Mictlán – Sébastien Rutés

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2020 chez Gallimard
Genre : Roman noir
Personnages principaux : Gros et Vieux, chauffeurs de poids lourds

Gros et Vieux, deux chauffeurs, se relaient pour conduire 24 heures sur 24 un semi-remorque réfrigéré qui ne doit s’arrêter que pour faire le plein de carburant. Personne ne doit s’approcher du camion, ils doivent rouler sans arrêt, sans but précis, jusqu’à ce que leur chef les appelle. Ce sont les ordres stricts qu’il vaut mieux respecter pour rester en vie. La cargaison n’est pas ordinaire : 157 cadavres humains ! La raison de ce sinistre chargement: les élections. Le Gouverneur a été élu en promettant qu’il mettrait fin à la violence, ça n’a pas été le cas, bien sûr, ce qui ne l’empêche pas de vouloir se faire réélire. Alors tous ces cadavres tombent vraiment mal au moment des élections, d’autant plus que les morgues sont pleines et qu’il est difficile de les escamoter. Alors la solution trouvée pour les faire disparaître c’est de les charger dans un camion frigorifique et de rouler en attendant que les élections soient passées.

Pendant que l’un dort dans la cabine, l’autre conduit sur des routes droites et désertes. Peu d’action et peu de dialogues dans cette partie. Tout se passe dans la tête de ces hommes. Dans ces longs moments maussades, les pensées vagabondent. Et ces pensées sont sombres, elles reflètent l’épuisement physique, la déprime et le désenchantement. L’auteur alterne les points de vue des deux camionneurs et celui d’un narrateur extérieur. L’écriture est adaptée au moment : les phrases sont très longues, le rythme lent, le ton monocorde. Lorsque se produisent des péripéties, l’action est alors racontée par un observateur extérieur, les phrases deviennent courtes et sobres. L’écriture de Rutés varie admirablement comme les différents tempos d’une partition musicale.

Les deux chauffeurs sont des hommes en souffrance au passé sombre. Gros était homme de main, il s’est reconverti dans la conduite de camions pour fuir la violence et la mort qu’il a dû donner à plusieurs reprises. Sa reconversion ne lui apportera pas la tranquillité recherchée. Vieux est obsédé par le décès de sa fille. Il réinvente le scénario de sa mort. Il se demande aussi si son cadavre ne fait pas partie des 157 qu’il transporte. Vieux bascule lentement dans la folie. Deux hommes dans la promiscuité d’une cabine de camion, immensément seuls et dépendants l’un de l’autre.

Ce roman se déroule dans un pays (le Mexique, sans être nommé) où la mort est omniprésente. La mort violente, comme le montrent les nombreux macchabées entassés dans la remorque du camion. La vie n’a pas beaucoup de prix dans ce pays où on meurt constamment pour tout et n’importe quoi, un regard de travers ou un mot de trop. Malgré le côté macabre de cette histoire, le roman se termine de façon poétique et mystique dans une sorte de sérénité et d’apaisement.

Précisons pour terminer que le Mictlán est le lieu des morts où ils accèdent à l’oubli. L’intrigue de ce roman a été inspirée d’un fait réel : en septembre 2018, un semi-remorque contenant 157 cadavres a été retrouvé sur un terrain vague près de Guadalajara, au Mexique. Les morgues étaient pleines, les cimetières aussi, la loi mexicaine interdit la crémation des victimes de morts violentes : les autorités n’avaient trouvé que cette solution pour conserver les corps. (Précisions données par l’auteur).

Mictlán est un roman très noir et puissant où il est beaucoup question des morts et de la mort. Une sorte de complainte funèbre lancinante. Parfaitement réussi sur le plan littéraire.

Extrait :
Le monde est trop froid et trop noir.

Il a le choix. Une balle et il devient l’un des leurs. Une balle, ce n’est pas cher payé pour un peu de fraternité. Il s’imagine dans un sac en plastique noir bien propre, aligné avec les autres, parallèle, bien rangé. Les militaires feront probablement un grand brasier pour les brûler, et le semi-remorque avec. La première étoile. Gros ferait sous forme de fumée le même chemin qu’il s’apprête à faire. Son corps est gros, les cendres sont légères. Il est fatigué, il a beaucoup conduit et beaucoup tourné dans le désert. Il se dit qu’il ferait mieux de choisir lui-même quand s’arrêter. La fuite en avant n’existe pas, c’est toujours le même cercle. Là-haut, les étoiles aussi tournent en rond.

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

 

 

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