Par Raymond Pédoussaut
Date de publication originale : 2022 – Gallimard
Genres : Politique, géopolitique
Personnage principal : Vadim Baranov, éminence grise de Poutine
Vadim Baranov est un homme entouré de mystère, c’est dû à la mission qu’il a remplie comme conseiller de Vladimir Poutine. Dans ce roman il se confie au narrateur qui nous fait revivre son étonnante carrière. Il a débuté dans le monde du spectacle, mais le rôle important qu’il a joué commence réellement quand, en compagnie de l’oligarque Boris Berezovsky, propriétaire de la première chaîne de télévision russe, l’ORT, ils convainquent Poutine, alors discret chef du FSB, de devenir Premier ministre. C’est aussi le début de l’ascension vers le pouvoir de Poutine qui va devenir ensuite président de la Fédération de Russie et détenteur d’un pouvoir absolu. Poutine, qu’on surnomme le Tsar, s’est adjoint la collaboration de Baranov pour mettre en œuvre ses idées originales comme celle d’appliquer à la politique les mêmes concepts que ceux du spectacle. Pendant un temps Baranov a été l’éminence grise de Poutine, avant de démissionner et de disparaître de la vie politique aussi rapidement qu’il y était entré.
Ce roman est inspiré de faits et de personnages réels à qui l’auteur a prêté des propos imaginaires, certes, mais qui ont vraiment l’apparence de l’authenticité. Ainsi nous en apprenons beaucoup sur la Russie, sur les différences avec l’Occident et sur la façon de penser de son président Vladimir Poutine. Par exemple, l’auteur nous fait ressentir comment a été perçu l’effondrement de l’Union Soviétique dans laquelle les anciens héros qu’étaient le soldat, la maîtresse d’école, le camionneur et l’ouvrier, ont été balayés et remplacés par les nouveaux héros : les banquiers, les hommes d’affaires et les top-modèles. Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché. Il y a aussi la séquence des présidents Eltsine et Clinton pouffant de rire à New York après la signature d’un accord. En Occident cela nous avait paru une scène sympathique, mais les Russes ont ressenti une grande humiliation de voir leur président titubant, ridicule, qui fait s’esclaffer Clinton, les larmes aux yeux. Une nation entière, cent cinquante millions de Russes, plonge dans la honte sous le poids du fou rire du président américain. L’auteur nous explique aussi qu’en Russie seul compte le privilège et la proximité du pouvoir, tout le reste est secondaire, même l’argent qui est la base de tout en Occident. En Russie l’argent ne protège pas de tout, un milliardaire est tout à fait libre de disposer de son argent, mais pas de peser sur le pouvoir politique, ceux qui l’oublient se retrouvent en prison. Un autre passage du livre nous parle de la solitude dans laquelle vit le Tsar. C’est là qu’il trouve sa force et c’est dans la distance qu’il maintient avec les autres que réside son autorité.
Bref, à travers les propos de Baranov nous avons un portrait plutôt flatteur du président russe et un aperçu de l’histoire contemporaine de la Russie vue par un Russe qui fut un des artisans de la construction du système en place. Tout cela est observé des hauteurs du pouvoir, on ne s’attarde pas sur les exactions jugées nécessaires pour réussir, les bombardements des écoles et des hôpitaux font partie d’un plan pour créer le chaos. La dimension humaine n’est jamais prise en compte, seuls comptent les ingrédients du succès: la stratégie, les rapports de force, la manipulation.
Dans une dernière partie effrayante, l’auteur sort du contexte purement russe pour aborder de façon générale l’impact des nouvelles technologies qui, il le rappelle, ont une origine militaire et sont conçues pour asservir, pas pour rendre libre. Il prévoit la prise de pouvoir de la machine et l’avènement d’un Dieu qui ne serait qu’un gigantesque organisme artificiel, créé par l’homme, mais capable, à partir d’un certain moment, de le surpasser.
Le Mage du kremlin est un roman édifiant et éclairant sur la Russie et son président. Il devrait être lu dans tous les ministères des Affaires étrangères et toutes les ambassades en Russie. Ce livre a remporté le Grand prix de l’Académie française et a frôlé le prix Goncourt 2022, il n’a été battu qu’à l’issue de 14 tours grâce à la voix prépondérante du président du jury Didier Decoin.
Extrait :
Khodorkovski fut arrêté à l’aube, dès que son jet toucha la piste de la ville sibérienne où il était allé conclure je ne sais quelle affaire. Les images du milliardaire menotté, escorté par des soldats des troupes spéciales, firent le tour du monde. Et eurent pour effet immédiat de rappeler que l’argent ne protège pas de tout. Pour vous, Occidentaux, c’est un tabou absolu. Un homme politique arrêté, pourquoi pas, mais un milliardaire, ce serait inimaginable, parce que votre société est fondée sur le principe qu’il n’existe rien de supérieur à l’argent. Ce qui est amusant, c’est que vous continuez à appeler les nôtres des « oligarques », tandis que les vrais oligarques n’existent qu’en Occident. C’est là que les milliardaires sont au-dessus des lois et du peuple, qu’ils achètent ceux qui gouvernent et écrivent les lois à leur place. Chez vous, l’image d’un Bill Gates, d’un Murdoch ou d’un Zuckerberg menotté est totalement inconcevable. En Russie, au contraire, un milliardaire est tout à fait libre de dépenser son argent, mais pas de peser sur le pouvoir politique. La volonté du peuple russe – et celle du Tsar, qui en est l’incarnation – prévaut sur l’intérêt privé quel qu’il soit.
Niveau de satisfaction :
(4,5 / 5)