. L’enquêteur n’est plus le gentleman, mais le privé dur-à-cuire (harboiled). Les personnages sont volontiers des truands, mafieux et autres salauds. Le langage ne fait plus dans l’euphémisme et l’ellipse: il est cru, voire vulgaire à l’occasion. La démarcation est beaucoup moins claire entre les bons et le méchant. Le privé est dans le camp des bons, mais ses méthodes ne sont pas orthodoxes et ses motifs rarement nobles ou altruistes. Il fait ce métier pour gagner sa vie et il n’aurait pas fallu grand chose pour qu’il se soit retrouvé du côté des méchants. Et, même si c’est avec la timidité des années 1950, le sexe fait son apparition dans le polar.

Les Américains Hammett, Chandler et Spillane (cités plus haut) et les Britanniques James Hadley Chase et Peter Cheyney ont été les pionniers du genre et demeurent encore aujourd’hui des références. De nombreux autres auteurs, principalement américains, se sont ensuite engouffrés dans le sillon et le roman noir américain est devenu, pendant une vingtaine d’années (celles de l’après-guerre, en gros, et ce n’est pas par hasard) le courant principal du polar, au point de renvoyer les autres courants dans les marges.

La contribution du roman noir au polar est importante. Le polar a non seulement élargi ses horizons, mais a gagné ce qui manquait au roman à énigme: de l’action (sur le plan de l’intrigue) et de la complexité psychologique et de la force (sur le plan des personnages). Et surtout, il a réconcilié le polar et le cinéma. Contrairement au roman à énigme, le roman noir est très cinématographique: fusillades, exécutions sanglantes, poursuites, rebondissements, autant d’ingrédients éminemment plus visuels que les ratiocinations du solutionneur d’énigmes. Particulièrement dans le contexte de l’après-guerre, le roman noir américain – tout comme son pendant, le roman d’espionnage, qui prend lui aussi son envol – fait figure de courant résolument moderne.

Mais, comme tous les courants qui s’installent pour un temps en position dominante, il finit par atteindre ses limites et par se figer dans un ensemble de recettes.

En effet, s’il satisfait les authentiques amateurs de polars, il contribue, par sa violence, ses excès et parfois sa vulgarité, à marquer le genre d’une mauvaise réputation auprès du grand public et à le cantonner à un lectorat marginal de mordus. Il faudra attendre la génération suivante (les années 1980, en gros) pour que le polar se débarrasse de sa réputation sulfureuse et accède au rang de littérature respectable, tout d’abord; puis, depuis une quinzaine d’années, d’un courant de littérature générale.


Le suspense

Thèse – antithèse – synthèse? Le roman de suspense émerge, au tournant des années 1960, comme une nouvelle voie du polar. Le pôle romanesque se déplace de l’enquêteur (qui avait jusqu’ici toujours été le personnage principal du roman policier) vers la victime. Loin d’apparaître comme seul cadavre au début du roman, la victime (potentielle, donc) finit même souvent par s’en tirer à la fin. Mais après quelle descente aux enfers! C’est habituellement quelqu’un d’ordinaire qui se trouve placé (souvent de façon graduelle et insidieuse) dans une situation menaçante où il n’a aucun repère. Il sait qu’il est menacé, mais il ne sait souvent pas par quoi ni pourquoi ni par qui.

Ce qui fait donc progresser l’intrigue, c’est, simultanément, la menace qui se précise et les efforts désespérés que fait la victime pour, sinon la comprendre, du moins y échapper. On ne privilégie par les rebondissements incessants; ce qui soutient l’intérêt du lecteur, c’est la montée lente mais implacable de l’angoisse et les effets qu’elle a chez la victime: impuissance, colère, volonté de fuir, de chercher de l’aide ou de combattre, désir de vengeance. Quant à l’enquêteur (quand ce n’est pas la victime elle-même), il est presque évacué ou n’a plus qu’une importance très accessoire. Cela explique qu’il n’y ait pas de héros récurrents chez les romanciers de suspense: chaque histoire est unique.

