Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2008 (Quaresma, decifrador)
Date de publication française : 2010 (Christian Bourgeois)
Genres : énigmes, déduction
Personnage principa : Abilio Quaresma, médecin non pratiquant
Ouf !! 540 pages bien tassées ! Une dizaine de nouvelles policières écrites par un des plus insaisissables écrivains portugais. Connu aujourd’hui surtout pour Le Livre de l’intranquillité, polémiste, romancier, poète et critique, Pessoa (1888-1935) a vécu la plus grande partie de sa vie à Lisbonne après avoir passé son enfance en Afrique du Sud (Durban). Il participe à la modernisation du Portugal dans le domaine littéraire et lutte contre la censure instaurée par Salazar au point de cesser de publier dans son pays.
Nombreux sont les textes qui n’ont pas été publiés et il n’est pas facile de les retrouver parce que Pessoa se plaisait à multiplier ses pseudonymes. Les histoires policières qu’on trouve dans ce recueil ont été composées de la fin de la guerre (sauf peut-être une ou deux) jusqu’à la mort de l’écrivain; il en existe plusieurs versions; certains textes retrouvés sont très incomplets ou en bonne partie illisibles, et c’est à tout un travail de détection et de reconstitution que se sont livrés les spécialistes pour aboutir au recueil que nous pouvons lire aujourd’hui. Dès Durban, l’idée et le plaisir de composer des histoires policières étaient nés. Puis, au moment où la censure paralyse l’imagination créatrice au Portugal, Pessoa note que « l’un des rares divertissements intellectuels qui restent encore à ce qui demeure d’intellectuel dans l’humanité est la lecture de romans policiers. Parmi le nombre d’heures heureuses que la vie me permet de passer, je compte comme ayant appartenu à la meilleure année celles où la lecture de Conan Doyle ou d’Arthur Morrison m’a fait porter ma conscience sur mes genoux ».
Toutes les nouvelles mettent en scène le médecin (non pratiquant) Abilio Quaresma, déchiffreur de charades, célibataire d’âge mûr, au physique peu imposant, souvent malade, intoxiqué par la nicotine et l’alcool, très cérébral (déductif) et peu émotif; Pessoa se projette en bonne partie dans ce personnage. Malgré l’allusion à Holmes, Quaresma est plus un déductif qu’un inductif : la plupart du temps, il se méfie de l’observation (du moins le prétend-il) et de la méthode expérimentale. J’ai quand même eu l’impression que ce parti pris se manifestait moins dans certaines nouvelles; mais, dans les plus importantes (L’affaire Vargas, Le parchemin dérobé), Quaresma méprise les méthodes d’enquêtes fondées sur l’attention, l’observation, la concentration et l’expérimentation au profit de la méthode déductive, c’est-à-dire de l’application rigoureuse à un cas particulier de ce que nous apprendrait un traité exhaustif de psychopathologie ou de caractérologie. Quaresma ne se réfère pas à une œuvre en particulier; c’est plutôt comme si son cerveau était constitué par un système de connaissances de ce genre. C’est pourquoi il n’y a pas de scène finale spectaculaire où les suspects seraient rassemblés et où le détective, avec quelques effets de manche, finirait par mettre la main sur le criminel. Quaresma n’a pas de tellement de goût pour le social ou le spectaculaire; il se contentera d’expliquer à un inspecteur, de son fauteuil, le raisonnement infaillible qui permet d’aboutir à la solution et de dévoiler le voleur ou l’l’assassin. L’inspecteur reste béat d’admiration et le coupable avoue spontanément, foudroyé par tant de lumière.
Hollywood ne chercherait pas dans ces nouvelles de quoi faire un film à grand déploiement avec effets spéciaux. L’affaire Vargas se lit un peu comme la Déduction transcendantale de Kant. Les policiers qui entourent Quaresma ressemblent aux disciples de Socrate qui se contentent de répondre oui ou non aux questions du maître. La description de la Lisbonne de cette époque est intéressante mais peu développée. Au début de chaque nouvelle, l’énigme est troublante et c’est un point fort du récit : variations sur le thème de la chambre close. Enfin, Quaresma est une création intéressante et originale. On a une assez bonne idée de ce qu’un roman complet et bien travaillé aurait pu donner.
Malheureusement, ce n’est pas le cas. Malgré la sympathie que suscite l’auteur et l’intérêt pour l’ensemble de son œuvre, les fragments d’intrigues policières qu’on nous propose aujourd’hui comptent trop de lacunes pour qu’un lecteur de romans policiers ne soit pas frustré. Chaque nouvelle est amputée d’une partie importante. Parfois, il s’agit d’une information essentielle qui manque; ou alors, un personnage important arrive à la toute fin; ou on identifie le criminel sans expliquer sa façon de procéder; ou un événement important ne nous a pas été dévoilé. Entendons-nous bien : ce ne sont pas des lacunes de Pessoa. C’est plutôt dû à l’état d’inachèvement et d’incomplétude des fragments retrouvés, malgré le formidable travail de reconstitution qui a été fait avec compétence, et dont les résultats enchanteront les inconditionnels de Pessoa et tous ceux qui s’intéressent à la littérature portugaise de la première moitié du XXe siècle.
Extrait :
Ainsi avons-nous quatre types de morbidité chez l’homme : le premier, où le sens objectif s’exalte et, à l’inverse, le subjectif se déprime; le deuxième, où le sens subjectif s’exalte et, à l’inverse, l’objectif se déprime; le troisième, où le sens de la relation s’exalte; le quatrième, où le sens de la relation se déprime.
Le premier, qui est normal chez les animaux, chez qui le sens objectif l’emporte de loin sur le subjectif, correspond, quand il apparaît chez l’homme, à l’idiot ou à l’imbécile. Le deuxième correspond au fou, qui est essentiellement la créature dont la vie subjective s’exalte au point de lui faire perdre la notion objective des choses. Le troisième correspond à l’homme de génie; car le génie, à mes yeux, et selon ce raisonnement, est l’exaltation morbide du sens de la relation, exaltation morbide qui a le curieux effet de produire un excès d’équilibre, une maladie de la lucidité qui n’est que lucidité. Le quatrième, enfin, correspond au criminel. Le criminel, dirai-je alors, est un idiot relationnel.
Le criminel n’est pas un fou, quoiqu’il puisse être fou, car, comme je l’ai dit, une maladie du sens de la relation peut coïncider avec une maladie des sens objectif et subjectif. Le criminel n’est pas l’idiot mental, encore que, pour la même raison que dans l’autre cas, il puisse être un idiot mental. Il est très rare, sauf exception, que le criminel soit un homme de génie, dans le vrai sens du terme, car, comme je l’ai exposé, le crime se fonde précisément sur le phénomène mental contraire à celui sur lequel se fonde le génie. Ce qui peut se produire, c’est qu’il y ait des moments, des phénomènes occasionnels de dépression du sens de la relation, comme il peut y en avoir chez l’homme normal. Je crois d’ailleurs que le seul cas où l’on peut rencontrer quelque chose de semblable à la conjonction du génie authentique et du crime est celui de Benvenuto Cellini.