Par Michel Dufour
Date de publication originale : 2022 (Sarek)
Date de publication française : 2023 (La Martinière)
Traduction (suédois) : Rémi Cassaigne
Genres : Thriller, géographique
Personnage principal : Anna Samuelsson, randonneuse
Prix du meilleur premier roman policier (Académie suédoise)
Quatre jeunes gens dans la trentaine se lancent à l’assaut du parc sauvage du Sarek, un des plus hauts massifs du nord de la Suède. Peu de gens s’y risquent : c’est loin, c’est haut, c’est désert, peu de centres de dépannage, pas de réseau pour les cellulaires. La température change rapidement : de la pluie, de la neige, toujours l’humidité, toujours le froid. Sans parler des montées à pic et des crevasses profondes. Kvensler est lui-même un randonneur expérimenté; son récit est illustré de paysages à couper le souffle, de couleurs inédites, de contrastes entre plusieurs sortes de bleu (le ciel, les torrents, les étendues de neige…), mais il ne conseille pas l’excursion dans le Sarek : « Entrés cinquantenaires au Sarek nous en étions sortis quelques jours plus tard septuagénaires ».
C’est sans doute pourquoi Anna et Henrik hésitent à accepter la proposition de Jacob, le nouvel ami de Milena. Les trois vieux amis avaient planifié d’aller plutôt du côté d’Abisko, mais Jacob leur répète que le Sarek est le nec plus ultra des vrais randonneurs. Très entreprenant, Jacob semble les convaincre, mais il suscite en même temps une certaine méfiance : arrivé à la dernière minute dans la vie de Milena, confiant en ses initiatives sans trop tenir compte du point de vue des autres, peut-être impliqué dans des procès pour violence selon la mémoire incertaine d’Anna, en tout cas aux tendances nettement dominatrices. L’expédition semble donc s’engager du mauvais pied.
Au début du roman, un hélicoptère vient d’ailleurs de rescaper Anna à peine consciente, en hypothermie, le corps meurtri, un bras cassé, et des marques de strangulation au cou. Transportée à l’hôpital, elle est interrogée par l’inspecteur Anders Suhonen. Au cours de nombreuses séances, Anna racontera ses souvenirs de cette terrible excursion dont plusieurs ne reviendront pas vivants.
Tout le talent de l’auteur consiste à nous faire vivre un huis clos en plein air. Réplique après réplique, incident après incident, l’atmosphère devient inquiétante, puis nettement étouffante. Le problème pour le lecteur est de savoir comment Anna est arrivée là; et que sont devenus les autres ? Par une description précise de la façon d’agir des personnages, l’auteur parvient à nous faire partager leur angoisse. La lourdeur des sacs à dos, l’humidité des vêtements, l’épuisement du corps, l’esprit brouillé et les sautes d’humeur, tout ça prend le dessus et il n’est pas possible de revenir en arrière. Eux aussi savent bien que ça va mal finir, mais ignorent comment et pourquoi. Et nous, comme eux, nous avons hâte de nous en sortir.
C’est un roman qui peut causer des insomnies. Pourtant, les personnages ne sont pas si sympathiques et le dénouement nous est en partie connu. Mais c’est comme une partie d’échecs entre Fischer et Spassky qu’on suivrait jusqu’au quarantième coup mais qu’il faudrait interrompre parce que la page suivante s’est perdue ! Bref : très difficile à lâcher. Et un final inattendu et subtil.
Extrait :
J’ai été réveillée par du bruit en provenance de l’autre tente. Je n’ai pas tout de suite compris ce que j’entendais, mais j’ai bientôt deviné que c’était Milena qui sanglotait et geignait. J’entendais aussi des bruits rythmiques de tissus frottés les uns contre les autres. Des gémissements et des grognements.
Ils avaient un rapport sexuel.
Je me suis redressée sur un coude et j’ai tendu l’oreille, à nouveau sur le qui-vive. Henrik dormait à côté de moi.
Oui, un rapport sexuel. Mais on aurait plutôt dit qu’il la brutalisait. Les bruits produits par Milena étaient étouffés, comme si on pressait une main sur sa bouche. Ils n’exprimaient pas la jouissance, mais la douleur. Des appels et des cris à travers la main de Jacob, plaintifs et hoquetants. Jacob gémissait et râlait de plus en plus fort.
Maudit animal !
J’ai secoué Henrik, qui semblait lui aussi se trouver inconsciemment sur la défensive (…)
« Écoute, ai-je murmuré. Tu entends ? » (…)
« Avant, on aurait dit qu’elle pleurait et criait, mais qu’il lui fermait la bouche. » (…)
Quelqu’un est sorti de la tente avant de s’éloigner. Je n’en étais pas certaine, mais ça ressemblait plutôt à Jacob.
« Milena ? » ai-je appelé tout bas (…)
« Oui ? », a fait la voix de Milena. Elle semblait provenir de loin,très loin. Elle avait une intonation curieuse, absente.
« Ca va ? ai-je demandé.
− Oui. Tout va bien.
− Sûre ?
− Oui. Bonne nuit. »
Niveau de satisfaction :
(4,3 / 5)
À noter que ce roman a déjà fait l’objet d’une chronique de la part de Raymond Pédoussaut: Sarek d’Ulf Kvensler