Construit sur la menace et sur l’angoisse, le suspense est centré sur le climat psychologique, trouble, envoûtant, déstabilisant ou affolant. L’auteur va devoir évoquer plus que montrer, suggérer plus que dissimuler, créer des ambiances plus que des rebondissements. Bref, il va devoir cesser d’être un producteur de polars pour devenir un authentique romancier. Pas étonnant que le suspense ait émergé d’abord en France (qui ne s’était signalée par aucun auteur majeur dans le genre depuis un demi-siècle et s’était mise à la remorque des modes britanniques, puis américaines). Les maîtres incontestés du roman de suspense sont les deux écrivains du tandem Boileau-Narcejac, qui ont donné ses lettres de noblesse au genre non seulement par leur production romanesque abondante et toujours d’une qualité exceptionnelle, mais également par leurs écrits théoriques. Au cinéma, c’est bien sûr Alfred Hitchcock qui occupe la même place sur le podium. Un peu plus tard, Sébastien Japrisot poursuivra la tradition en France. Aujourd’hui, dans la diversité, l’éclectisme et l’éclatement du genre, il n’y a plus guère d’auteur qui se cantonne à ce seul courant. Mais, contrairement au roman à énigme, le genre n’est pas disparu; il s’est plutôt métissé avec d’autres tendances du polar.

Dans les contemporains bien connus, un Harlan Coben (si on laisse de côté sa série plus commerciale des Myron Bolitar) a produit plusieurs excellents romans dans cette veine. La très populaire Mary Higgins Clark se situe aussi dans cette tendance, même si elle finit par s’enfermer dans une recette plutôt stéréotypée. Pour un roman isolé, L’analyste, de John Katzenbach demeure à mon avis une réussite inégalée dans le genre.

Le suspense a tiré le polar du ghetto mal famé dans lequel le roman noir américain avait fini par l’enfermer. Il lui a redonné une respectabilité et une épaisseur psychologique qui pouvait rivaliser de plein droit avec des romans psychologiques de littérature générale et il a donc pavé la voie au développement que connaît le genre depuis une trentaine d’années.


La naissance du thriller à grand tirage

Pendant ce temps (les années 60 et 70), aux États-Unis, surgit le phénomène de l’auteur à succès qui, sans être identifié formellement au genre policier, mêle habilement causes sociales, intrigue débridée à rebondissements multiples, catastrophes appréhendées et histoire d’amour pimentée d’un peu de sexe, bref, la recette maintenant bien éprouvée du bestseller, généralement adapté ensuite au cinéma.

Vous vous souvenez peut-être de deux auteurs marquants de cette période: Irving Wallace et surtout Arthur Hailey, dont le célèbre Airport (1968) est devenu un classique instantané.

Même s’il ne s’agit pas d’authentiques polars, ces bestsellers populaires ont également contribué à ouvrir une porte sur la littérature au grand public, dans laquelle le polar s’est tout naturellement engouffré dans les décennies suivantes


Et aujourd’hui?

Pour faire court, disons que c’est l’éclatement, voire la prolifération dans une diversité de niches.

Jusqu’ici, le polar s’était développé successivement dans des créneaux étroits et rigides qui ont assuré sa survie et même son développement, mais ne toléraient pas d’écart à la norme en vigueur et interdisaient la diversité, le mélange ou le métissage des genres, l’exploration de sentiers non battus.

Avec l’accession du polar au rang d’authentique littérature, ces cloisons sont tombées et il devient de plus en plus difficile de tracer une démarcation claire entre ce qui est authentiquement polar, presque polar, tirant sur le polar ou vaguement polar. Robert Ludlum ou Dan Brown, qui ont connu un succès planétaire, sont-ils des auteurs d’authentiques polars? Bien malin celui qui se risquerait à répondre de façon tranchée …

Contrairement aux polars des premières générations, il n’y a plus de courant dominant ou d’orthodoxie, mais une infinité de teintes et de demi-teintes. C’est la marque de la richesse et de la maturité.

Pour un survol très sommaire des principales régions contemporaines du continent polar, voir notre section sur les niches actuelles.

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